Dans les situations de conflit, de catastrophe et de crise prolongée, les personnes déplacées ne se trouvent pas uniquement confrontées à des menaces physiques, mais également à des difficultés en termes de survie économique. Des taux élevés et généralisés de chômage ou des obstacles juridiques qui rendent difficile l’accès au marché du travail limitent les possibilités d’emploi et de revenus, et les conséquences du chômage en situation de déplacement peuvent être considérables ; malnutrition, privation de services élémentaires, détresse psychologique et conflits sociaux n’en sont que quelques résultats possibles.
Dans ce contexte, les programmes de transferts monétaires (PTM) ont acquis une importance croissante en tant qu’outil d’intervention humanitaire et de réduction de la pauvreté. Les PTM comprennent des transferts monétaires (à des familles ou des individus) qui peuvent être soit inconditionnels ou être soumis à une obligation, en contrepartie, d’acquérir une éducation, de suivre une formation, d’utiliser des services de santé ou d’effectuer un travail.
Programme de transferts monétaires dans le nord de l’Irak
Il y a actuellement environ 240 000 réfugiés et 900 000 personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) dans la région la plus au nord de l’Irak, et l’augmentation de population (25 % depuis 2012) qui en est la conséquence pèse encore davantage sur un marché du travail déjà très tendu. Dans ce contexte, les PTM ont été choisis comme mesure de stabilisation temporaire à l’intention des foyers les plus vulnérables, de manière à leur permettre de couvrir leurs besoins de base. Les PTM présupposent comme condition fondamentale la disponibilité de biens de première nécessité et le fonctionnement de marchés locaux capables de répondre à une augmentation de la demande. En outre, les bénéficiaires doivent être en mesure de recevoir des paiements en toute sécurité.
Les programmes de transferts monétaires de GIZ dans le nord de l’Irak ont deux composantes principales : rémunération en échange de travail et assistance monétaire polyvalente. Premièrement, grâce à un programme de rémunération en échange de travail, environ 26 000 personnes ont reçu des versements conditionnés à leur participation à un emploi temporaire, comme un soutien à la prestation de certains services publics, approvisionnement en eau, réparation de routes et activités sociales dans les écoles ou les centres communautaires. Deuxièmement, afin de tenir compte des personnes vulnérables limitées dans leur capacité de travailler (principalement les personnes handicapées, les chefs de famille monoparentale ou les personnes âgées), 5 500 bénéficiaires ont reçu des transferts monétaires inconditionnels par le biais d’une assistance monétaire polyvalente (AMP). Au niveau des foyers concernés, ces deux composantes ont touché conjointement environ 160 000 personnes[1].
Les avantages des transferts monétaires sont multiples. Au niveau individuel, il a été possible de démontrer que la mise à disposition d’un revenu facilement accessible sous la forme de transferts monétaires a contribué à stabiliser temporairement les foyers et à renforcer leur résilience face aux chocs extérieurs. Parmi les autres avantages des PTM, il convient de citer une plus grande variété du régime alimentaire, une amélioration de l’accès aux soins médicaux ainsi que la réduction de certains mécanismes de survie négatifs comme la vente continuelle d’actifs ou l’endettement. Il a été démontré que les AMP non assorties de conditions avaient des résultats particulièrement positifs dans la mesure où il est possible d’atteindre, grâce à ce type de transferts, les foyers les plus vulnérables et les plus exposés aux risques[2]. De plus, les PTM permettent aux bénéficiaires de prendre leurs propres décisions et d’utiliser leur revenu en fonction de leurs besoins individuels. Néanmoins, deux facteurs peuvent affecter l’impact stabilisateur des PTM et doivent donc être pris en considération : la durée des versements ou de l’emploi, et le montant du transfert ou la détermination de la rémunération[3].
Au plan sociétal, les transferts monétaires et l’augmentation de pouvoir d’achat qui s’ensuit peuvent stimuler l’économie locale et revitaliser les marchés. La reconstruction et la création d’une infrastructure sociale ou économique de base ainsi que le soutien apporté aux services communaux – grâce à l’échange de travail contre rémunération – ont généré des avantages matériels dans le nord de l’Irak et ont servi à renforcer la paix et la cohésion sociale entre les personnes déplacées et les communautés d’accueil. Ce dernier aspect est particulièrement important dans des situations de déplacement prolongé où des ressources et des services restreints doivent souvent être utilisés par des groupes divers présentant des différences ethnicoreligieuses et linguistiques considérables.
