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Violence criminelle et déplacement au Mexique

Selon des informations officielles du gouvernement mexicain, 47 000 personnes auraient été tuées suite à l’intensification de la violence criminelle qui a débuté en 2007. Les estimations de la société civile plaçaient déjà ce chiffre à 70 000 en avril 2012. Les déplacements de civils ont été l’un des effets conséquents de la guerre de la drogue au Mexique.

Les organisations de la société civile, les institutions universitaires et les médias ont progressivement commencé à documenter les cas et les schémas de déplacements forcés causés par la violence des cartels de la drogue, et ont cherché à clarifier les différentes formes de mobilité humaine pour établir une distinction entre la migration forcée et celle qui ne l’est pas. Globalement, la proportion de personnes qui quittent des municipalités violentes est quatre à cinq fois plus élevée que dans des municipalités avec des conditions socioéconomiques similaires mais dans lesquelles il n’y a pas de violence.

Outre le déplacement des Mexicains eux-mêmes, c’est la sécurité des migrants d’Amérique Centrale et du Sud en route vers les États-Unis à travers le Mexique qui est maintenant gravement menacée du fait de cette augmentation de l’insécurité et de la violence des cartels de la drogue. On estime que 70 000 migrants d’Amérique Centrale et du Sud auraient disparu depuis 2007 alors qu’ils traversaient le Mexique.[1]

Un tel contexte soulève la question suivante: à quel moment la violence criminelle devient-elle une crise humanitaire? Au Mexique, par son intensité et son omniprésence il ne fait aucun doute que la violence constitue une menace générale à la vie: de 50 à 70 000 personnes tuées sur une période de six ans, cela représente indubitablement une perte énorme en vie humaine. En outre, des enlèvements systématiques et à grande échelle de migrants ainsi que des exécutions en masse de ces mêmes migrants représentent une menace généralisée à la vie et à l’intégrité physique, et donc une crise humanitaire. Finalement, la violence est également associée à une perte des moyens d’existence et de subsistance qui pousse les personnes à se déplacer.

Dans le contexte d’un conflit interne la violence et l’insécurité ne sont pas des éléments indispensables pour que la situation soit qualifiée de crise humanitaire mais l’existence d’un conflit aurait pour conséquence de conforter l’opinion selon laquelle la situation de violence au Mexique représente bien une crise humanitaire. De fait, une analyse à première vue de la violence au Mexique effectuée en appliquant les critères établis par le DIH montre que la situation remplit la plupart des conditions qui déterminent l’existence d’un conflit armé non-international, même si les cartels de la drogue mexicains n’ont pas d’objectif politique ou d’idéologie.  

Quel niveau de protection les cadres juridiques existants offrent-ils?

Toutes les sociétés connaissent des actes contraires à la législation pénale (comme les vols à main armée, les agressions, les viols et les meurtres) qu’elles traitent principalement à travers une justice de rétribution centrée sur la punition des contrevenants sans tenir nécessairement compte de l’impact des crimes sur les victimes. Cette tendance à ne pas tenir compte des victimes, notamment des victimes qui migrent pour cause de violence criminelle, devient particulièrement significative dans des contextes de violence criminelle intense comme c’est le cas au Mexique.  

Le cadre juridique existant en matière de protection internationale, à savoir les différents instruments universels ou régionaux, légalement contraignant ou non, du droit des réfugiés, du DIH et du droit des droits de l’homme, insistent suffisamment sur les droits, les besoins et les vulnérabilités des victimes, y compris celles qui se déplacent pour cause de violence criminelle ou sont affectées par cette violence. Mais la structure de la protection centrée sur le caractère forcé ou contraint du mouvement en tant que déclencheur ne répond pas adéquatement aux circonstances complexes de la mobilité des personnes dans des contextes de violence criminelle.

L’identification sous forme descriptive des personnes susceptibles d’être des PDI contenue dans les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays inclut les personnes qui fuient «des situations de violence généralisée». La réalité dans certaines localités au Mexique peut être considérée comme étant une situation de violence généralisée. En vertu des Principes directeurs, l’élément de contrainte est indispensable pour que les personnes concernées puissent être considérées comme des PDI. Mais dans certaines circonstances, les personnes se déplacent parce que leur source de revenu a diminué ou que ce revenu devient plus aléatoire du fait d’une invasion de la violence et de l’insécurité. Certaines personnes à Ciudad Juárez, par exemple, se sont déplacées parce que la violence et l’insécurité menaçaient l’existence de leurs petites entreprises qui devenaient moins rentables ou risquaient la faillite à mesure que les clients cessaient d’acheter ou de venir manger dans ce quartier où ils étaient installés. Dans de tels cas, même si les gens n’ont pas été directement contraints de s’enfuir, leur déplacement n’impliquait certes pas non plus, un choix entièrement libre.  

