Le climat d’instabilité et d’incertitude que l’on rencontre habituellement dans les États fragiles contribue à créer un terreau fertile pour les problèmes psychologiques et les questions de santé mentale, ainsi que pour les risques de troubles physiques. Les individus qui vivent dans de tels environnements ont plus de probabilité de subir des traumatismes à une échelle dont on ne saurait avoir conscience ailleurs dans le monde. La communauté psychiatrique, à l’heure de décider comment il convient d’ajuster au mieux la pratique et le traitement lorsqu’il s’agit de travailler dans des États fragiles doit être capable d’examiner de nombreux aspects de l’environnement familier à ce groupe social particulier.
Il est tout à fait possible que les circonstances dans lesquelles le psychiatre évolue lui dictent le travail qu’il peut accomplir. Les équipes de chercheurs et de psychiatres qui doivent bien souvent déterminer dès leur arrivée les niveaux de détresse psychologique et examiner les questions de santé mentales risquent de se trouver confrontés à toute une série de restrictions, parmi lesquelles des limitations concernant les soins de santé en général, une incapacité à adopter une approche multidisciplinaire et un accès réduit aux psychotropes et aux autres médicaments. Il est donc nécessaire dans un environnement de ce type d’adapter les méthodologies traditionnelles en tenant compte avant tout des plans de traitement qu’il est réaliste d’envisager.
À l’intérieur des camps de réfugiés ou des zones de sécurité dans lesquels les conditions de vie sont élémentaires et où les structures de gouvernance ou de contrôle sont limitées, la violence peut faire irruption sans préavis, les services peuvent être attaqués ou isolés de toute assistance extérieure, des perturbations politiques ou économiques peuvent survenir, et la politique gouvernementale peut changer à n’importe quel moment. Même si les séances de thérapie cognitivo-comportementales intensives et à court terme – habituellement utilisées une fois que la détresse immédiate du patient a été soulagée – rencontrent habituellement du succès lorsque proposées à des populations occidentales et de réfugiés, nous ignorons s’il est possible de répliquer les mêmes taux de succès ailleurs. Malgré cela, des interventions à court terme peuvent s’avérer le meilleur moyen de progresser dans la mesure où elles permettront de restituer du pouvoir aux individus et leur donneront des outils pour s’aider eux-mêmes au cas où les psychiatres devraient partir.
De nombreuses tentatives ont eu lieu pour concevoir des questionnaires et des barèmes d’évaluation psychiatrique sensibles aux différentes cultures et incluant une terminologie et une formulation familières. Malheureusement, lorsqu’une équipe est déployée dans une situation d’urgence, la probabilité qu’elle a d’obtenir une série d’outils d’évaluation déjà validés est faible. Il s’agit d’un obstacle considérable que les professionnels en psychiatrie doivent trouver le moyen de surmonter. Inclure une personne supplémentaire comme interprète au cours des étapes d’évaluation ou de traitement, peut faire surgir des problèmes de confidentialité, mais les autres options sont limitées. Faire appel à des professionnels et à des volontaires locaux bilingues pour aider les psychiatres à évaluer les outils de diagnostic peut s’avérer efficace et il peut même être possible de les associer au processus de traitement.
Tout psychiatre doit être capable de donner des soins sans effectuer aucune discrimination ; il se peut néanmoins que la communauté psychiatrique ait des préjugés envers certains groupes sociaux. Il a été noté par exemple, qu’en période de conflit, le rôle des femmes est pratiquement exclusivement décrit en fonction d’un statut de victime. Même si les femmes courent davantage le risque d’être la cible de persécutions et d’actes de violence, le psychiatre, lui, court le risque de considérer toute les patientes comme des victimes, et de ne pas les considérer, comme cela a été le cas pendant le génocide rwandais de 1994, comme des auteures, des instigatrices ou des spectatrices de ce qui s’est passé.
Il est possible que les psychiatres ne soient pas capables de considérer des groupes vulnérables de ce type en faisant abstraction de leurs propres points de vue traditionnels et parfois occidentaux. La structure des unités familiales, les rôles sexospécifiques et les systèmes de classe diffèrent en fonction de chaque culture, et il est encore bien plus probable qu’ils soient sujets à des mutations dans le contexte particulier des États fragiles. Tous ces facteurs peuvent entraîner les psychiatres à mal interpréter les symptômes ou à formuler des hypothèses incorrectes concernant leurs causes. Les méthodes traditionnelles de traitement devraient être adaptées ; les enfants et les adolescents, par exemple, risquent de ne tirer aucun bénéfice d’une thérapie conçue pour leur groupe d’âge, dans la mesure où ils sont confrontés à des situations de vie drastiquement différentes de celles d’enfants du même âge, occidentaux ou vivant dans un environnement stable.
