La Turquie accueille près de 3,3 millions de réfugiés enregistrés, la plupart provenant de Syrie. Le pays s’est révélé exemplaire en termes d’ouverture, et a fourni des efforts considérables pour soutenir les Syriens malgré le poids que cela fait peser sur les services sociaux. Ces mesures leur ont ouvert l’accès à d’importants services publics, tels que la santé, le logement, l’éducation et l’assistance sociale.
Après avoir reconnu, cependant, que les réfugiés ne pouvaient pas compter uniquement sur l’assistance sociale, le gouvernement turc a fait passer une loi en janvier 2016 permettant aux réfugiés syriens[1] d’obtenir des permis de travail formels. L’objectif était d’aider les réfugiés syriens à devenir économiquement indépendants, à s’affranchir de l’assistance sociale, et à contribuer à l’économie turque.
Le niveau de développement économique varie énormément d’une région à une autre en Turquie et dans certains cas les écarts entre les régions se sont accrus au cours des dernières années. De manière générale, l’augmentation du taux de chômage (qui a connu un pic à 13 % au début de l’année 2017) et la persistance du chômage affectant les jeunes (avec une moyenne nationale d’environ 19 %)[2] met en évidence le fait que le nombre d’emplois disponibles est insuffisant pour satisfaire toutes les demandes d’emploi.
Fait inquiétant, de nombreuses provinces parmi celles qui accueillent une importante population de syriens proportionnellement à la population locale et proportionnellement au nombre total de réfugiés syriens en Turquie font partie des plus désavantagées ; elles affichent une densité d’entreprises formelles bien inférieure à la moyenne, un faible taux net de création d’emplois formels, et ont en outre une population moins éduquée, une participation de main d’œuvre moins élevée, ainsi qu’un taux de chômage supérieur à la moyenne nationale. Les chiffres publiés par l’Agence turque pour la gestion des catastrophes et des interventions d’urgence, le Ministère de la santé turc et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) suggèrent qu’au moins la moitié des deux millions de Syriens en âge de travailler travaillent de manière informelle. Parmi eux, la plupart sont des hommes ; le pourcentage de femmes qui travaillent est bas, plafonnant à 7 % parmi les femmes âgées de 30 à 44 ans.
Obstacles à l’intégration des réfugiés dans l’économie formelle
Les réfugiés qui bénéficient actuellement d’aides monétaires en espèces provenant du programme d’assistance sociale financée par l’Union européenne, risquent de perdre leurs droits à cette allocation s’ils intègrent l’économie formelle. D’autres facteurs dissuasifs d’ordre géographique existent également. En effet le lieu où les réfugiés sont enregistrés détermine le lieu où ils ont le droit de chercher un emploi formel. Ainsi, de nombreux Syriens qui ont déménagé vers des marchés de l’emploi plus dynamiques tels qu’Istanbul, Ankara ou Izmir n’ont pas le droit de chercher un emploi formel dans ces lieux à moins de procéder à un changement de lieu d’enregistrement, ce qui se révèle être une procédure administrative compliquée et coûteuse.
Les faibles niveaux d’éducation ainsi que les données limitées concernant les types de compétences et d’expériences des Syriens résidant en Turquie sont d’autres obstacles qui entravent leur recherche d’emplois. Des chiffres compilés avant la guerre indiquent que les Syriens issus des provinces proches de la frontière turque avaient un faible niveau d’éducation comparativement à celui de la population turque. Environ 20 % des Syriens (originaires d’Alep et d’Idlib) avaient un niveau d’éducation secondaire ou supérieure. Selon les estimations ce taux serait inférieur (15 %) chez les personnes originaires de Raqqa, et supérieur (45 %) chez ceux originaires de Lattaquié. En Turquie, en moyenne 45 % de la population a un niveau d’éducation secondaire ou supérieure. Le niveau d’éducation inférieur des réfugiés syriens ainsi que le fait qu’ils n’ont pas de compétences reconnues ou attestées par des documents peut expliquer le faible taux de délivrance de permis de travail formels.
