Le rejet de la communauté après une agression sexuelle comme «migration forcée»

Lorsque les femmes sont bannies de leur communauté suite à une agression sexuelle, ce rejet devrait être considéré comme un acte de migration forcée par les administrateurs des programmes de réparation des commissions de la vérité.

Depuis le milieu des années 1990 en République démocratique du Congo (RDC), le viol et les autres formes d’agression sexuelle sont devenues des armes de guerre répandues tout autant que des actes courants de la part des non-combattants. Ces actes sont menés d’une manière si brutale qu’ils entraînent souvent la mort ou un handicap sévère chez la victime. Une enquête auprès des femmes victimes d’agression sexuelle conduite en RDC par la Harvard Humanitarian Initiative a conclu qu’environ une sur quinze (6%) devait ensuite subir le rejet de sa communauté. Toutefois, 34% d’entre elles n’avaient pas répondu à la question concernant ce rejet, si bien qu’il est possible que ce type de situation soit en fait plus fréquent que cette enquête le laisse à penser.[i]

En RDC, mais de manière plus générale aussi, la victime est souvent perçue comme salie, infectée et contaminée par l’ennemi, et d’autant plus si elle est tombée enceinte suite au viol subi: les femmes à qui ceci arrive sont cinq fois plus susceptibles d’être rejetées par leur communauté que celles qui ne tombent pas enceintes. Souvent, ces femmes souffrent aussi de handicaps physiques résultant de la brutalité du viol, si bien qu’elles sont perçues comme des «biens endommagés».[ii] Il arrive alors que ces femmes soient rejetés par leur époux, leur famille ou leur communauté, ce rejet étant perçu comme un moyen de se prémunir contre la maladie ou encore justifié par la soi-disant perte de valeur de la femme au sein la société ou relativement au mariage.

De nombreux rapports ont aussi conclu que le viol, lorsqu’il est utilisé comme arme de guerre, n’est pas commis comme un crime privé contre une personne particulière. Le corps de la femme est une représentation symbolique de l’homme ou des hommes à l’autorité duquel ou desquels elle est soumise, si bien que «les auteurs du viol considèrent le corps de la femme comme un élément du butin de guerre, comme des biens à saisir ou endommager et comme un territoire à occuper».[iii] Parallèlement, la femme est couverte de honte pour ne pas être capable de défendre sa pureté, sa vertu ou son honneur. Et lorsque les victimes de viol continuent de vivre dans leur communauté, elles sont la représentation vivante de l’incapacité des hommes à les protéger.

Ces victimes rejetées et leurs «enfants du viol» sont souvent condamnés à une vie dénuée du soutien économique et social de leur époux, de leur famille et de leur communauté, et se retrouvent souvent sans accès aux soins de santé essentiels, sans compétences professionnelles et sans logement permanent.

Le rejet de la communauté en tant que migration forcée?

Selon la Commission Accueil, vérité et réconciliation établie au Timor-Leste, le déplacement forcé est défini simplement comme «une situation dans laquelle les personnes quittent leur lieu de vie sous la contrainte ou parce qu’elles ont décidé elles-mêmes qu’il serait dangereux de ne pas partir au vu des circonstances». Quant à la Commission Vérité et réconciliation établie au Liberia, elle le définit comme un acte par lequel «l’auteur de l’acte a expulsé, ou transféré ou déplacé par la force vers un autre État ou un autre lieu, sans qu’aucun motif prévu par le droit international ne l’autorise, une ou plusieurs personnes en recourant à l’expulsion ou tout autre action coercitive. Les personnes concernées étaient présentes en toute légalité sur le lieu dont elles ont été expulsées ou transférées.» Les femmes victimes de violence sexuelle comme celles de l’Est de la RDC sont forcées de quitter leur communauté après avoir subi une agression sexuelle en temps de guerre; elles ont été victimes d’un acte qui leur a été imposé et qui entraîne leur expulsion de la communauté. De surcroît, les commissions vérité susmentionnées ne précisent aucunement la distance à laquelle une personne doit être déplacée de chez elle pour pouvoir être considérée comme une «personne déplacée»; n’importe quelle femme qui a quitté sa communauté, ou même qui est forcée de vivre en marge de celle-ci, pourrait donc répondre aux définitions énoncées. Ainsi, si une définition semblable du «déplacement forcé» était utilisée par une future commission vérité en RDC ou ailleurs, les femmes bannies de leur communauté seraient dans leur droit de se présenter devant telle commission en tant que victime du déplacement forcé.

