En Colombie, les déplacements internes provoqués par le conflit armé et la violence généralisée sont souvent suivis par de nouveaux déplacements vers les villes où les familles partent à la recherche d’assistance, de protection et d’opportunités économiques. Selon les estimations, 87 % de ces personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) sont originaires de zones rurales et cherchent à se loger dans les seuls endroits auxquels elles peuvent accéder : les installations informelles[1].
« J’ai été déplacée par les paramilitaires de Llanos Orientales à Chocó en 2005. Trois ans plus tard, nous avons fui vers les zones urbaines de Buenaventura puis, en conséquence de la violence généralisée, nous avons fui de nouveau vers Bogotá en 2012. En 2014, nous avons commencé à construire notre maison sur cette colline à cause du coût de la vie en ville. » (Yomaira, qui vit avec son mari et ses trois enfants à Altos de la Florida en Colombie)
Altos de la Florida est un quartier de Soacha, une municipalité d’environ un million d’habitants et la plus grande des villes aux alentours de Bogotá. Les 48 % de cette municipalité sont considérés comme des installations illégales par les autorités locales. En juillet 2018, Soacha accueillait environ 50 000 PDI. De plus, au moins 12 300 Vénézuéliens fuyant la crise dans leur pays sont venus gonfler les rangs des personnes déplacées. À Altos de la Florida, les logements, les services et l’infrastructure sont de mauvaise qualité, et 73 % des ménages (soit 1 011 familles et environ 3 657 personnes) vivent dans des conditions de pauvreté structurelle.
L’informalité : une cause sous-jacente du déplacement urbain
L’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et le PNUD ont identifié Altos de la Florida comme une communauté vulnérable en raison de la nature « informelle » de ce quartier. Les ménages ne connaissent pas la sécurité des droits fonciers puisqu’ils ne disposent d’aucun document prouvant qu’ils possèdent leur logement (d’ailleurs, le quartier a déjà fait l’objet de plusieurs tentatives d’éviction). Le manque de services de base et d’infrastructures caractéristique de ce quartier aggrave la vulnérabilité des habitants. Peu d’entre eux ont accès à l’eau potable courante à domicile, environ 300 enfants n’ont pas accès à une école maternelle et il n’y a aucun centre de santé primaire. La nature informelle de ces installations urbaines limite les possibilités d’action pour réduire les vulnérabilités et pourtant, les urbanistes de la ville refusent de légaliser cette installation en approuvant les logements déjà construits et en intégrant le quartier à leurs plans d’aménagement urbain.
En raison de cette informalité, conjuguée à l’emplacement de l’installation et à l’absence d’autorité locale, le quartier est la cible des acteurs armés non étatiques. Le taux d’homicide y est élevé et la violence y représente un défi de taille. L’absence de volonté politique, les vulnérabilités structurelles des communautés établies dans ces zones urbaines informelles et les niveaux élevés d’insécurité provoquent de nouveaux déplacements urbains, tant intra-urbains qu’interurbains. Forcés de quitter cette installation informelle à cause de la violence qui y règne, les PDI urbains rejoignent d’autres installations informelles où les risques en matière de protection sont les mêmes. Par conséquent, les installations informelles sont à la fois des lieux que leurs habitants fuient et des lieux où les personnes déplacées cherchent refuge. À Altos de la Florida, où la ségrégation est aussi bien géographique que sociale, les PDI représentent 30 % à 40 % de la population.
Comment l’aide internationale provoque l’affaiblissement de la résilience
Ces dernières années, les acteurs de l’humanitaire, du développement et de la paix ont montré un intérêt croissant à intervenir dans les contextes urbains. Cependant, leur manque d’expérience face aux défis propres aux contextes urbains continue de saper les efforts humanitaires et du développement. C’est sur cet aspect-là que nos recherches à Altos de la Florida se sont concentrées[2].
Dans cette installation, l’intervention humanitaire prolongée démarrée en 2001 a entraîné une dépendance excessive vis-à-vis de l’aide externe. L’assistance d’urgence est certes essentielle, en particulier pour les familles qui viennent d’arriver, mais la fourniture prolongée de l’aide remplace la participation des communautés et accentue l’écart entre l’action humanitaire et le développement. Cela nuit à la cohésion sociale tandis que les interventions perdent de leur efficacité en raison de la faible ampleur des consultations et du manque de coordination. Les évaluations précédentes du projet ont conclu que « la coopération internationale est insuffisante et nécessite l’intervention complète de l’État »[3]. Ainsi, pour s’attaquer aux facteurs à l’origine du manque d’intégration et des déplacements secondaires qui s’en suivent, il faut une collaboration beaucoup plus poussée entre le secteur humanitaire et les autorités locales, qui doit en outre s’appuyer sur une solide volonté politique, tant au niveau local que national.