Le ministère du Travail, et le Service pour l’emploi public turc (ISKUR), la Banque mondiale et l’Union européenne ont initié une collaboration en vue de mener deux projets qui doivent adapter des services déjà accessibles aux citoyens turcs de manière à en faire bénéficier les Syriens. Ces initiatives, Aide pour l’emploi à l’appui des Syriens sous régime de protection temporaire et des communautés hôtes, et Renforcement des opportunités économiques pour les syriens sous régime de protection temporaire et des communautés hôtes en Turquie, ont été conçues en 2017. Les activités qu’ils mettent en place sont censées répondre, respectivement aux enjeux du côté de l’offre (c’est-à-dire relatifs à l’employabilité individuelle) et du côté de la demande (relatifs aux emplois et à l’activité économique) et seront mises en œuvre de 2018 à 2021. Durant la phase pilote actuellement en cours pour les deux projets, l’objectif consiste à fournir des services – et, lorsque cela est possible, des emplois – près de 15 000 personnes ; les systèmes qui sont mis en place actuellement devraient fournir par la suite des milliers d’emplois supplémentaires.
Activités axées sur l’offre d’emploi
Dans le cas des réfugiés syriens en Turquie, les activités axées sur l’offre tentent de relever les défis qui bloquent l’accès au travail formel (à savoir, l’accès aux permis de travail), aussi bien que les défis liés à l’employabilité qui empêchent le placement professionnel. Parmi les activités, on trouve des formations linguistiques, la mise en place de systèmes pour évaluer les compétences, des conseils, une aide à la recherche d’emplois en arabe, le tout accompagné de nombreuses incitations et aides financières. Les bénéficiaires peuvent également être orientés vers les autorités chargées de la formation professionnelle pour obtenir la reconnaissance de leurs qualifications étrangères, ou pour une évaluation de leur niveau d’éducation et de leur expérience professionnelle.
Il est nécessaire de fournir de meilleures informations aux demandeurs d’emploi sur la manière d’obtenir des permis de travail, tout comme il est primordial d’améliorer le système de demande et de délivrance des permis qui, pour l’heure, demeure largement non-informatisé. Entre janvier 2016 et novembre 2017, 15 022 permis de travail ont été accordés à des Syriens par le ministère du Travail, un nombre inférieur à celui escompté, et qui témoigne à la fois des difficultés d’accès à l’information, tant pour les réfugiés que pour les employeurs, et de problèmes résultants de systèmes informatiques défaillants qui ralentissent le traitement des demandes de permis. Le programme d’Aide pour l’emploi à l’appui des Syriens sous régime de protection temporaire et des communautés hôtes se concentre sur la mise en place de programmes de sensibilisation diffusés via différents canaux et en plusieurs langues dans l’objectif d’améliorer la compréhension du processus et le fonctionnement des systèmes informatiques.
Des efforts ont été déployés par divers acteurs humanitaires et du développement pour permettre aux réfugiés syriens d’acquérir des compétences linguistiques et professionnelles, et ce, dès les premières années de leur arrivée. Certaines, parmi ces initiatives, ont porté leurs fruits et ont fourni des compétences précieuses qui ont permis à de nombreux réfugiés d’entrer sur le marché du travail, quoique souvent de manière informelle. Cependant, un grand nombre de programmes offerts étaient d’envergure limitée, conçus en grande partie en marge des institutions gouvernementales, presque entièrement tributaires de fonds externes, et ne reposant pas sur le système existant d’intégration de l’emploi utilisé par la population locale. En conséquence, bon nombre de formations mises en place n’étaient pas reconnues officiellement par le système de l’Éducation nationale turc, rendant l’obtention de certificats attestant de leurs compétences et de diplômes officiels par le biais de ces formations difficile pour les réfugiés.
Dans le cadre de ce programme, ISKUR a reçu pour mission d’aider les réfugiés à pénétrer le marché du travail formel du fait de l’expérience acquise lors de la prestation de services d’aide à l’emploi à plus de trois millions de citoyens turcs chaque année[3]. Actuellement ISKUR élabore un outil qui permettra d’évaluer les compétences linguistiques, cognitives et techniques des réfugiés pour pouvoir ensuite, à l’aide de ces données, aider les réfugiés syriens à trouver un emploi, et identifier les individus qui ont besoin d’une formation supplémentaire d’aide à l’intégration dans le milieu professionnel. Comme c’est déjà le cas pour la population locale, les programmes de formation prévus pour les réfugiés seront dispensés par des organismes de formation publics ou privés certifiés par le ministère de l’Education nationale, et ils seront accompagnés d’aides financières allouées aux participants.
