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Établir l’identité juridique des Syriens déplacés

Disposer d’une identité juridique est un droit humain fondamental. Elle nous permet de voyager, de travailler, d’être scolarisé, de nous marier, de confirmer notre filiation, de bénéficier de soins de santé, d’accéder aux services publics, de voter, d’hériter, d’acheter et de vendre un bien – de quasiment tout faire. Alors qu’un grand nombre de personnes considèrent le droit à une identité juridique comme un acquis découlant de la délivrance d’un acte de naissance, d’une carte d’identité nationale, d’un passeport et d’autres documents, on ne peut pas en dire autant pour les Syriens déplacés. Après quasiment sept années de conflit, et du fait de la destruction ou de la fermeture des bureaux d’état civil et de la complexité des procédures de délivrance de documents aux réfugiés dans les pays d’accueil, il peut s’avérer particulièrement difficile de prouver son identité.

Le droit à une identité juridique est inscrit dans le droit international. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques souligne le droit de toute personne à être reconnue devant la loi. La Convention internationale sur les droits de l’enfant confirme le droit à l’enregistrement à la naissance, tandis que la Déclaration universelle des droits de l’homme établit le droit à une nationalité.  Toutefois, de nombreuses personnes peinent à exercer pleinement ces droits en raison de la complexité de la situation juridique et politique, tant à l’intérieur de la Syrie, qu’à l’extérieur du pays.

Sur les 700 000 enfants syriens réfugiés âgés de moins de quatre ans que compterait la région, 300 000 sont nés en exil en tant que réfugiés, et un grand nombre d’entre eux ne disposent pas d’acte de naissance. Selon les enquêtes conduites récemment par le Conseil norvégien pour les réfugiés (CNR), 70 % des réfugiés syriens ne disposaient pas de carte nationale d’identité, tandis que plus de la moitié des couples mariés ne possédaient aucune preuve de leur mariage[i]. En outre, 94 % des réfugiés syriens au Liban n’étaient pas en mesure de répondre à l’ensemble des conditions administratives pour obtenir un acte de naissance pour leur enfant[ii], tandis que l’UNHCR, l’agence de l’ONU pour les réfugiés, estime que 30 % des enfants syriens réfugiés en Jordanie ne disposent pas d’acte de naissance. L’absence de documents tellement indispensables a un impact direct sur le quotidien des personnes déplacées. Dans le Sud de la Syrie, par exemple, moins d’un quart des femmes déplacées de l’intérieur interrogées avaient leur certificat de mariage avec elles, alors même que ce certificat continue généralement d’être la condition préalable pour l’obtention d’un acte de naissance. Qui plus est, sans papiers d’identité, les deux millions d’enfants d’âge scolaire parmi la population de PDI en Syrie ne pourront pas s’inscrire à l’école[iii].

Obtenir des papiers en Syrie

Le conflit syrien a entraîné la fermeture et la destruction de nombreux bureaux de l’état civil. Souvent, les nouvelles naissances, mariages, divorces, et décès ne font pas l’objet d’un enregistrement officiel, si bien que les personnes déplacées de l’intérieur (PDI) se retrouvent sans document pour prouver que de tels événements ont eu lieu. Et comme les enregistrements ne sont pas tous conservés sous forme numérique, la perte ou la destruction des documents originaux signifie parfois la perte définitive de ces informations.

Le livret de famille est le principal document d’état civil en Syrie, ainsi que le point de départ pour obtenir tous les autres documents d’état civil. Environ 40 % des PDI interrogées ont indiqué ne plus avoir leur livret de famille avec elles. Quant aux PDI qui avaient encore leur livret de famille, elles n’ont pas pu y ajouter le nom de leurs enfants lorsque ces derniers étaient nés pendant le conflit dans les zones non contrôlées par le gouvernement. Dans le nord-ouest de la Syrie, près de la moitié des enfants PDI âgés de cinq ans ou moins n’étaient pas inscrits sur leur livret de famille.

En Syrie, lorsqu’un enfant atteint l’âge de 14 ans, il a droit à une carte d’identité et son tuteur a l’obligation d’en obtenir une pour lui. Toutefois, un quart des PDI âgées de 14 ans ou plus que nous avons interviewé dans le nord-ouest de la Syrie ne disposaient pas d’un tel document. La principale raison invoquée était la fermeture des bureaux d’état civil.

