L’attention insuffisante portée aux barrières linguistiques exclut systématiquement de nombreux groupes marginalisés[1] des processus décisionnels, de l’accès aux services essentiels et des cadres de suivi, d’évaluation, de responsabilité et d’apprentissage (monitoring, evaluation, accountability and learning – MEAL). Les personnes déplacées qui ne parlent pas ou ne comprennent pas la langue majoritairement utilisée dans leur communauté d’accueil sont moins susceptibles de pouvoir communiquer efficacement leurs propres besoins et priorités. Plus généralement, elles ont moins de chances d’obtenir les informations dont elles ont besoin pour accéder aux services et prendre des décisions, ou pour signaler des abus. Si les praticiens de l’aide humanitaire ne sont pas sensibles à l’influence de la langue sur le pouvoir et la voix lorsqu’ils conçoivent et mettent en œuvre des systèmes MEAL et analysent les données qui en résultent, ces problèmes persisteront.
Le travail de CLEAR Global dans des contextes de déplacement forcé en Asie, en Afrique et en Europe donne un aperçu des pièges potentiels et de la manière de les éviter. Nous les résumons ci-dessous sous la forme d’une check-list que les praticiens des cadres MEAL peuvent utiliser pour réduire les risques de désinformation et d’exclusion liés à la langue dans leurs efforts pour écouter les personnes déplacées.
Conception de l’enquête
Nous pouvons mieux comprendre les besoins des personnes visées si nous concevons des enquêtes bien adaptées et qui leur sont accessibles.
- Le langage utilisé est-il clair et simple ? Les questions évitent-elles le jargon et les abréviations ?
En utilisant un langage simple, les concepteurs d’outils MEAL augmentent la probabilité que les enquêteurs comme les répondants comprennent les questions de la bonne manière. Nos tests de compréhension menés avec les enquêteurs dans le Nord-Est du Nigeria ont révélé que les abréviations, les termes techniques et certains autres termes couramment utilisés n’étaient en réalité pas compris sans explication[2].
- L’enquête se concentre-t-elle sur les besoins et les intérêts de la population concernée ?
Une enquête courte, claire et contextualisée qui permet aux personnes interrogées d’exprimer leurs besoins et leurs points de vue a plus de chances de déboucher sur une programmation adaptée à la population visée. Une telle enquête est également plus susceptible de produire des données de meilleure qualité, car la qualité des données dépend de la participation active des enquêteurs comme des répondants.
- Savez-vous quelles langues parlent les personnes concernées ?
Les agences peuvent éprouver des difficultés à planifier adéquatement une collecte de données efficace si elles ne sont pas suffisamment renseignées sur les langues parlées par les populations visées et sur leurs moyens de communication privilégiés. Ces informations de fond essentielles peuvent être recueillies dans une première phase de conception du programme. Les évaluations multisectorielles des besoins (Multi-Sector Needs Assessments – MSNA) et les synthèses des recensements effectués par CLEAR Global[3] mettent à disposition des données générales sur la langue et la communication dans certains contextes de déplacement forcé.
- Avez-vous inclus des questions sur les préférences linguistiques ?
L’inclusion systématique de questions sur la langue parlée dans les outils MEAL peut fournir des données précieuses pour améliorer la collecte de données et la programmation subséquentes. Par exemple, si une école recueille des données sur la langue que les élèves parlent à la maison, l’école peut alors apporter un soutien à ceux qui reçoivent un enseignement dans une deuxième langue. Les questions linguistiques peuvent également être utilisées pour identifier les groupes que la collecte de données a pu manquer et pour adapter les outils afin de permettre à ces groupes d’exprimer leurs opinions[4].
- Les outils sont-ils traduits dans les langues pertinentes ?
Les enquêteurs amenés à travailler dans des contextes multilingues sont confrontés à des défis importants lorsqu’il s’agit d’intégrer de la traduction dans leur travail. Traduire à l’avance les questions dans les langues pertinentes réduit la pression exercée sur l’enquêteur lorsqu’il est amené à traduire « à vue », c’est-à-dire au moment même de la collecte des données. Cette manière de procéder améliore la cohérence et permet aux enquêteurs de se concentrer sur l’enregistrement précis des réponses. Si cela n’est pas possible ou si les enquêteurs préfèrent disposer d’un texte en anglais, un glossaire de la terminologie spécifique au secteur ou à l’organisation peut être utile.
- Avez-vous testé la compréhension sur le terrain ?
Tester la compréhension des outils MEAL auprès d’un échantillon de membres de la communauté permet de corriger les déformations ou les pertes d’informations lors de la traduction. Par exemple, des mots tels que « stigmatisation » et « traumatisme » peuvent ne pas avoir d’équivalents directs dans d’autres langues et s’avérer difficiles à expliquer. En outre, les communautés conservatrices peuvent recourir à des euphémismes pour désigner des concepts sensibles tels que la violence sexuelle, en utilisant à la place les termes de « déshonneur » ou de « tache »[5]. Le fait de ne pas utiliser des termes culturellement appropriés et facilement compréhensibles augmente le risque que les données relatives aux opinions et aux expériences des personnes ne soient pas relevées.