Les programmes actifs du marché du travail conçus par ISKUR pour les citoyens turcs – tels que des formations sur le lieu de travail, des formations à l’entreprenariat et des programmes de type « travail contre rémunération » – sont en cours d’adaptation pour qu’ils puissent également s’appliquer aux Syriens. Lors de formations sur le lieu de travail, le participant est employé, et le programme s’engage à financer un salaire minimum net, ainsi qu’une assurance couvrant les accidents du travail, les maladies professionnelles et l’assurance maladie. La participation à une formation sur le lieu de travail et l’obtention d’une expérience professionnelle en Turquie peuvent aider les bénéficiaires du programme à rester employés, ou à entamer une transition vers un autre emploi.
Pour ceux qui sont les moins susceptibles d’être employés, l’orientation vers un projet de « travail contre rémunération » est plus adapté mais cela doit demeurer une solution de dernier recours car ce type de programme en soi ne débouche habituellement pas sur un emploi permanent. Les populations cibles sont constituées de femmes et de personnes jeunes âgées de 15 à 29 ans, résidant dans des localités sélectionnées. Pour ces travailleurs, c’est ISKUR qui finance leur rémunération à hauteur du salaire minimum brut et paye leur permis de travail. Ceux qui participent aux programmes « travail contre rémunération » reçoivent un accompagnement complet leur permettant de se familiariser avec leur lieu de travail, d’accroitre leur motivation et de développer leurs propres réseaux. Les demandeurs d’emploi réfugiés recevront un accompagnement permanent, par le conseil, l’aide à la recherche d’emploi, et un soutien au moment de commencer un nouvel emploi, dispensé par des conseillers qualifiés employés par ISKUR, et aidés par des interprètes en cas de besoin.
Activités axées sur la demande d’emploi
Le manque de données sur les professions et les compétences les plus recherchées par les employeurs est un défi conséquent auquel sont confrontées toutes les parties prenantes qui investissent dans la formation professionnelle, en particulier dans les zones où réside la plupart des Syriens. Le manque d’informations fiables a empêché les prestataires de formation de concevoir et de mettre en place des programmes appropriés de développement de compétences pour encourager un emploi durable. La première activité dans le cadre du programme Renforcement des opportunités économiques pour les syriens sous régime de protection temporaire et des communautés hôtes en Turquie est la création d’un système fonctionnant grâce à une base de données qui pourra évaluer les besoins des employeurs en termes de professions et de compétences, qui prendra tout particulièrement en compte les provinces où sont concentrés les plus grands nombres de réfugiés. Les informations tirées de cet exercice pourront servir à orienter les prestataires de formations, avec un suivi permanent de l’évolution de la demande.
La promotion de l’activité économique et de l’entreprenariat figurent également au coeur des activités axées sur la demande. La Banque mondiale, en partenariat avec le gouvernement turc, est en train de concevoir des activités de ce type visant à promouvoir l’entreprenariat, le démarrage d’entreprises et la création d’emplois formels auprès des réfugiés syriens et des citoyens turcs dans des communautés locales sélectionnées.
Les femmes syriennes, en particulier celles qui viennent de provinces frontalières où il est habituel de rencontrer un niveau d’éducation très bas, ont peu de chances de devenir économiquement actives dans des emplois salariés standard du secteur privé. Ainsi, le projet de soutien à l’entreprenariat dans le cadre plus général des interventions axées sur la demande comprend un volet ciblant les femmes qui sont attachées à un endroit spécifique (que ce soit leurs maisons ou leurs villes) pour des raisons culturelles ou familiales. Il promeut la création d’entreprises sociales qui produisent des biens à vendre. Les activités comprennent une assistance technique pour aider le gouvernement et les autorités locales à développer et mettre en œuvre un modèle commercial durable pour les entreprises sociales gérées par des femmes qui travaillent de manière indépendante, un soutien financier pour la création de l’entreprise sociale, un soutien à l’entreprenariat et un soutien pour documenter les expériences de ces entreprises sociales de manière à répliquer le développement d’initiatives similaires. Ce modèle privilégiera la durabilité pour s’assurer qu’un plus grand nombre de femmes deviennent économiquement actives suite à l’investissement initial.
