La « protection sociale » se rapporte généralement aux programmes et aux politiques visant à réduire la pauvreté, la vulnérabilité et les risques que les populations peuvent rencontrer. Traditionnellement, il s’agissait d’initiatives dirigées par l’État. Toutefois, depuis peu, ce terme est devenu courant dans le domaine du développement international, dans le cadre duquel les acteurs internationaux s’efforcent d’atténuer la pauvreté, tant en collaboration avec les États, qu’en l’absence de ces derniers.
La protection sociale pour les réfugiés inclut également les efforts déployés par les communautés de réfugiés elles-mêmes pour s’entraider. Une recherche conduite en Ouganda et au Kenya[1] révèle comment les réfugiés œuvrent à soutenir leur communauté, la protéger, la défendre et transformer ses perspectives. Cette assistance, que nous appelons « protection sociale gérée par les réfugiés », englobe des activités pour combattre les vulnérabilités, par exemple en fournissant de la nourriture, un abri, une éducation et des soins de santé, mais aussi des activités de plaidoyer et la transformation des structures locales et internationales qui en résulte, comme par exemple les lois et les systèmes humanitaires, qui peuvent entraver, plutôt que faciliter l’accès des réfugiés à de telles fournitures.
La protection sociale gérée par les réfugiés
En règle générale, les acteurs humanitaires partent du principe que la protection sociale au Kenya et en Ouganda est intégralement assurée par les initiatives publiques, les entreprises sociales et les acteurs de la société civile. Cette hypothèse pose de sérieux problèmes et elle est alimentée par une perception des réfugiés comme étant des bénéficiaires passifs de l’assistance, une représentation qui a maintenant été démystifiée. Bien que les recherches sur les réfugiés et l’élaboration des politiques accordent de plus en plus d’importance à la reconnaissance et à la confirmation du pouvoir d’action des réfugiés, la protection sociale gérée par les réfugiés reste un sujet encore trop peu exploré par les universitaires, les décideurs et les praticiens.
Personne ne répond aux besoins élémentaires des réfugiés établis en milieu urbain, par exemple l’alimentation et l’abri, si bien qu’ils doivent trouver les moyens de devenir autonomes. Cependant, la concurrence au sein des économies locales, la discrimination, le manque d’accès aux permis de travail et la reconnaissance limitée, ou inexistante, de leurs qualifications étrangères peuvent rendre particulièrement difficile cette quête d’« autonomisation » individuelle. Les groupes et les organisations formels et informels dirigés par des réfugiés offrent à leurs homologues des moyens de s’appuyer sur des réseaux d’assistance, et de contribuer à ces réseaux, qui dépassent les moyens limités du HCR (l’agence des Nations Unies pour les réfugiés) et de ses partenaires. Notre recherche au Kenya et en Ouganda a observé que ces systèmes de soutien peuvent s’organiser autour de la solidarité tribale, ethnique ou nationale, comme en témoignent certaines organisations telles que la communauté de Banyamulenge à Nairobi et l’Association de la communauté somalienne à Kampala, ou peuvent être de nature confessionnelle, comme en témoignent les mosquées et les églises de ces deux villes qui organisent des collectes pour les familles de réfugiés.
Aux côtés du soutien religieux et culturel moins structuré, on trouve des organisations communautaires, formelles et informelles, établies par les réfugiés. Ces organisations revêtent de nombreuses formes, et certaines sont liées aux réseaux de soutien culturel et religieux informels décrits ci-dessus. À Nairobi, des entreprises sociales dirigées par des réfugiés, telles que L’Afrikana, forment tant les réfugiés que les autochtones aux arts et à la confection vestimentaire, et réinvestissent les bénéfices de la vente de leurs produits dans des projets qui aident les enfants vulnérables des communautés locales et de réfugiés en payant leurs frais scolaires. Dans la même veine, URISE à Kampala propose des formations aux jeunes, y compris dans les domaines de l’infographie, de l’impression sur T-shirt, de la musique, de la vidéographie et de l’informatique, dans l’objectif de leur transmettre les compétences qui leur permettront de subvenir à leurs besoins et de se bâtir un avenir meilleur. D’autres groupes, tels que RefugeeCare à Nairobi, se consacrent à la distribution d’aliments et de vêtements aux réfugiés dans le besoin. D’autres encore, à l’instar de Kobciye à Nairobi et de Hope for Refugees in Action à Kampala, dirigent des coopératives d’épargne et de prêt, et des programmes de formation à l’entrepreneuriat pour permettre à leurs membres de démarrer leurs propres initiatives génératrices de revenus.