En dépit de ces aspects positifs, dans les situations conflictuelles, les programmes de transferts monétaires peuvent avoir des inconvénients et des conséquences imprévues. Le ciblage en est l’un des exemples ; dans les zones où les bénéficiaires potentiels sont très nombreux, il peut arriver que des frictions sociales émergent entre les personnes visées par le programme et celles qui n’en bénéficient pas. De plus, permettre aux participants de disposer librement de leur revenu signifie dans une certaine mesure que les donateurs acceptent de ne pas contrôler l’usage ultime qui est fait des fonds, même si le suivi effectué après distribution a montré que l’énorme majorité des bénéficiaires font un usage responsable du revenu ainsi obtenu.
Enseignements identifiés
Les principaux enseignements identifiés concernant le programme de transferts monétaires dans le nord de l’Irak visent quatre aspects distincts :
1. Associer les transferts monétaires à d’autres mesures complémentaires
En dehors des situations conflictuelles, les PTM sont souvent l’une des composantes mises en place dans le cadre de programmes plus complexes. En tant que mesure isolée, les PTM peuvent, même dans des circonstances particulièrement difficiles, apporter rapidement une assistance temporaire à des familles et des individus dans des endroits où les conditions précaires de sécurité et les délais de mise en œuvre particulièrement courts peuvent compliquer dès le départ la mise en place de mesures complémentaires. À un stade ultérieur d’une crise qui se prolonge, les transferts monétaires devraient toutefois être liés à d’autres mesures de soutien supplémentaires, comme l’acquisition de qualifications et la participation à des cours de formation, ou permettre l’accès à des services financiers tels que des subventions à la petite entreprise ou des produits d’épargne, et ce, en vue d’obtenir des effets durables qui se poursuivront au-delà de la phase de stabilisation initiale. De telles mesures peuvent s’avérer compliquées, mais elles sont particulièrement pertinentes dans le nord de l’Irak, car des crises successives y ont sérieusement limité les capacités d’absorption du marché du travail local, plus spécialement dans les secteurs à faible rémunération. Dans ce contexte, les AMP non assorties de conditions peuvent également promouvoir la création de moyens d’existence. Le projet de suivi de GIZ dans la région cherchera dès lors tout particulièrement à établir des liens entre transferts monétaires, promotion de l’emploi et activités génératrices de moyens d’existence, afin d’obtenir des résultats plus durables.
2. Recours à des critères tenant compte du contexte et du conflit pour cibler les bénéficiaires
Dans le nord de l’Irak, GIZ a inclus à ses projets des AMP non assorties de conditions afin de tenir compte des personnes qui ne sont pas capables de participer aux programmes de rémunération en échange de travail. Toutefois, des évaluations de vulnérabilité au niveau des foyers ont montré que seul un nombre très restreint de foyers est entièrement dans l’impossibilité de travailler (le critère utilisé à l’origine pour être inclus dans les programmes d’AMP). Le problème est bien davantage celui d’un manque d’emploi qui ne leur permet pas de faire face à l’intégralité de leurs besoins élémentaires. En conséquence, le projet a inclus dans le groupe de bénéficiaires admissibles les familles qui ont un accès limité au marché du travail mais remplissent les critères de sélection socio-économiques.
Pendant la phase de mise en œuvre des programmes d’AMP, un autre problème a émergé : la nécessité de recourir à une approche[4] dite de « poche de pauvreté », parce que le budget du projet n’était pas suffisant pour toucher toutes les familles potentiellement admissibles dans le nord de l’Irak. L’approche « poche de pauvreté » impliquait que les familles résidant en dehors des poches de pauvreté et remplissant les critères de sélection ainsi que les familles très marginalement moins pauvres n’avaient pas pu être intégrées au projet. Cette situation est devenue encore plus difficile parce que les communautés d’accueil étaient, elles aussi, de plus en plus affectées par le chômage et le sous-emploi provoqués par un durcissement de la crise économique, et qu’elles ne recevaient plus d’assistance sociale d’un gouvernement dont les restrictions budgétaires avaient rendu le système de sécurité sociale en grande partie dysfonctionnel. Ce dernier fait a considérablement augmenté le nombre potentiel de familles admissibles au programme d’AMP au sein de la communauté d’accueil pendant la période de mise en œuvre.
