La réinstallation est un domaine de la politique en matière de réfugiés qui échappe bien trop souvent à l’examen critique. Elle est souvent considérée comme intrinsèquement bénéfique et sert de moyen pour permettre à des pays distants et des membres progressistes de la société civile de se convaincre qu’ils « font changer les choses ». Et pourtant, eu égard à sa prééminence historique et culturelle dans les principaux pays de réinstallation comme les États-Unis, le Canada ou l’Australie, les objectifs et les résultats de la réinstallation échappent souvent au débat ou à l’examen.
De nombreuses politiques européennes récentes en matière de réinstallation ont émergé comme des réponses instinctives face à la « crise » européenne des réfugiés. Par exemple, le Programme de réinstallation des personnes vulnérables du Royaume-Uni a été étendu à 20 000 Syriens pour une seule et unique raison : le lendemain du jour où le corps du petit réfugié syrien Alan Kurdi avait fait la une de tous les journaux britanniques, la réinstallation était devenue la réponse.
Le but de la réinstallation est spécifié avec une imprécision surprenante. Il s’agit apparemment d’un outil de protection, d’une solution durable, d’un moyen pour influencer stratégiquement d’autres solutions durables ainsi que d’une forme de partage du fardeau et de solidarité internationale. Cependant, l’impact de la réinstallation n’est pratiquement jamais mesuré par rapport à l’un des objectifs qu’elle est supposée remplir. Parce que ses buts et ses objectifs sont spécifiés avec tellement d’imprécision, il n’existe pas de points de repère ou d’indicateurs qui pourraient permettre de demander aux gouvernements de rendre des comptes de leurs pratiques en matière de réinstallation ou qui seraient susceptibles d’en mesurer concrètement les résultats. Il n’est donc pas surprenant que les politiciens trouvent particulièrement difficile de justifier la réinstallation face à l’électorat.
Quelques faits provocateurs tendent tout de même à suggérer pourquoi certaines préoccupations seraient dignes d’être prises en considération. La réinstallation est constamment réservée à une minorité : c’est une option proposée à moins de 1 % des réfugiés dans le monde. Ce n’est souvent pas l’option que les réfugiés veulent : 70 % des quelques 100 000 réfugiés syriens que le HCR a approché en leur parlant de réinstallation au Canada fin 2015 ont affirmé ne pas vouloir être réinstallés au Canada. Elle entraine une attribution inéquitable des ressources : nous dépensons environ 135 dollars US par réfugié qui se trouve en occident pour chaque dollar US que nous dépensons par réfugié qui se trouve dans une région en développement[1].
Dans ces conditions, pourquoi les États occidentaux persévèrent-ils avec la réinstallation ? Pourquoi la réinstallation est-elle le moyen par défaut qu’un pays comme les États-Unis choisi pour soutenir les réfugiés ? Les raisons sont nombreuses. Certaines sont culturelles et historiques, et certains pays ou régions ont un engagement de longue durée à l’égard de la réinstallation. Mais il existe également une économie politique sous-jacente. L’« industrie de la réinstallation » représente des milliards de dollars chaque année pour les ONG et les organisations de la société civile qui y participent. Aux États-Unis le lobbying exercé – principalement par des organisations confessionnelles – dans les capitales des États et à Washington DC pour obtenir des places de réinstallation est important, notamment pour des groupes spécifiques. La réinstallation fait du bien et elle est une expérience cathartique.
Mais la réinstallation remplit également de plus en plus une fonction non verbalisée de gestion de la migration. Elle contribue à légitimer certains modes d’entrée pour certains réfugiés, et en prive d’autres de cette même légitimité. Que certains pays où la tradition de réinstallation est la plus fortement ancrée soient aussi les pays dans lesquels l’asile spontané est considéré avec scepticisme n’est certainement pas une coïncidence. En Australie, par exemple, ceux qui arrivent de manière spontanée sont traités de « resquilleurs ».
Rien de tout cela ne constitue un argument justifiant de ne pas s’occuper de réinstallation. La réinstallation représente potentiellement une part importante de l’arsenal permettant de protéger et d’assister les réfugiés. Mais ce qui a manqué jusqu’ici est une base de connaissances capable d’étayer empiriquement les acquis de tout ce qui est placé dans cette catégorie générale de la « réinstallation ». Quelles sont dans les faits les personnes qu’elle aide – contribution mise à part à la survie de l’industrie de la réinstallation – et sur quelle base ? Alors que la réinstallation est progressivement et plus génériquement redéfinie comme un ensemble de « voies » de telles questions deviennent plus pressantes que jamais.
Améliorer la base de données
Si l’on compare la réinstallation à d’autres domaines des études sur les réfugiés, on constate un manque criant de recherche sur la réinstallation. Il s’agit de l’un des domaines les moins étayés par une base de données de la politique sur les réfugiés, une pratique guidée par des convictions, des habitudes et la culture. Bien trop souvent les politiques en matière de réinstallation s’appuient sur des précédents historiques et sur des pressions efficaces, plutôt que sur des objectifs clairement définis et des voies soigneusement comprises en vue d’obtenir un impact.
Les détracteurs de la réinstallation ont bien souvent recours à des affirmations sans fondements empiriques : il s’agirait d’un « facteur d’attraction » qui inciterait les migrants à se rendre dans les pays de premier accueil de la région d’origine et l’assistance humanitaire dans la région serait une alternative plus efficace que la réinstallation. Les partisans de la réinstallation quant à eux avancent, par exemple, qu’elle réduit les arrivées spontanées de demandeurs d’asile au-delà de la région d’origine et qu’elle renforce l’engagement à l’égard des normes d’asile des pays d’accueil dans le monde en développement. Très peu de ces affirmations – des deux côtés de l’argument – sont nécessairement fausses ; elles n’ont tout simplement pas été corroborées.