Espaces de résilience : une approche axée sur la protection
Dans les installations urbaines informelles, les acteurs de l’humanitaire, du développement et de la paix doivent travailler en tenant compte des limitations d’un environnement social affaibli et moins cohésif, exacerbées par les violences. Ce contexte encourage les interventions à court terme et les approches en silo. En outre, les interventions mal intégrées ne peuvent répondre aux crises urbaines complexes que de manière limitée. Il faudrait que les interventions soient collaboratives et intégrées, et visent à réduire les vulnérabilités à long terme des PDI mais aussi des communautés d’accueil.
Quant à l’aide humanitaire, elle ne devrait pas se limiter à assurer la survie des populations mais aussi garantir qu’elles vivent dans la dignité. Des « espaces de résilience » ont donc été mis en place en tant qu’approche complémentaire à la protection ; ces espaces combinent assistance et relèvement, non seulement en répondant aux besoins urgents mais aussi en renforçant les capacités locales. Ce cadre associe une approche ascendante de la protection et une approche descendante du renforcement des capacités dans trois domaines d’intervention : création d’opportunités éducatives, économiques et professionnelles ; renforcement de la cohésion sociale ; et renforcement des capacités de leadership. Cette approche a été intégrée à plusieurs projets à Altos de la Florida, aboutissant à la création de deux espaces de résilience locaux au sein de l’installation informelle : Comité de Impulso, une réunion bimensuelle entre les chefs de la communauté, les résidents, les associations de PDI et des travailleurs humanitaires ; et Florida Juvenil, une organisation locale de jeunes, créée par les associations de breakdance, de théâtre et de football du quartier.
Le Comité de Impulso œuvre à la création de synergies entre les organisations, la communauté, les autorités et le secteur public afin de rendre les interventions humanitaires plus durables. Il s’agit en soi d’un processus de renforcement de la résilience, dans la mesure où ce comité, organisé par les dirigeants locaux, donne à la communauté les moyens de s’attaquer aux problèmes de quartier. Florida Juvenil, dont l’approche de la protection passe par l’autonomisation, est née d’une initiative de l’Unicef et bénéficie toujours de l’appui du HCR, de Kairós et de Jesuit Refugee Service. Cette organisation est dirigée par des jeunes du quartier qui appartenaient à l’association de breakdance lorsqu’ils étaient étudiants (nommée 180 Crew en raison du nombre de ses membres)[4].
La résilience semble être l’une des meilleures réponses face à l’écart entre humanitaire et développement et face à l’appel à de « nouvelles méthodes de travail » pour combler cet écart. À Altos de la Florida, le travail conjoint des acteurs de l’humanitaire et du développement, en collaboration avec leurs homologues nationaux et locaux, vise à réduire les risques et les vulnérabilités à court et moyen terme (de trois à cinq ans). Ces efforts se concentrent sur trois critères, de plus en plus reconnus comme indispensables à toute réponse au déplacement en milieu urbain : complémentarité, connectivité et durabilité.
À Altos de la Florida, les acteurs internationaux œuvrent de manière à renforcer, et non pas à remplacer, les systèmes locaux et nationaux. Ils cherchent à forger des collaborations avec les prestataires d’aide locaux et nationaux, et à inclure les autorités et les municipalités locales dans leur planification et leur programmation ; ils travaillent à l’autonomisation des dirigeants des ONG locales et nationales ainsi que des organisations communautaires en renforçant leurs capacités de leadership, de gestion et de coordination et en les aidant à se servir des réseaux sociaux pour faire pression auprès des autorités locales. La durabilité et la résilience dépendent de cette capacité à collaborer et du renforcement des capacités locales et nationales. L’approche adoptée à Altos de la Florida s’appuie sur le renforcement de la résilience en tant qu’instrument de protection. Et cette protection, à son tour, représente un élément clé de la lutte contre les causes profondes du déplacement urbain.
Pablo Cortés Ferrández pablo.ferrandez@idmc.ch
Chercheur pour le projet H2020 PRUV ; assistant chercheur pour l’Observatoire des situations de déplacement interne www.internal-displacement.org
[1] CNMH (2010) Una nación desplazada. Informe nacional del desplazamiento forzado en Colombia’, p38 bit.ly/29uyNzv
[2] Cet article est basé sur un projet de recherche conduit entre 2015 et 2018 à Altos de la Florida, qui comprenait une enquête auprès de 211 ménages, 98 entretiens en profondeur, trois cartographies sociales et trois discussions en groupe témoin. Ce projet a été financé par le programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’UE dans le cadre de l’accord de subvention no 691060 des Actions Marie Skłodowska-Curie.
[3] Econometría Consultores (2016) « Evaluación externa del programa “Construyendo Soluciones Sostenibles-TSI” », Econometría SA, p19
[4] www.youtube.com/watch?v=X116JtL7v_U; www.youtube.com/watch?v=lF5fTRROURE