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La grande inconnue du coût des camps : conséquences pour une réponse plus durable à la question des réfugiés
  • Lucy Earle, Kate Crawford et Margarita Garfias Royo
  • November 2024
Réfugiés syriens vivant au sein d’une communauté jordanienne. On peut voir le camp de Zaatari à l’arrière-plan, CC sur flickr.com. Crédits : Salah Malkawi/PNUD

Le manque de transparence de l’octroi de financements pour l’eau, l’assainissement et l’hygiène à destination des réfugiés syriens en Jordanie affaiblit la capacité à planifier une réponse plus durable et rentable et soulève des questions pour l’ensemble du secteur.

Les acteurs du secteur humanitaire en Jordanie répètent à l’envi que les camps accueillent seulement 20 % des réfugiés syriens alors qu’ils reçoivent 80 % du financement humanitaire. Cet écart de financement et d’attention entre les populations des camps et les populations urbaines a été l’élément déclencheur d’un projet de recherche de l’Institut international pour l’environnement et le développement (IIED), qui posait la question suivante : si les camps n’existaient pas, que pourrait-on espérer en matière d’infrastructures durables et de services de base pour tous (personnes déplacées et populations d’accueil) ? L’équipe en charge de l’étude a choisi de se concentrer sur l’eau, l’assainissement et l’hygiène (WASH), problématique qui est au cœur des inquiétudes en Jordanie, l’un des pays du monde les plus déficitaires en eau.

Le projet s’est donné pour mission de comparer les coûts actuels des infrastructures WASH dans le camp de Zaatari et le coût estimé d’un éventail de scénarios relatifs à l’eau et à l’assainissement dans un quartier de Mafraq qui accueille de nombreux réfugiés. Au début du projet d’origine, les chercheurs pensaient qu’il était possible d’obtenir des données financières sur les dépenses en WASH à Zaatari. Cet article présente les raisons pour lesquelles ces informations n’ont jamais pu être identifiées et ce que cela implique pour la conception d’une réponse plus durable, sur les plans économique, social et environnemental, aux besoins des réfugiés. L’incapacité à obtenir des données financières de manière transparente et exhaustive entrave la réflexion et ne permet pas d’améliorer le déploiement de services importants, tels que les services WASH. Plus généralement, la tendance à enregistrer les dépenses par secteur, plutôt que par lieu, empêche toute forme d’analyse coûts-bénéfices sur le soutien fourni à diverses populations de réfugiés (par ex. dans les camps par rapport aux populations urbaines).

Eau, assainissement et hygiène dans le camp de Zaatari – Tensions politiques et décisions coûteuses

La Jordanie a l’un des taux de réfugiés par habitant les plus élevés au monde. Depuis la création de l’État jordanien, de nombreuses nationalités différentes sont venues chercher la sécurité à l’intérieur de ses frontières. L’afflux de grande ampleur le plus récent correspond à l’arrivée des réfugiés syriens depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2012. À ce jour, l’ONU comptabilise plus de 630 000 réfugiés syriens, et le gouvernement jordanien estime le nombre total de réfugiés, y compris les réfugiés non déclarés, à plus d’un million d’individus.

Devant l’explosion du nombre de personnes traversant la frontière en 2012, le gouvernement jordanien, avec le soutien de l’ONU, a créé le camp de Zaatari. Au maximum de sa capacité en avril 2013, il accueillait environ 200 000 personnes. Mais de nombreux réfugiés ont quitté le camp, soit par le biais de « sponsors » jordaniens qui leur ont permis de s’installer dans des communautés d’accueil, soit sans autorisation officielle. La population de Zaatari s’est stabilisée en 2014 et s’établit aujourd’hui à environ 80 000 habitants. Le gouvernement a bâti un deuxième camp, Azraq (ouvert en 2014), qui accueille environ 40 000 personnes. Environ 20 % de la population des réfugiés syriens en Jordanie réside dans des camps, tandis que 80 % demeure en grande majorité dans les zones urbaines de Mafraq, Irbid et Amman.

L’UNICEF est responsable du secteur WASH pour les réfugiés en Jordanie depuis 2012, date à laquelle il a accepté cette responsabilité sur demande du HCR. Les premières années, l’UNICEF a rencontré de vives résistances, car le gouvernement jordanien souhaitait éviter de construire des infrastructures permanentes. Il craignait, en effet, d’envoyer un message suggérant que les Syriens pouvaient rester dans le pays sur le moyen, voire le long terme. Cette contrainte explique la mise en place d’interventions temporaires très coûteuses dans un premier temps.