Une autre question préoccupante concerne la multitude d’acteurs officiels et de facto qui fournissent des papiers à la place de l’état civil. Dans les zones qui ne sont pas contrôlées par le gouvernement, il est quasiment impossible d’obtenir des papiers d’identité syriens officiels. À leur place, les PDI nous ont confié avoir obtenu des documents d’identité auprès du tribunal islamique local, des conseils locaux, d’autorités non-gouvernementales/de facto et d’acteurs armés. Il est possible que les PDI ne puissent avoir accès à rien d’autre que ces documents, toutefois les doutes persistent quant à leur valeur et leur reconnaissance juridiques.

Obtenir des papiers dans les pays d’accueil

Selon le droit syrien, les enfants nés hors de Syrie doivent respecter les lois sur le statut personnel du pays dans lequel ils résident. Cela signifie que les parents doivent obtenir un certificat de naissance auprès des autorités nationales du pays dans lequel leur enfant est né, puis enregistrer cette naissance auprès de l’ambassade syrienne ou du consulat syrien le plus proche dans les 90 jours suivants la date de la naissance. Toutefois, de nombreux facteurs entravent la capacité des réfugiés syriens à protéger leur identité juridique.

L’absence de documents requis pour permettre l’enregistrement d’une naissance est un gros problème dans la mesure où de nombreux réfugiés ont perdu leurs papiers ou que ceux-ci ont été détruits ou confisqués. (L’enregistrement des mariages est particulièrement important puisqu’un certificat de mariage est généralement requis pour enregistrer les naissances dans les pays d’accueil et établir l’identité du père légitime de l’enfant.) Les réfugiés peuvent également rencontrer des difficultés en raison de leur manque de familiarité avec la procédure d’enregistrement civil dans les pays d’accueil, y compris des délais stricts pour procéder aux enregistrements. De plus, la plupart des réfugiés ne veulent pas s’adresser à leur propre ambassade, par crainte de répercussions. Les coûts prohibitifs et (en Turquie) les barrières linguistiques peuvent également compliquer l’accès aux procédures d’enregistrement civil. Il est souvent nécessaire de fournir la preuve d’un séjour autorisé dans le pays d’accueil avant qu’un acte de naissance et d’autres documents ne puissent être délivrés. Enfin, dans certains pays, dont la Jordanie, il arrive que les réfugiés se voient confisquer leur carte de résident et leur certificat de demandeur d’asile lorsqu’ils retournent en Syrie, si bien qu’ils se retrouvent sans aucun document pouvant contribuer à prouver leur identité une fois de retour dans leur pays.

Pour surmonter ces obstacles, les réfugiés recourent souvent à des stratégies d’adaptation qui peuvent les exposer à de nouveaux risques, comme par exemple retourner en Syrie pour récupérer leurs papiers ou se procurer de faux documents. À l’échelle de la région, 17 % des ménages réfugiés interrogés par le CNR avaient été obligés de se procurer des faux papiers. Ce genre de stratégie expose les réfugiés à de nouveaux risques en matière de protection, y compris l’arrestation, la mise en détention et l’exploitation.

Des mesures positives ont été mises en place par les autorités d’accueil grâce aux efforts de l’UNHCR. Les enfants syriens résidant en Jordanie, mais nés en Syrie, et ne disposant d’aucune preuve de leur naissance, peuvent désormais utiliser leur certificat de demandeur d’asile de l’UNHCR pour obtenir un permis de séjour en Jordanie. Le Liban a introduit des concessions limitées pour les réfugiés syriens s’appliquant au coût annuel de l’extension de la durée légale de séjour. Il n’est pas nécessaire de présenter un certificat de mariage pour obtenir un acte de naissance pour un enfant syrien né en Turquie[iv]. Néanmoins, les pays d’accueil pourraient prendre davantage de mesures pour protéger le droit à une identité.

Vers des solutions

Les solutions doivent commencer par reconnaître l’importance fondamentale du droit à une identité juridique, continuer en comprenant pourquoi certaines personnes réfugiées et déplacées ont été incapables d’obtenir ces documents et se conclure par des mesures pratiques pour aider les personnes à obtenir ces papiers tellement indispensables, dans le strict respect des protections garanties par le droit international.

Chemin faisant, il sera nécessaire de s’intéresser aux lois et aux normes régissant la délivrance de papiers d’identité en Syrie et dans les pays d’accueil, de même qu’aux difficultés pratiques rencontrées par les personnes nées en dehors des zones contrôlées par le gouvernement. Il faudra accepter la nécessité d’adapter les procédures existantes pour faciliter l’enregistrement en masse équitable, efficace et rapide des rapatriés potentiels,  sans préjudice vis à vis des raisons pour lesquelles de nombreux Syriens déplacés n’ont pas pu s’enregistrer en suivant les procédures appropriées.