À Nairobi, des groupes tels que Tawarkal et Save World Trust fournissent des services de conseil et de traumatologie aux réfugiés pour qui il est extrêmement difficile de surmonter un traumatisme et d’affronter leurs problèmes psychologiques. D’autres activités se rattachent à l’activisme politique : des militants sud-soudanais déplacés travaillent à la fois à Kampala et à Nairobi pour coordonner des activités de consolidation de la paix dans leur pays d’origine, tandis que la Fédération des Congolais de l’étranger œuvre pour changer l’image de son pays et plaider en faveur de la fin des conflits. Ces activités constituent une protection sociale qui dépasse l’échelle individuelle, dans la mesure où l’amélioration de la sécurité des pays d’origine permet aux réfugiés de se rapatrier, tandis que les efforts de consolidation de la paix et de plaidoyer se concentrent souvent sur la construction ou la reconstruction des services sociaux nationaux.
Même dans les camps et les installations, où l’assistance formelle est plus facilement disponible et accessible, les réfugiés trouvent également leurs propres moyens de s’entraider et de soutenir leur communauté. Dans l’installation de Nakivale, une organisation communautaire met à profit les compétences professionnelles d’un docteur et d’un avocat, tous deux réfugiés, pour traiter les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexes (LGBTI) chez elles la nuit, pour éviter la stigmatisation rencontrée dans la clinique du camp. Comme l’homosexualité est illégale en Ouganda et que le personnel de la clinique du camp se compose d’Ougandais, les personnes LGBTI courent le risque d’être discriminées et même persécutées si elles sont identifiées ; cette organisation communautaire comble donc une importante carence dans l’assistance à un groupe de réfugiés marginalisés. La Fondation Wakati forme de jeunes hommes inactifs à la construction pour qu’ils aident à construire des logements pour les familles vulnérables qui devraient sinon dormir sous des bâches en plastique. Enfin, des groupes informels de femmes somaliennes accueillent les nouveaux arrivants et offrent de la nourriture, un abri et de la chaleur à ceux qui arrivent lorsque les bureaux du HCR sont fermés.
De nombreux réfugiés nous ont confié que, lorsqu’ils ont besoin d’aide, ce n’est généralement qu’en dernier recours qu’ils font appel aux fournisseurs officiels d’assistance. Que ce soit au Kenya ou en Ouganda, l’immense quantité de cas que doivent traiter les agences dissuade les réfugiés de solliciter les services officiels ; les réfugiés nourrissent également des inquiétudes quant à la corruption. Qui plus est, les personnes interrogées citent le caractère impersonnel de ces services et l’absence d’investissement réel dans l’avenir des réfugiés comme deux raisons importantes pour lesquelles ils préfèrent les groupes locaux de plus petite taille. Là, les réfugiés reçoivent une assistance apportée par des personnes qu’ils connaissent, dans le cadre d’une relation qui dépasse souvent celle du bienfaiteur et du bénéficiaire.
Mieux soutenir la protection sociale gérée par les réfugiés
Certaines activités de protection sociale gérées par les réfugiés bénéficient du financement d’acteurs internationaux : par exemple, depuis 2009, le UNHCR puise dans son Fonds de protection sociale pour offrir des petites allocations à des projets conçus et mis en œuvre par les réfugiés eux-mêmes, appelés aussi « projets d’auto-assistance des réfugiés ». Les organisations non-gouvernementales (ONG) travaillant avec les communautés de réfugiés ont souvent été critiquées pour leur compréhension simpliste de ces communautés, qui ne tient nullement compte des contextes historiques, régionaux et nationaux plus généraux. En comprenant mieux les contextes dans lesquels la protection sociale gérée par les réfugiés est apportée, les acteurs externes peuvent également mieux comprendre les conditions dans lesquelles ils peuvent soutenir les réfugiés et forger des partenariats avec eux le plus efficacement possible.