Rôle des enquêteurs
Les données MEAL sont de meilleure qualité si les répondants ont confiance dans les enquêteurs et si ces derniers utilisent les langues que les répondants parlent le plus volontiers.
- Les enquêteurs parlent-ils ces langues ? L’avez-vous demandé ?
En raison de la grande diversité linguistique parmi les populations déplacées, les enquêteurs locaux pourraient ne pas être en mesure de répondre aux besoins linguistiques de tous les répondants. De même, les communautés d’accueil pourraient parler des langues différentes de celles de la population déplacée. Les enquêteurs qui ne parlent que les langues majoritaires et qui ne disposent pas du soutien et des ressources nécessaires pour gérer une collecte de données multilingues pourraient être enclins à éviter d’interroger des personnes parlant des langues minoritaires. Il en résulterait des données qui ne sont pas représentatives des groupes marginalisés de la communauté.
- Tenez-vous compte de la dynamique du pouvoir dans votre sélection des enquêteurs ?
Intégrer des personnes appartenant à la population visée dans la collecte des données et la fourniture de services présente un ensemble d’avantages. Tout d’abord, celles-ci sont plus familières des aspects culturels des langues utilisées et sont plus à même de comprendre les nuances et les euphémismes. Deuxièmement, les répondants peuvent être plus enclins à révéler leurs opinions (y compris celles qui peuvent être considérées comme socialement indésirables, comme le fait d’être mécontent de l’aide) lorsqu’ils connaissent l’enquêteur et lui font confiance. Les organisations travaillant dans le cadre de l’aide aux Rohingyas au Bangladesh ont montré que le fait d’impliquer les populations visées dans la collecte de données « peut aider à établir la confiance et à renforcer la compréhension, ce qui permet d’obtenir des données plus nuancées qui traduisent plus fidèlement les besoins et les expériences des communautés en question »[6]. Cela étant, il convient de garder à l’esprit que le choix d’un enquêteur externe peut être privilégié dans le cas de thématiques fortement stigmatisées.
- Votre groupe d’enquêteurs est-il suffisamment diversifié, notamment sur les plans du genre et des compétences linguistiques ?
Cela est particulièrement important dans les communautés où il serait inapproprié pour les enquêteurs masculins de parler avec des femmes en privé, par exemple. Un enquêteur présentant un handicap peut également être mieux placé pour entrer en conversation avec d’autres personnes handicapées de la communauté et comprendre leurs points de vue. Ne pas en tenir compte pourrait conduire à l’exclusion de certaines perspectives dans vos données.
Support linguistique pour les enquêteurs
- Avez-vous donné aux enquêteurs la possibilité de communiquer avec des interprètes approuvés et formés pour les langues de la communauté qu’ils ne parlent pas ?
Cela permet d’éviter que des personnes soient exclues ou mal comprises parce qu’elles ne parlent pas la langue dominante, et de réduire la dépendance éventuelle à l’égard de membres de la famille et de voisins qui ne sont pas des interprètes de formation. Par ailleurs, signalons que lorsque l’on aborde des sujets tels que l’exploitation et les abus sexuels, il peut être préférable d’avoir un enquêteur et un interprète extérieurs à la communauté de manière à protéger la vie privée des intéressés.
- Les enquêteurs peuvent-ils poser des questions et obtenir des éclaircissements ?
Idéalement, les enquêteurs devraient pouvoir s’entretenir avec les concepteurs des outils MEAL pour éclaircir toute confusion éventuelle concernant les questions avant d’utiliser les outils de collecte de données. Lorsque les concepteurs déploient des outils pré-approuvés au niveau du siège et que le même questionnaire est utilisé dans plusieurs contextes pour des raisons de rentabilité et de comparabilité des données entre les contextes, cela constitue un réel défi. Dans de tels cas de figure, les organisations doivent s’assurer qu’un membre expérimenté du personnel est disponible pour répondre aux questions et encourager les enquêteurs à soulever les problèmes qu’ils prévoient.
- Les enquêteurs disposent-ils de ressources terminologiques ?
Les enquêteurs sont rarement des traducteurs professionnels. S’en remettre à eux pour traduire les questions et les réponses peut entraîner des erreurs de traduction et des incohérences, d’où des données inexactes. Des glossaires et des questions préenregistrées peuvent aider à éviter les malentendus[7]. Dans tous les cas, il est essentiel de tester la compréhension des questions et des options de réponse par les enquêteurs pour garantir la précision de la collecte des données. Cela ne prend que 5 à 10 minutes, en fonction du nombre de mots testés. Par exemple, si les personnes comprennent que le terme « viol » ne s’applique qu’aux femmes, ou si l’enquêteur ne le traduit que dans cette perspective lorsqu’il pose sa question, on réduit d’autant la possibilité que la violence sexuelle à l’égard des hommes et des garçons soit signalée[8].
Technologies en matière linguistique
- Pouvez-vous enregistrer, transcrire et traduire au moins un échantillon des entretiens ?