Dans des États fragiles, il se peut que les personnes aient leurs propres explications, souvent surnaturelles, pour des symptômes courants. Les symptômes peuvent être similaires à ceux ressentis par des populations civiles occidentales (ex : des maux de tête, des douleurs dans la poitrine ou des schémas de sommeil perturbés) mais par contre être associés à des maladies que les psychiatres professionnels ne reconnaissent pas formellement comme telles. Il ne faudrait pas dissuader les patients de recourir à des méthodes locales traditionnelles plus holistiques s’ils le souhaitent, tant que celles-ci n’entrent pas en conflit avec le traitement recommandé par le psychiatre ; cela aidera les patients à préserver leur identité et leurs attaches culturelles tout en stimulant leur moral.
Les psychiatres peuvent également avoir à se référer à des théories psychiatriques de base comme celle de la pyramide des besoins de Maslow, qui exige avant qu’un psychiatre ne commence à traiter un problème comme la dépression, l’anxiété ou un possible trouble de stress post-traumatique, qu’il soit d’abord capable de s’assurer que les besoins de base du patient sont couverts.[1]
La communauté psychiatrique doit être consciente de la difficulté des conditions de travail ; les modes traditionnels de procéder et de mener les traitements peuvent ne pas être efficaces. L’insistance devrait être placée sur des approches multidisciplinaires même s’il sera difficile d’y parvenir dans le cadre de sociétés fragmentées. Il se peut que le suivi des patients soit rendu impossible, et que des individus soient laissés avec un soutien psychiatrique professionnel limité ou totalement absent.
Plutôt que de se contenter d’administrer des traitements, la communauté psychiatrique devrait envisager de nouvelles approches alternatives. Alors que les recherches actuelles tendent vers davantage d’approches thérapeutiques à long terme dans ce type de situations, celles-ci ne devraient peut-être pas être administrées par des psychiatres internationaux ; il vaudrait mieux former les ONG et les professionnels locaux à prendre en charge les soins psychologiques de manière à ce qu’au moment du départ des organisations extérieures le traitement et les soins psychiatriques puissent, le cas échéant, être poursuivis.
Travailler avec des personnes déplacées provenant d’États fragiles
Même si plusieurs parmi des problèmes décrits ci-dessus sont également pertinents dans le cas de psychiatres qui travaillent en dehors d’un État fragile, de nouveaux obstacles surgissent lorsque les personnes qui sont déplacées cherchent un refuge et un traitement psychiatrique dans un pays différent.
Bien souvent après avoir vécu des voyages longs et parfois dangereux, les personnes qui arrivent dans un endroit de refuge doivent entamer une procédure de demande d’asile, un processus qui constitue une source supplémentaire d’anxiété et d’incertitude quant à leur avenir. Le psychiatre qui traite des patients pendant cette étape est confronté à de nombreux problèmes pratiques avant même de pouvoir entreprendre une évaluation. Les antécédents médicaux sont soit inaccessibles, soit existants, et il est très probable qu’il y ait des barrières encore plus importantes entre le psychiatre et le patient que si le psychiatre travaillait à l’intérieur même de l’État fragile. Le psychiatre a très peu de chance de parler la langue du patient et il est très possible qu’il n’ait qu’une compréhension limitée de l’histoire et de la culture de l’État fragile que son patient vient de fuir, et aucun moyen aisé de se renseigner. C’est un aspect qui constituera une difficulté lorsqu’il essaiera non seulement de reconstituer un tableau des antécédents du patient et de ses expériences passées, mais aussi lorsqu’il essaiera d’analyser les symptômes et de poser un diagnostic formel.
Cette période d’insécurité peut coïncider pour le patient avec des difficultés à couvrir des besoins matériels ou physiques de base ayant un rang plus élevé dans la pyramide de Maslow, et qui de ce fait sont encore prioritaires. Il se peut également que le patient souffre de troubles psychologiques suite à des événements extérieurs dont le psychiatre n’a pas bien conscience ou qu’il ne comprend pas entièrement, et cela ne sera pas facilement pris en charge au cours du traitement proposé. Par exemple, certains demandeurs d’asile et réfugiés sont dans l’incertitude par rapport au sort des personnes qui leur sont chères et ils vivent dans la craindre d’apprendre que les membres de leur famille ont subi des sévices ou qu’ils ont été blessés dans leur pays d’origine. Il se peut qu’ils fassent l’objet de pressions pour aider matériellement ceux qui sont restés en arrière, et ils ne sont peut-être pas au courant des événements qui se déroulent dans le pays dont ils proviennent. Le fait de n’avoir aucun contrôle sur les possibilités de retour dans le pays d’origine, que ce retour soit souhaité ou non, peut donner aux individus l’impression de se trouver dans une sorte de vide, sans aucun contrôle sur leur propre sort.