Il existe quatre grandes raisons pour lesquelles le rejet par la communauté devrait être considéré comme un déplacement forcé. Premièrement, les mécanismes de justice transitionnelle, tels que les commissions vérité et les politiques de réparation, manquent la plupart du temps de faire la distinction entre la manière dont les hommes et les femmes vivent les conflits, et de prendre en compte ces différences. Historiquement, ces mécanismes post-conflit ont plutôt considéré et accepté les expériences des conflits vécues par les hommes comme les représentations fidèles des expériences des deux genres. Par conséquent, la voix des femmes est restée souvent sans écho et ce sont généralement les dernières à avoir obtenu réparation pour les expériences qu’elles ont traversées. Tout moyen de mieux tenir compte des expériences et des besoins des femmes au cours du processus de réparation constituerait donc une avancée.

Deuxièmement, c’est la même attitude sociétale qui entraîne le rejet des femmes agressées qui rend également difficile, pour ces femmes, d’oser partager leur vécu devant une commission vérité ou un comité de réparation. L’expérience passée met d’ailleurs en lumière une sous-représentation indéniable des femmes signalant les violences sexuelles subies. S’il était possible d’enregistrer les femmes victimes d’agression sexuelle et rejetées par leur communauté sous la catégorie «déplacement forcé» en plus ou au lieu de la catégorie «agression sexuelle», on observerait peut-être alors une augmentation importante du nombre de femmes disposées à se porter témoin devant une commission vérité et à réclamer les réparations auxquelles elles ont droit.

Troisièmement, ce terme supplémentaire et moins sexué pourrait permettre aux femmes d’accéder plus facilement aux réparations mais aussi accroître leur montant, ou encore multiplier les types de réparations auxquelles elles ont droit. Les réparations sont la plupart du temps octroyées en fonction des violations subies, ce qui signifie par exemple que les victimes d’agression sexuelle, en plus de recevoir une indemnisation financière, se voient souvent recommander de suivre une thérapie et un traitement pour leurs séquelles physiques. Dans nombre des pays ayant accueilli une commission vérité, à l’instar de la Sierra Leone ou du Timor-Leste, les femmes n’avaient pas ou avaient très peu de titres de propriété officiels sur les terres, si bien qu’elles se sont trouvées désavantagées lors du processus formel de restitution. Comme les réparations accordées aux migrants forcés se sont généralement attachées à leur besoin de retrouver un logement ou de recouvrer leur propriété, l’inclusion des femmes bannies parmi la population des déplacés pourrait augmenter leurs chances d’accéder à ce type de réparation, et pourrait représenter un pas en avant vers une plus grande égalité entre les sexes dans la société.

Enfin, accorder plus d’importance aux préjudices physiques qu’aux autres préjudices peut finir par donner une vision déformée des expériences vécues par les femmes lors des conflits. Même les commissions vérité qui ont tenté de mieux tenir compte des questions propres aux femmes et des questions de genre ont la plupart du temps limité la victimisation subie par les femmes aux seules violences sexuelles, donnant ainsi seulement une image partielle de la réalité et renforçant par là-même les inégalités sociétales. Il est donc essentiel que les programmes de réparation reconnaissent le bannissement de la communauté suite à une agression sexuelle comme une forme de déplacement forcé, non seulement pour les femmes concernées qui pourront plus facilement accéder aux réparations mais aussi pour la société en général.

 

AJ Morgen ajmorgen@gmail.com est doctorante en Relations internationales et diplomatie à l’American Graduate School de Paris et coordinatrice du plaidoyer international pour Friends of Orphans (Ouganda).

Consultez également Revue des migrations forcées no36, République démocratique du Congo: Passé. Présent. Avenir? www.fmreview.org/drcongo et Revue des migrations forcées no27 Les violences sexuelles: arme de guerre, entrave à la paix www.fmreview.org/sexualviolence



[i] Harvard Humanitarian Initiative. Characterizing Sexual Violence in the Democratic Republic of the Congo; Profiles of Violence, Community Responses, and Implications for the Protection of Women. (Caractériser les violences sexuelles en République démocratique du Congo; profils de la violence, réponses communautaires et implications pour la protection des femmes). Open Society Institute, http://tinyurl.com/HHI-SexualViolenceinDRC

[ii] Consultez Jessica Keralis «Au-delà du silence: La violence sexuelle dans l’est de la RDC» dans la Revue des migrations forcées no 36 www.fmreview.org/DRCongo/keralis.htm et les autres articles à ce sujet.

[iii] InterPares, «Women’s Struggles For Justice: A Roundtable on Confronting Sexual Violence in Armed Conflict» (Les luttes des femmes pour la justice: Une table ronde pour confronter la violence sexuelle et les conflits armés), février 2009http://tinyurl.com/InterPares-SVinArmedConflict

 

 

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