Les agences de l’ONU, en particulier l’UNHCR, joueront un rôle de premier plan en raison de leur expertise mondiale en matière de délivrance de documents d’enregistrement aux réfugiés. Les ONG nationales et internationales peuvent également jouer un rôle constructif en conseillant les personnes déplacées à propos des procédures d’enregistrement formelles, en les aidant à obtenir des documents, ou encore en informant les parties prenantes sur les principaux obstacles et en formulant des recommandations politiques pour combler les carences. Les étapes concrètes en vue de l’exercice complet du droit à une identité devraient comprendre les mesures suivantes :

  • La restauration des systèmes d’enregistrement civil nationaux pour faciliter la délivrance rapide et à un prix raisonnable de papiers d’identités légaux aux PDI ; ces systèmes devront tenir compte des raisons possibles pour lesquelles les PDI n’ont pas pu être en mesure d’obtenir de tels documents.
  • La reconnaissance par les parties au conflit et la communauté internationale de la valeur pratique des documents délivrés dans les zones non contrôlées par le gouvernement pour leurs bénéficiaires, ainsi que la nécessité de mettre en place un processus de remplacement de ces documents par des documents délivrés par l’État, sous réserve de procédures de contrôle et de vérification,
  • L’établissement de systèmes permettant aux Syriens déplacés de remplacer de faux documents ou des documents falsifiés par des documents officiels, et de corriger, sous réserve de vérification et sans mesure punitive ni amende, les informations erronées contenues dans ces documents.
  • Des mesures que les gouvernements d’accueil doivent mettre en place, avec l’appui de l’ONU et des acteurs humanitaires, pour garantir que a) tous les réfugiés présents dans les pays d’accueil disposent de papiers d’identité légaux appropriés et que les obstacles à l’obtention de ces papiers ont été supprimés et b) les réfugiés traversant des frontières internationales soient capables de conserver les documents délivrés par les pays d’accueil (y compris les permis de résidence) qui les aident à prouver leur identité, en particulier lorsqu’ils ne disposent d’aucun autre document.

 

À long terme, il y a un risque que les documents manquants, périmés ou incomplets deviennent un obstacle considérable au retour et à d’autres solutions durables. En agissant de concert et en coordonnant leurs efforts, l’ensemble des parties prenantes pourraient contribuer à faciliter la confirmation en bloc de l’identité juridique de plusieurs milliers de Syriens déplacés, leur permettre d’accéder aux droits les plus fondamentaux, tout en aidant les autorités (tant en Syrie, que dans les pays d’accueil) à leur apporter une meilleure protection.

 

Martin Clutterbuck martin.clutterbuck@nrc.no

Conseiller régional en matière d’information, conseil et assistance juridique (ICLA) pour le bureau régional du Moyen-Orient du Conseil norvégien pour les réfugiés (CNR) www.nrc.no

Laura Cunial
Spécialiste du programme d’assistance juridique, ICLA, CNR Syrie laura.cunial@nrc.no

Paola Barsanti
Spécialiste du programme d’assistance juridique, ICLA, CNR Jordanie paola.barsanti@nrc.no

Tina Gewis
Spécialiste du programme d’assistance juridique, ICLA, CNR Liban tina.gewis@nrc.no

 


[i] CNR (2017) Displacement, housing, land and property and access to civil documentation in the north west of the Syrian Arab Republic https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/displacement-housing-land-and-property-and-access-civil-documentation

Et (2017) Displacement, HLP and access to civil documentation in the south of the Syrian Arab Republic
https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/displacement-hlp-and-access-civil-documentation-south-syrian-arab

[ii] CNR (2017) Syrian refugees’ right to legal identity: implications for return
www.nrc.no/resources/briefing-notes/syrian-refugees-right-to-legal-identity-implications-for-return/

[iii] Pour une discussion plus approfondie sur l’absence de papiers et le risque d’apatridie, consultez www.fmreview.org/fr/apatridie

[iv] Refugees International (2015) Birth Registration in Turkey: protecting the future for Syrian children
www.refugeesinternational.org/reports/2015/6/13/birth-registration-in-turkey-protecting-the-future-for-syrian-children

 

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