Tout d’abord, l’UNICEF dépendait d’entrepreneurs pour la mise en place rapide d’infrastructures temporaires à coût élevé. Ensuite, l’eau potable a dû initialement être acheminée par camion et les eaux usées devaient être évacuées de la même manière, une solution onéreuse en soi, mais dont le coût a été encore aggravé par une fraude généralisée de la part des sociétés de transport. En outre, le choix précipité du site s’est révélé très coûteux : Zaatari est situé au-dessus de l’une des plus grandes nappes aquifères de Jordanie, avec un risque d’infiltration des eaux usées.

Mais la résistance du gouvernement jordanien ayant fini par s’atténuer, la planification des réseaux d’eau et d’égouts a pu commencé en 2013. Comme le système de distribution d’eau et le réseau d’égouts étaient tous deux fonctionnels à la mi-2019, l’acheminement de l’eau et des eaux usées par camion était censé disparaître progressivement. Pourtant, alors que tous les hébergements du camp étaient raccordés au réseau d’eau, une étude de 2022 a montré que l’eau fournie à 30 % des foyers ne couvrait pas tous leurs besoins. Face à cette situation, des informateurs clés ont signalé que l’acheminement de l’eau par camion restait nécessaire les mois d’été.

Recherche de données financières sur les dépenses en eau, assainissement et hygiène à Zaatari

Après ces difficultés initiales, l’UNICEF a continué de fournir des services WASH à Zaatari, passant d’un dispositif temporaire à un système de réseau plus permanent. Mais pour quel coût ? Et comment comparer ce coût à la fourniture de services WASH dans une zone urbaine ? L’équipe de recherche s’est fortement investie pour apporter des réponses à ces questions.

Entre 2021 et 2024, les chercheurs ont formulé des demandes répétées d’entretiens avec le personnel de l’UNICEF dans les bureaux nationaux, régionaux et internationaux de la fondation. Un seul membre du personnel a accepté d’être interviewé  mais il n’était pas autorisé à fournir des données sur les coûts.

L’équipe de recherche a vite compris qu’elle allait devoir elle-même estimer ces coûts. Elle a donc lancé une recherche approfondie sur Internet pour trouver des données publiques sur les dépenses investies dans le camp de Zaatari. Elle a ensuite cherché à élaborer une chronologie des infrastructures WASH dans le camp, à identifier les facteurs de coûts et à estimer le coût des investissements dans les infrastructures WASH, de leur fonctionnement et de leur entretien. Ces recherches se sont accompagnées d’entretiens semi-structurés avec des informateurs clés travaillant pour des ONG et d’autres agences impliquées dans la gestion de l’eau, de l’assainissement et de l’hygiène.

Enfin, l’équipe de recherche s’est renseignée auprès de représentants du gouvernement jordanien au sujet du flux de financements internationaux pour le camp de Zaatari. Depuis 2015, le gouvernement jordanien, soutenu par l’ONU, publie régulièrement des Plans de réponse jordaniens indiquant les besoins de « résilience » (pour le pays entier) et les « besoins des réfugiés » (à la fois dans les camps et dans les communautés d’accueil). Ces plans incluent une évaluation des coûts des services WASH, mais pas les dépenses. En outre, ils ne font pas toujours la distinction entre les deux camps. Le gouvernement jordanien n’a pas été capable de fournir des données isolées sur les flux de financement ou les dépenses.

L’analyse du document en ligne soulève des doutes concernant la capacité de l’UNICEF à accéder à des données fiables sur les dépenses afin de juger l’efficacité de sa propre réponse. L’évaluation indépendante commanditée par l’UNICEF sur les cinq premières années de son action en matière de services WASH en Jordanie, et confiée à l’International Solutions Group (ISG), a mis en exergue les points suivants :

« Ni UNICEF Jordanie ni le programme WASH n’effectue de suivi des dépenses à des fins de gestion. L’équipe en charge de l’évaluation n’a pas pu obtenir de documents attestant des dépenses par année, activité, composante du programme ou groupe bénéficiaire. En outre, le programme n’assure aucun suivi de ses coûts indirects ou généraux ni des dépenses administratives en lien avec le programme. Il est donc difficile d’identifier les ressources requises pour gérer et exécuter le programme ou pour le comparer à d’autres programmes similaires. »

Les évaluateurs estiment que le budget du programme WASH s’est établi autour de 355 millions USD entre 2013 et 2017. Ils en concluent que 63 % des dépenses totales sur la période ont été consacrées aux camps, par rapport aux réfugiés situés ailleurs dans le pays. L’évaluation n’a pas été en mesure de fournir des données isolées sur le coût de la fourniture des services WASH pour le camp de Zaatari seul.