Différents documents successifs du HCR ont souligné l’éventail de fonctions que rempli la réinstallation. Et pourtant peu de recherches ont été menées pour montrer si, et dans ce cas, comment, la réinstallation réellement remplit ces différents types d’objectifs. Mais par le biais de recherches, ces fonctions supposées pourraient être corroborées de manière empirique. Tous les objectifs de la réinstallation correspondent à des hypothèses spécifiques qu’il est possible de tester :
Fonction de la réinstallation |
Exemple d’hypothèse à tester |
Partage de la responsabilité et solidarité internationale |
Influence-t-elle le comportement du pays d’accueil ? |
Protection |
Atteint-elle les individus les plus vulnérables ? |
Utilisation stratégique |
Suscite-t-elle d’autres solutions durables ? |
Compréhension publique |
Entraine-t-elle un soutien public plus important ? |
Contrôle des arrivées massives |
Empêche-t-elle les États d’accueil de recourir au refoulement ? |
À ce jour, les recherches sur la réinstallation se sont centrées principalement sur trois grands domaines. Premièrement, une narration descriptive de l’évolution de la politique de réinstallation. Deuxièmement, un travail sur l’intégration sociale des réfugiés réinstallés. Troisièmement, les dimensions culturelles de l’expérience de la réinstallation. Le corpus de travaux existants a laissé des lacunes dans des domaines importants. D’un point de vue méthodologique, les recherches quantitatives ou comparatives qui auraient pu éclairer les pratiques sont restées limitées. Thématiquement, des lacunes subsistent. Les politiques ont rarement été examinées : comment fonctionne «l’industrie de la réinstallation », et quelles sont les relations de pouvoir et les intérêts en jeu qui soutiennent les pratiques en vigueur au plan mondial, national et local ? Davantage de travail doit être consacré à l’économie : qu’est qui explique la variation des résultats pour les réfugiés réinstallés ? D’un point de vue anthropologique, la majorité des travaux existants sont spécifiques à chaque pays donné plutôt que de tenter de comprendre la réinstallation en suivant la trajectoire des réfugiés à travers le processus de réinstallation dans sa globalité.
Améliorer la coordination
De plus, de bonnes politiques de réinstallation exigent un minimum de collaboration internationale pour être efficaces. Prises individuellement les contributions de la plupart des pays de réinstallation ne sont qu’une goutte dans l’océan ; collectivement elles ont beaucoup plus de chance d’avoir un impact. Et pourtant la réinstallation souffre d’un manque de coordination au plan international. Au-delà des Consultations tripartites annuelles du HCR, la plupart des États négocient leurs engagements de réinstallation avec le HCR de manière bilatérale sans coordonner entre eux leurs politiques de réinstallation. Cela signifie que la globalité des contributions en matière de réinstallation ne réussit pas à dépasser la somme de ses composantes.
En vue d’être efficace, la réinstallation ne peut pas être conçue comme un élément détaché de l’ensemble du régime des réfugiés mais bien comme une partie intégrante d’une vision stratégique plus globale. Il faut qu’elle fasse partie d’un ensemble de réponses complètes face à différentes situations spécifiques de réfugiés dans le monde et qu’elle soit envisagée en association avec d’autres réponses dans les États d’accueil du monde en développement et dans les pays d’origine. Mais jusqu’à présent il n’y a pas eu de stratégie d’ensemble et les conversations autour de la réinstallation se préoccupent davantage des politiques de réinstallation en vigueur dans un pays donné que de trouver des réponses cohérentes à des situations spécifiques de réfugiés.
La première chose nécessaire est un objectif collectif en matière de réinstallation. La fonction unique primordiale de la réinstallation est d’être une voie pour sortir de l’impasse. À l’exception des individus les plus vulnérables, il est possible d’argumenter qu’il est justifiable de faire attendre les réfugiés dans un pays voisin de leur région d’origine pendant un certain temps. Mais au-delà d’une certaine période – qu’il s’agisse de cinq ou 10 ans – la situation devient cruelle et inhumaine. Dans le cadre d’une réponse globale, c’est à travers cette fonction de « voie pour sortir de l’impasse » que la réinstallation peut être la plus appropriée, une voie qui permet à la communauté internationale de coordonner la fin de certaines situations prolongées de refuge.
Le deuxième élément nécessaire reste toutefois un « intermédiaire » de réinstallation plus proactif. À l’heure actuelle, des gouvernements individuels déterminent leurs priorités de réinstallation et le HCR les aide à remplir leurs objectifs. Une vision stratégique de la réinstallation dirigée par le HCR en tant que composante d’un ensemble complet de réponses à différentes situations spécifiques de réfugiés serait une option bien plus cohérente. Le Cadre d’action global pour les réfugiés[2] qui est en cours de développement sous l’égide du Pacte mondial pourrait constituer l’espace logique le plus approprié pour l’élaboration d’un tel rôle.
Alexander Betts alexander.betts@qeh.ox.ac.uk
Professeur en migration forcée et affaires internationales, et Directeur du Centre d’études sur les réfugiés, Université d’Oxford www.rsc.ox.ac.uk
[1] Betts A et Collier P (March 2017), Refuge: Transforming a Broken Refugee System Penguin Allen Lane
[2] Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants, A/RES/71/1, Appendice 1, para. 18 www.un.org/en/development/desa/population/migration/generalassembly/docs/A_RES_71_1_E.pdf