La plupart des recherches sur les liens entre le changement climatique et la migration ne tiennent pas suffisamment compte des perspectives des sociétés concernées. Une approche ethnographique, prenant en compte la manière dont ces sociétés représentent le changement climatique, apporte plus de rigueur à l’analyse et permet aux personnes travaillant sur cette question de mieux comprendre les défis à relever.
Les Q'eros sont un groupe autochtone vivant à trois niveaux d'altitude sur le versant oriental des Andes au Pérou, chacun avec leur propre écologie. Au cours des dix dernières années, un grand nombre de Q’eros ont commencé à migrer pour poursuivre leur éducation, pour trouver du travail ou en réaction au changement climatique. Certains partent pour toujours, tandis que d’autres vont et viennent ou élargissent leurs déplacements nomades jusqu’à la ville. Les Q’eros reconnaissent que la productivité des plantations de pommes de terre n’a cessé de décroître et que leur qualité se détériore également sous l’effet du changement du régime des pluies. Ils estiment que ce changement est également à la source de la propagation d’un parasite nuisible aux pommes de terre, ainsi que de la faim et des décès parmi leurs troupeaux d’alpagas et de lamas.
Bien que les facteurs économiques, sociaux et environnementaux expliquent dans une certaine mesure la migration des Q’eros, cette explication reste incomplète puisqu’elle ne tient pas compte de la manière dont ce peuple interprète le changement climatique. L’approche occidentale standard se base sur la dichotomie entre, d’un côté, les personnes et leur culture et, d’un autre côté, la nature et l’environnement. Selon cette perspective déterministe, la migration peut être appréhendée comme une forme d’adaptation ; dans un certain sens, le changement climatique entraîne la migration.
Les Q’eros ont une vision du monde différente, selon laquelle les relations entre la nature et les personnes sont envisagées comme continues, et non pas disjointes. La plupart des Q’eros expliquent le changement climatique comme la conséquence de l’effondrement de la relation réciproque qu’ils entretiennent avec leurs divinités. Certains d’entre eux se sont tournés vers d’autres religions ou ont abandonné leurs pratiques traditionnelles, tandis que d’autres mettent à profit leur réputation de chamane auprès des touristes et des habitants des villes.
Par conséquent, les Q’eros voient bien un lien entre le changement climatique et la migration mais il ne s’agit pas du type de lien causal résultant de la dichotomie entre les peuples et la nature. Ils diraient plutôt que c’est leur migration (loin de leurs zones d’habitation traditionnelles, loin de leurs rituels ou en instrumentalisant leurs rituels) qui est à l’origine du changement climatique. Comme ils ne sont plus là pour célébrer les cérémonies collectives destinées à garantir leurs récoltes et la santé de leurs animaux, le climat a commencé à évoluer.
La prise en compte des perspectives des Q’eros aide, premièrement, à mettre en lumière la signification symbolique du changement climatique et, deuxièmement, à conceptualiser l’interaction entre le changement climatique et la migration qui est plus complexe et va au-delà de causalité classique. En outre, toute analyse reste incomplète si elle ne tient pas compte des conséquences culturelles du changement climatique pour les sociétés concernées, en associant le discours occidental dominant aux perspectives de la société impliquée.
Geremia Cometti geremia.cometti@college-de-france.fr est titulaire d'une bourse postdoctorale du Fonds national suisse de la recherche scientifique au Laboratoire d'Anthropologie Sociale, à Paris. http://las.ehess.fr/