Une interprétation élargie des Principes directeurs pourrait apporter une certaine assistance aux personnes se trouvant dans ces types de situations. Les personnes qui se déplacent à la recherche d’une source de revenu mais qui n’auraient pas choisi de se déplacer sans les impacts négatifs de l’insécurité et de la violence sur leurs moyens d’existence – en d’autres termes, les personnes qui ne se déplacent pas uniquement dans le but d’améliorer leur situation économique du fait d’un choix librement consenti – mériteraient d’être protégées en tant que PDI au motif qu’elles ont été forcées de se déplacer à cause du climat d’insécurité régnant.

Les personnes qui traversent des frontières pour trouver la sécurité et fuir la violence criminelle, directement à la suite à de menaces ou parce qu’elles les anticipent, sont spécifiquement couvertes par la définition élargie d’un réfugié selon les termes de la Déclaration de Cartagena de 1984, qui inclut les personnes qui fuient la menace que constitue «la violence généralisée, … une violation massive des droits de l’homme ou d’autres circonstances ayant perturbé gravement l’ordre public.»[2] En vertu de la Convention de 1951 sur les réfugiés, la protection est octroyée au cas par cas aux personnes qui peuvent démontrer des craintes de persécution bien fondées se rapportant à l’un des cinq motifs énumérés dans la Convention.  

Une protection complémentaire pourrait également s’appliquer aux personnes ayant fui une situation de violence criminelle, mais son seuil d’applicabilité – en vertu de la Convention contre la torture (CCT), par exemple – rend cette possibilité de protection encore plus ténue.[3] Les demandeurs d’asile pourraient également bénéficier d’une protection complémentaire en vertu de l’article 16 de la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées qui interdit le refoulement d’une personne vers un État s’il existe des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être victime d’une disparition.[4]

Les instruments régionaux des droits de l’homme fournissent également une possibilité de protection. La Qualification  Directive du Conseil de l’Union européenne prévoit une interdiction similaire contre le renvoi dans son article 2(e) relatif à la protection subsidiaire. Cet article s’applique aux ressortissants d’un pays tiers et aux personnes apatrides qui ne remplissent pas les conditions d’octroi du statut de réfugié mais qui ont tout de même besoin d’une protection internationale et qui, si elles étaient renvoyées dans leur pays d’origine ou de résidence, courent un risque réel de subir «une atteinte grave», c’est-à-dire qu’elles sont confrontées à la peine de mort ou à une exécution ; à des tortures, des traitements dégradants ou des punitions; «ou s’il existe une menace grave et individuelle à la vie d’une personne civile du fait d’une violence indiscriminée dans des situations de conflit armé international ou interne.» Déterminer dans quelle mesure la situation en vigueur au Mexique peut être considérée comme une situation de conflit armé interne a un impact réel sur l’applicabilité de ce type d’assistance.

La protection à l’intérieur du Mexique et l’asile aux États-Unis

La réponse face au déplacement interne à l’intérieur même du Mexique s’est trouvée limitée principalement par une absence de volonté de reconnaître le problème et de s’y attaquer de manière systématique. Le gouvernement mexicain n’est toujours pas prêt à reconnaitre entièrement que la violence des cartels pousse les gens à se déplacer (sous la contrainte ou non), et, depuis le déclenchement de la violence, il n’a toujours pas mis en place de mécanismes pour répondre au déplacement.

Il existe toutefois deux exceptions, le Bureau pour les victimes de crime (Províctima) qui a été créé par décret présidentiel en septembre 2011 avec pour mandat d’aider les personnes victimes d’enlèvement, de disparition forcée, d’homicide, d’extorsion et de trafic humain, et la Commission nationale des droits de l’homme qui depuis 2011, enregistre les plaintes des personnes déplacées par la violence et prépare un protocole en vue d’orienter l’attention qu’elle porte aux PDI.

Même s’il est puissant et professionnalisé le gouvernement fédéral est sans aucun doute peu enclin à demander le soutien d’agences humanitaires étrangères et multilatérales dont l’intervention serait toutefois nécessaire au niveau local. Les gouvernements locaux dans la juridiction desquels sévit la violence manquent de ressources, sont rongés par la corruption, et sont cooptés par ces groupes illégaux qu’ils sont supposés combattre. Ils sont donc incapables d’offrir une quelconque protection aux populations affectées par la violence.

La réponse des autorités américaines face aux demandes d’asile liées à la violence des cartels de la drogue au Mexique sert d’exemple pour examiner les possibilités de protection que le régime des réfugiés offre aux personnes qui fuient la violence criminelle en traversant des frontières. Les statistiques relatives aux demandes d’asile acceptées déposées par des Mexicains fuyant la violence des cartels de la drogue d’une part, et le raisonnement juridique sur lequel s’appuient les décisions de justice à cet égard d’autre part, suggèrent que cette voie reste tout à fait limitée en tant que forme de protection.  