Le projet de suivi a été modifié de manière à éviter les tensions au sein de la communauté. Le programme d’AMP sera intégré à une composante « moyens d’existence » qui a pour but de renforcer la résilience à long terme des PDI, des réfugiés et des communautés d’accueil. Dans ce contexte, le programme d’AMP permettra de veiller à ce que les familles sélectionnées soient en mesure de couvrir leurs besoins élémentaires pendant la mise en place de mesures complémentaires (comme la formation ou la création de microentreprises).
3. Considération égale accordée aux personnes déplacées et aux communautés d’accueil
Dès le départ, des emplois temporaires et des programmes d’AMP ont été mis à disposition non seulement des réfugiés ou des PDI, mais aussi des résidents locaux qui remplissaient les mêmes critères de vulnérabilité. L’intégration des communautés d’accueil est particulièrement importante dans les zones de conflits où le niveau général de revenus est habituellement faible et où l’exclusion (perçue) de certains groupes pourrait contribuer à une concurrence croissante pour de faibles ressources ou même entrainer le recours à la violence. Les personnes déplacées se trouvent en compétition directe avec la population locale par rapport à un nombre de plus en plus restreint d’emplois dans les secteurs de faible rémunération. C’est pourquoi il était crucial pour GIZ de ne pas contribuer à favoriser des tensions en créant des programmes de transferts monétaires, conditionnels ou non, uniquement réservés aux réfugiés et aux PDI.
4. Mécanismes de paiement
Les versements peuvent être effectués en espèces ou à l’aide de bons, par le biais de transferts bancaires ou par paiements mobiles. Ici à nouveau, une approche attentive au contexte et au conflit est nécessaire pour garantir aux bénéficiaires un paiement sécurisé, et éviter d’exposer les employés du projet à des risques. En l’absence de système bancaire fonctionnel ou d’infrastructure numérique, et dans la mesure où établir des structures nouvelles demande habituellement beaucoup de temps et des ressources supplémentaires, il est souvent nécessaire et parfois préférable de recourir à des mécanismes de paiement déjà existants.
Le nord de l’Irak dispose d’un secteur financier très peu développé. Les populations préfèrent les transactions en espèces, et l’utilisation de services numériques – comme les paiements par téléphones mobiles – n’est pas encore courante. L’une des alternatives qui s’est avérée très efficace est le système des hawala, réseau traditionnel d’agents qui se chargent d’organiser les transferts d’argent[5]. Même s’il est vrai que les mécanismes internes de ce type de systèmes locaux doivent être soigneusement analysés afin d’éliminer tout risque d’effet adverse, ils peuvent offrir le meilleur et parfois le seul moyen de transférer des espèces dans des zones de conflit lorsque les délais sont limités.
Yvonne Deblon yvonne.deblon@giz.de
Conseillère principale, Division Gouvernance et Conflit
Patrick Gutekunst patrick.gutekunst@giz.de
Conseiller adjoint, Division Gouvernance et Conflit
La Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ) GmbH
[1] La taille moyenne des foyers dans le nord de l’Irak est de cinq personnes.
[2] Il est important de signaler que le recours à un programme d’AMP n’est pas uniquement limité à ceux qui ont une capacité de travail restreinte. Dans ce projet particulier, le programme a été conçu de manière à compléter une intervention de rémunération en échange de travail, mais il peut également s’appliquer à des familles qui ont une capacité de travail, et il a été utilisé à cet effet par d’autres agences dans le nord de l’Irak et ailleurs dans le monde.
[3] Dans le nord de l’Irak, les bénéficiaires du programme de rémunération en échange de travail reçoivent entre 21 et 50 US$ par jour pendant 40 jours, en fonction de leur niveau de compétence et des responsabilités qu’ils assument. Les bénéficiaires du programme d’AMP reçoivent trois versements consécutifs de 360 $ par mois.
[4] Une approche « poche de pauvreté » consiste à sélectionner les zones les plus démunies dans une région, en vue d’y implanter un projet, et là à nouveau, ce sont les foyers les plus pauvres qui sont sélectionnés comme bénéficiaires.
[5] Le système hawala est largement répandu au Moyen-Orient et en Asie. Il s’agit d’un réseau d’agents qui organisent des transferts monétaires, il est par sa nature même non contractuel et se fonde sur un lien de confiance bien établi entre différents agents individuels et l’ensemble du réseau hawala.