Dans l’idéal, tous les entretiens de l’enquête devraient être enregistrés, transcrits et traduits. Cela permettrait non seulement d’améliorer l’assurance qualité, mais aussi de compléter les données d’enquête par des récits et des citations fournis et de qualité. La transcription et la traduction des enregistrements nécessitent toutefois un investissement important, en particulier pour les langues peu répandues. Cependant, les organisations peuvent prendre des mesures pour augmenter la probabilité que les données qu’elles reçoivent reflètent fidèlement les réponses des personnes interrogées. Il est réalisable d’enregistrer tous les entretiens et d’en transcrire un échantillon pour effectuer des vérifications ponctuelles, en particulier dans le cas des langues pour lesquelles des outils de transcription et de traduction automatiques existent et produisent des résultats de haute qualité.
Suivi et analyse
- Avez-vous planifié des réunions de validation ?
Les résultats et les analyses sont rarement retraduits dans les langues parlées par les populations concernées. Ces dernières n’ont donc pas la possibilité de corriger des erreurs éventuelles ou d’apporter leur point de vue sur la manière d’intégrer les résultats des activités MEAL dans la programmation. Des ateliers de validation avec les communautés concernées pourraient vous aider à identifier et à résoudre les malentendus et à accroître la responsabilité à l’égard des populations visées.
- Ventilez-vous et analysez-vous les données par langue ?
Si la ventilation des données par âge et par genre est devenue une pratique courante, il n’en va pas de même pour la langue. La ventilation des données par langue peut permettre aux organisations d’identifier et de soutenir les groupes marginalisés. Par exemple, dans une MSNA réalisée en 2021 pour la Somalie par REACH, avec l’aide de CLEAR Global pour ce qui est de l’analyse, presque toutes les personnes interrogées utilisant la langue des signes somalienne ont déclaré qu’elles n’avaient pas l’impression de pouvoir influencer les décisions prises au niveau du site. Renseignées sur ce point, les organisations peuvent désormais prendre les mesures nécessaires pour éliminer les obstacles à la communication avec les résidents du site souffrant de déficiences auditives.
Conclusion
Les améliorations ne sont pas seulement possibles ; elles sont déjà une réalité. Il existe une prise de conscience croissante de la manière dont les problèmes de langue et de communication influencent la possibilité d’être entendu et d’avoir accès aux services[9]. Au fur et à mesure que les praticiens de l’aide humanitaire assimilent cette idée et tentent de nouvelles approches, nous continuons à apprendre, en tant que secteur, comment faire de la langue un facteur d’inclusion. Mettre la pratique à l’épreuve des questions simples énoncées ci-dessus peut constituer une partie importante de ce processus.
Daniel Davies dnledvs@gmail.com @Daniel_E_Davies
Ancien attaché principal Plaidoyer, CLEAR Global
Emily Elderfield emily.elderfield@clearglobal.org
Attachée Plaidoyer, CLEAR Global
[1] Si les locuteurs de langues marginalisées sont les plus touchés par le manque d’attention portée aux barrières linguistiques, il en va de même pour les locuteurs de langues dominantes qui n’ont que peu ou pas d’accès à l’éducation, les personnes souffrant d’un handicap qui touche leur capacité à communiquer quelle que soit la langue, les personnes qui parlent une langue dominante mais ne comprennent pas le vocabulaire technique ou peu familier, et les personnes confrontées à des obstacles communicationnels en raison d’une discrimination sociale.
[2] En 2018, Translators Without Borders (désormais CLEAR Global) a établi qu’à peine un enquêteur sur 24 dans le Nord-Est du Nigeria pouvait expliquer ce que signifiait « extrémisme » et que 78 % ne pouvaient pas expliquer « stigmatisation ». Cf. Translators without Borders (2018), The Words Between Us: How well do enumerators understand the terminology used in humanitarian surveys? A study from Northeast Nigeria. https://bit.ly/enumerator-comprehension
[3] Voir Translators Without Borders, Language Data by Country. https://translatorswithoutborders.org/language-data-by-country/
[4] Voir Translators without Borders, Language Questions in Humanitarian Data Collection, https://bit.ly/language-questions, et Translators without Borders (juillet 2021), Five easy steps to integrate language data into humanitarian and development programs. https://bit.ly/language-data-guide
[5] Translators without Borders (mars 2019), Rohingya Language Guidance: Building a better dialogue around gender issues. https://bit.ly/Rohingya-language-gender
[6] Par exemple, voir ACAPS & OIM (avril 2021), Our Thoughts: Rohingya Share Their Experiences and Recommendations. https://bit.ly/Rohingya-experiences-recommendations
Voir également Ground Truth Solutions (mai 2021), For Rohingya, trust begins with who is asking the questions. https://bit.ly/ethnicity-interviewer-effects
[7] Voir Translators without Borders, TWB Glossaries. https://translatorswithoutborders.org/twb-glossaries/
[8] Resource & Support Hub (2021), Comment tenir compte de la langue dans la recherche sur l’exploitation, les abus et le harcèlement sexuels (EAHS). https://bit.ly/langue-EAHS
[9] Kemp, E. (2018), « Langues et les principes directeurs », Revue Migrations forcées, n° 59. https://bit.ly/langues-principes-directeurs