La majorité des 203 cas d’appel analysés ont été rejetés au motif que les intéressés n’étaient pas à même de démontrer une crainte bien fondée de persécution. Les demandeurs, qui apparaissaient dans leur majorité dans des cas défensifs en attente d’expulsion des États-Unis – ont tenté sans succès d’argumenter qu’ils faisaient partie d’un groupe social persécuté par le crime organisé. 

Les cas dans lesquels l’argument avancé pour justifier la fuite et demander l’asile se fondait sur la crainte face à la violence généralisée ainsi que sur les conditions d’instabilité à l’intérieur du pays ont été rejetés. Les tribunaux ont statué que la crainte relative à «la situation générale du pays» ou à «une violence indiscriminée» ne constituait pas un motif d’asile, à moins que les victimes n’aient été ciblées en vertu de l’un des motifs de protection. Les cas qui ont été acceptés sont ceux où les plaignants disposaient de preuves spécifiques (nom des membres du cartel ou de la police, rapports de police ou attestations d’hospitalisation, et dépositions de témoins). Ces personnes étaient également en mesure de démontrer et d’expliquer pourquoi et de quelle manière elles craignaient des persécutions (c’est-à-dire de spécifier qui était susceptible de leur porter atteinte).   

Conclusions

Une caractéristique des environnements dans lesquels la violence criminelle est endémique est le fait qu’elle pousse, de différentes manières, les personnes à se déplacer sous l’effet d’une contrainte directe et de menaces physiques, soit du fait de la dégradation de l’environnement général et de la qualité de vie, soit parce que leurs possibilités de subvenir à leurs besoins s’érodent. La violence criminelle au Mexique est une cause de déplacement et elle affecte également la mobilité humaine, en créant – par son intensité et son omniprésence – une véritable crise humanitaire. C’est pourquoi les États concernés et la communauté internationale doivent opérer un changement fondamental dans les réponses qui y sont apportées, qu’il s’agisse de sanctionner ou de combattre les délinquants ou d’accorder une attention pleine et entière aux besoins des victimes, y compris des migrants.

Le cadre international de protection existant prévoit ce type d’attention centrée sur les besoins et les vulnérabilités des personnes qui se déplacent pour cause de violence criminelle. À travers de nouvelles interprétations des normes juridiques existantes, des personnes qui, à l’évidence, ne tombent pas dans les catégories juridiques prévues pourraient potentiellement bénéficier de protection. Une interprétation élargie des Principes directeurs pourrait inclure dans la catégorie des PDI, les personnes qui fuient sans avoir subi une contrainte directe mais dont le déplacement ne résulte pas d’un libre choix. De même, interpréter de manière novatrice les motifs d’asile contenus dans la Convention sur les réfugiés pourrait offrir une aide aux personnes se trouvant dans ce type de situations.

Toutefois, même si l’interprétation des cadres juridiques existants peut en principe offrir une certaine protection, c’est leur application pratique qui constitue le défi le plus important. En l’absence d’une réponse de la part de l’État face aux personnes déplacées par la violence au Mexique, il revient aux agences humanitaires de s’impliquer et de tenter de protéger les personnes qui subissent la violence et se déplacent. Il est toutefois rare que les situations d’insécurité causées par la violence criminelle tombent dans le cadre du mandat et de la mission des agences humanitaires ; aucune des agences internationales se trouvant actuellement au Mexique n’a jusqu’ici mis en place de programme pour répondre aux impacts de la violence criminelle sur les communautés locales. Et jusqu’à présent le gouvernement mexicain n’a pas sollicité la collaboration des agences internationales en relation à la violence perpétrée par les cartels de la drogue ; le faire reviendrait à reconnaître que le pays est confronté à une crise humanitaire ou se trouve dans une situation de conflit armé. 

 

Sebastián Albuja sebastian.albuja@nrc.ch est Chef du département Afrique et Amériques de l’Observatoire des situations de déplacement interne du Conseil norvégien pour les réfugiés. www.internal-displacement.org



[1] Sherman, C. Central American Mothers Look for Missing Migrants, Associated Press, 2012. http://bigstory.ap.org/article/central-american-mothers-look-missing-migrants.

[3] www.hrweb.org/legal/cat.html Le terme torture, tel que défini dans le cadre de la Convention contre la torture, contient une exigence de dimension publique qui signifie que pour qu’un acte soit considéré comme un acte de torture il doit avoir été perpétré par un agent public, ou avec le «consentement» ou l’approbation d’un agent public.

[4] Veuillez noter, tout particulièrement en référence à la situation des demandeurs d’asile mexicains aux États-Unis, que les États-Unis ne sont pas partie à la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Le texte de la Convention est disponible en ligne sur: www.ohchr.org/EN/HRBodies/CED/Pages/ConventionCED.aspx

 

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