Depuis 2017, environ 6 000 entreprises formelles ont été créées par des Syriens en Turquie, un chiffre qui atteint les 20 000 si l’on tient compte des entreprises informelles[4]. Dans le cadre du programme, et grâce au soutien de partenaires au développement, un programme de micro-crédits est en train d’être conçu de concert avec le gouvernement dans le but d’encourager les entrepreneurs syriens à monter et à enregistrer de nouvelles entreprises, ou pour les inciter à enregistrer des entreprises qui fonctionnent déjà, mais de manière informelle. Un second programme de micro-crédits est en cours d’élaboration ; il visera les entreprises formelles existantes tenues par des Syriens ou des Turcs qui sont établies dans des zones où résident de nombreux Syriens pour les encourager à étendre leurs capacités de production de manière à pouvoir recruter de nouveaux employés. La phase pilote permettra d’évaluer les effets du programme sur la création de nouvelles entreprises et de nouveaux emplois.
Données et évaluation
Lors de la préparation des différents programmes, des équipes d’experts se sont appuyées sur les données disponibles provenant de Turquie et d’ailleurs dans le reste du monde. Cependant, le manque de comptes rendus et d’évaluations sur les impacts des programmes liés au travail ciblant les réfugiés a limité la capacité de l’équipe à tirer parti des expériences antérieures, que ce soit en Turquie ou dans des contextes similaires. Heureusement, toutes les parties prenantes ont convenu de l’importance de tirer les enseignements de cette expérience pour guider les futurs travaux en Turquie et ailleurs. Les équipes ont donc conçu un solide cadre de suivi et d’évaluation et procéderont à des évaluations périodiques. Deux leçons ont émergé à ce jour.
Premièrement, l’identification des obstacles contextuels à l’emploi et à l’employabilité est une tâche qu’il faut absolument accomplir dès le début, de manière à trouver des solutions à ces problèmes le plus tôt possible. Connaitre dès l’abord les facteurs qui dissuadent les institutions de promouvoir le travail formel, les employeurs de proposer des emplois formels, et les travailleurs de rechercher des emplois formels, présente un avantage indéniable afin d’avoir des attentes réalistes vis à vis des changements réglementaires et des investissements, et d’éviter des comportements inattendus (négatifs).
Deuxièmement, les investissements réalisés au service des personnes doivent être effectués de manière durable et doivent accroître l’efficacité des dépenses et l’utilisation efficace des ressources. Les acteurs devraient, dès que possible, chercher à renforcer les systèmes nationaux plutôt que de créer des structures séparées qui dépendent d’un soutien financier et technique externe. Ce faisant, les praticiens du développement peuvent aider les gouvernements à renforcer leurs systèmes institutionnels de prestation de services essentiels, à assurer la durabilité des investissements et à apporter un soutien plus efficace aux réfugiés pour qu’ils deviennent autonomes et participent activement à l’économie.
Ximena V Del Carpio xdelcarpio@worldbank.org
Directrice de programme, Inclusion sociale
Sirma Demir Seker sdemirseker@worldbank.org
Economiste, Protection sociale et emplois
Ahmet Levent Yener alyener@worldbank.org
Spécialiste principal, Santé nutrition et population
Banque mondiale www.banquemondiale.org
[1] Désignés officiellement par la Turquie par l’expression « sous protection temporaire » mais désignés ici par le terme de « réfugiés » pour faciliter la lecture. La Loi n° 6458 sur les étrangers et la protection internationale, adoptée en 2013, et la réglementation n° 29153 relative à la protection temporaire des Syriens qui a pris effet en 2014, règlementent leur protection. Les Syriens qui sont entrés sur le territoire turc après le 27 avril 2011, ont été placés rétroactivement sous protection temporaire.
[3] ISKUR (2017) Annual Report http://bit.ly/ISKUR2017
[4] Karasapan O (2017) ‘Syrian businesses in Turkey: The pathway to refugee integration?’ Brookings Institution www.brookings.edu/blog/future-development/2017/10/03/syrian-businesses-in-turkey-the-pathway-to-refugee-integration/