Il est possible que le psychiatre ne dispose même pas d’une période déterminée pour travailler avec ses patients, et il peut être obligé d’adopter des modèles de traitement plus intensifs. Même s’il est difficile de se préparer à de tels changements, une meilleure communication entre les différentes disciplines et organisations multiples qui s’occupent de chaque cas pourrait réduire le risque d’amplifier la détresse psychologique future. Si par exemple un psychiatre qui travaille avec un réfugié pendant la procédure de demande d’asile, se trouve en mesure de reconstituer les antécédents médicaux complets de son patient en plus d’établir un diagnostic formel et un plan de traitement, et si la demande d’asile du patient est positive, les notes du psychiatre pourraient être transmises aux autorités pertinentes, au prestataire de soins de santé générale et mentale ainsi qu’aux services locaux chargés du logement et de l’assistance sociale.
Une fois que la personne déplacée a trouvé une forme stable de refuge et qu’elle a commencé à s’installer, les soins psychiatriques peuvent passer à une phase différente. Des problèmes qui affectent la population générale vont alors commencer à affecter la personne déplacée. Ces problèmes s’ajouteront à d’autres comme devoir s’intégrer à la société, apprendre une nouvelle langue, confronter des événements traumatisants du passé, vivre avec l’incertitude de ce qui est arrivé aux êtres chers laissés à la maison et se reconstruire un statut social similaire à celui qui avait été atteint dans le pays d’origine ; il a été démontré que tous ces problèmes causent des détresses psychologiques supplémentaires chez les populations de réfugiés.
Tous les psychiatres n’auront pas à disposition les outils sociaux ou pratiques pour traiter de tels problèmes ; il faudrait au contraire les encourager à orienter le patient vers des organisations partenaires et des prestataires de service comme les services sociaux, les centres communautaires et les groupes d’entre-aide. Ce que la communauté psychiatrique au sens plus large peut toutefois fournir, c’est une formation de base et des compétences élémentaires qui peuvent être utilisées lors de l’évaluation et du traitement des individus qui proviennent de contextes de ce type. Les personnes qui viennent d’États fragiles sont plus susceptibles d’avoir vécu ou d’avoir été témoin d’actes de violence et d’événements traumatisants. Il est probable que les patients soient réticents et ne souhaitent pas divulguer des informations concernant des événements de cette sorte ; c’est pourquoi des notes extensives établies par d’autres professionnels dans le cadre d’une approche multidisciplinaire et collaborative pourraient s’avérer extrêmement utiles.
Conclusion
Quel que soit le contexte, décider s’il faut répondre aux besoins à court ou à long terme des personnes provenant d’États fragiles ou qui sont déplacées à l’intérieur de ces États, peut s’avérer être la décision la plus difficile à prendre pour le psychiatre individuel. Alors que les organisations, tant dans les pays à revenu faible et intermédiaire que dans les contextes occidentaux développés, sont habituées à mettre en place des soins psychologiques sur une échelle de masse, une approche plus structurée et plus adaptée à l’individu sera essentielle dans le travail avec des patients provenant d’États fragiles.
Au milieu de l’instabilité, la communauté psychiatrique internationale au sens large peut trouver une occasion importante d’apprendre et de se développer. La recherche psychiatrique occidentale est très limitée dans son envergure, et il se peut qu’elle ne soit applicable qu’à ceux qui vivent dans les contextes à partir desquels ses théories ont été générées. En travaillant avec des individus extérieurs à ces contextes, les psychiatres ont la possibilité de se forger un avis sur la solidité réelle de ces théories et sur la possibilité de les étendre à d’autres communautés.
Des connaissances pourront être acquises sur les maladies liées à une population particulière, les différences de symptomatologie, les méthodes de traitement et les effets de la culture sur la manière dont la maladie psychiatrique est perçue. De telles connaissances permettront au champ psychiatrique de devenir plus pertinent et plus fiable ; elles souligneront également à quel point les modèles actuels et les idées couramment admises sur la nature de l’âme humaine sont malléables. En adoptant une approche plus collaborative, la communauté psychiatrique internationale sera capable de faire encore progresser ces développements et elle se donnera les moyens d’aider ceux qui sont touchés par les réalités de la vie dans un État fragile ou dans une zone de conflit.
Verity Buckley veritybuckley@gmail.com est doctorante à King’s College, Londres.
[1] Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_des_besoins_de_Maslow