L’un des grands défis cités par de nombreux groupes décrits ici est le manque d’accès à des partenariats composés d’acteurs plus puissants, dont les financements et les formations peuvent donner aux groupes des occasions de se développer, d’accentuer leur impact et d’assurer leur viabilité. Au lieu d’inviter les réfugiés à participer en tant qu’agents d’exécution ou mobilisateurs pour des programmes prédéfinis, l’établissement de partenariats avec eux signifie que la protection sociale gérée par les réfugiés peut conserver les caractéristiques qui lui permettent de mieux se positionner pour atteindre les communautés pauvres.
En plus de comprendre quand et où un partenariat pourrait favoriser l’autonomisation, il est important de noter que des actions cohésives sont indispensables pour établir un programme de protection sociale transformateur (c’est-à-dire, un programme qui ne cherche pas seulement à protéger les personnes contre les risques liés à la pauvreté, mais qui s’attaque également aux causes structurelles de cette pauvreté). On peut observer ce besoin de solidarité dans la construction de consortiums d’organisations dirigées par des réfugiés. Ensemble, elles peuvent travailler en faveur de causes communes et, en principe, l’établissement de réseaux peut être un moyen de partager leur expertise et leurs connaissances, mais aussi « d’élever » des organisations moins établies. Le renforcement des réseaux peut rendre plus visibles et plus formelles les organisations dirigées par les réfugiés, et créer des possibilités de plaidoyer. Toutefois, tandis que de tels efforts pour promouvoir la solidarité à Kampala et à Nairobi sont en cours, il est difficile d’atteindre une cohésion stratégique, notamment à cause de la méfiance. En effet, les réfugiés soupçonnent les partenaires d’exécution et opérationnels du HCR de coopter les idées des organisations de réfugiés, qui ont peu de recours pour s’y opposer. En conséquence, les organisations dirigées par les réfugiés sont moins enclines à faire appel aux organisations nationales et internationales desquelles elles pourraient, en théorie, recevoir des financements ou une autre forme d’assistance. En plus de renforcer les silos dans lesquels les organisations de réfugiés travaillent souvent, cette méfiance exclut toute possibilité de sensibilisation à l’existence de ce type important de protection sociale.
Il existe également un risque que les organisations internationales perçoivent les activités de protection sociale gérées par les réfugiés comme un moyen d’économiser, en transférant leur travail à d’autres organisations (y compris celles qui manquent de ressources), ce qui pourrait également nuire à la qualité de l’assistance. Les organisations internationales et les partenaires locaux doivent demeurer conscients des inégalités entre les différentes formes d’assistance organisationnelle et prendre des mesures pour s’assurer que le travail indispensable des réfugiés est soutenu et valorisé comme il se doit.
Notre recherche remet en question l’idée que les organisations dirigées par des réfugiés sont des acteurs marginaux ; au contraire, elles jouent un rôle central dans la vie de nombreuses personnes déplacées. On ne peut pas sous-estimer le rôle que les réfugiés remplissent, non seulement en créant des filets de sécurité communautaires, mais aussi en créant de véritables opportunités de changement en faisant la promotion des communautés de réfugiés comme acteurs de l’assistance. Toutefois, l’efficacité de la protection sociale gérée par les réfugiés peut être assurée uniquement si elle continue d’être impulsée par les réfugiés eux-mêmes, étant donné qu’ils sont les mieux placés pour comprendre ces besoins. Les acteurs cherchant à établir des partenariats avec les organisations de réfugiés doivent préserver et valoriser la proximité des réfugiés avec les personnes qu’ils cherchent à aider ou, sinon, ils risquent de perdre ce qui en fait des acteurs si importants au sein du système humanitaire international en premier lieu.
Evan Easton-Calabria evan.easton-calabria@qeh.ox.ac.uk
Chercheuse
Kate Pincock kate.pincock@qeh.ox.ac.uk
Chargée de recherche
Centre d’études sur les réfugiés, Département de développement international, Université d’Oxford
https://www.rsc.ox.ac.uk/research/the-global-governed-refugees-as-providers-of-protection-and-assistance
[1] « The Global Governed? Refugees as Providers of Social Protection and Assistance » est un projet de deux ans financé par l’ESRC-AHRC qui vise à documenter et comprendre les activités de plus de 60 initiatives dirigées par des réfugiés dans des zones urbaines (Nairobi et Kampala), des installations (Nakivale) et des camps (Kakuma). Professeur Alexander Betts dirige ce projet à titre de chercheur principal.