Une deuxième évaluation menée par IQVIA, couvrant la période 2018-2022, ne contient que peu d’informations sur les dépenses. Elle indique que le budget global du programme WASH en Jordanie sur la période était de 139 millions USD, mais n’entre pas dans les détails. Le rapport fournit un tableau présentant les montants planifiés annuellement, comparés aux montants financés pour les quatre années du programme. Mais, étrangement, ni le total des montants planifiés ni le total des dépenses n’équivaut à 139 millions de dollars.

Enfin, l’équipe de recherche s’est tournée vers le portail de l’Initiative internationale pour la transparence de l’aide (IITA). L’IITA fournit une norme commune pour la publication d’informations en lien avec les programmes d’aide humanitaire et héberge un portail en ligne pour stocker les données.

L’IITA ne contenait aucune donnée pour la période 2011-2014, malgré la prise en charge par l’UNICEF en 2012 de la fourniture de services WASH à la Jordanie. Quelques chiffres sont cependant proposés pour la période 2015-2020. Le total enregistré pour les projets de l’UNICEF était bien inférieur aux coûts totaux estimés pour la réponse de l’ISG (dans le premier rapport d’évaluation). De nombreux postes de dépense (d’une valeur totale de 5,7 millions USD) ne pouvaient pas être identifiés par type et ceux d’une valeur totale de 60 millions USD ne comportaient pas de données sur la localisation. La base de données ne contenait presque aucune trace de dépenses identifiables en lien avec l’assainissement. Enfin, les données de l’UNICEF détaillaient des montants insignifiants dépensés pour des classeurs et des affiches dans le cadre de visites de donateurs, mais ne fournissaient aucun détail concernant de gros appels d’offres de construction ou des accords-cadres. Ceci suggère qu’il est possible de tenir des registres, mais que ce n’est pas fait ou que ces registres ne sont pas partagés avec l’IITA.

De nombreuses raisons peuvent expliquer pourquoi personne n’a enregistré de données sur les dépenses au début de la réponse, notamment l’ampleur de la crise syrienne, le grand nombre de donateurs et d’organisations de mise en œuvre, le taux de renouvellement important du personnel et le manque de volonté institutionnelle souligné par l’ISG ci-dessus. On peut aussi penser que les institutions aient trouvé embarrassant le coût élevé de la réponse en matière de services WASH, et que cela a pu empêcher la publication des données existantes sur les coûts.

Pourquoi le manque de données sur les dépenses en eau, assainissement et hygiène est-il si préjudiciable ?

Au niveau du programme, un manque de transparence sur les coûts du camp empêche toute discussion sur l’efficacité des solutions techniques de WASH mises en place ou sur les implications à long terme de la prise de décisions lors de la phase d’urgence. Les enseignements de Zaatari pour les spécialistes de l’eau, de l’assainissement et de l’hygiène et pour les gestionnaires de programmes n’ont peut-être pas été tirés. Mais il existe aussi des conséquences au niveau national et mondial.

En Jordanie, sans une compréhension complète des coûts passés et actuels de Zaatari, il ne sera pas possible d’effectuer une analyse coûts-bénéfices de l’accueil de réfugiés dans des camps par rapport aux zones urbaines. Ce serait pourtant une opération cruciale pour tous les secteurs, mais surtout pour les infrastructures de WASH, étant donné l’augmentation de la population depuis 2012 et le changement climatique, qui ont exacerbé les pénuries d’eau chroniques en Jordanie. Investir dans les services de WASH dans les villes jordaniennes, où de nombreux foyers reçoivent de l’eau seulement une fois par semaine, permettrait de réduire les énormes pertes d’eau imputables à des réseaux vieillissants et de réduire la pression pesant sur les femmes et les filles, responsables de la gestion de l’eau (remplissage des réservoirs, lessive le « jour de l’eau » et recueil et stockage des eaux ménagères destinées à la réutilisation).

Cette étude porte sur un camp et un secteur particuliers, mais le manque de transparence et le défaut d’enregistrement de données de localisation pour les dépenses humanitaires ne sont pas propres à la Jordanie ou au secteur de l’eau, de l’assainissement et de l’hygiène. Les simples données de base sur les populations de réfugiés dans des camps partout dans le monde sont elles-mêmes considérées comme peu fiables. Ces lacunes compliquent considérablement la comparaison entre le coût par habitant de l’accueil des réfugiés dans des camps et dans des zones urbaines.

Globalement, dans un contexte où les pressions sur l’aide humanitaire augmentent, une plus grande transparence sur les dépenses permettrait de fournir des données chiffrées au système international en vue de définir et de recommander de manière éclairée les réponses les plus rentables aux crises de déplacement prolongées. En outre, un abandon progressif de l’accueil des réfugiés dans des camps – très gourmands en ressources et absolument pas écologiques – pour privilégier des réponses davantage axées sur le développement pourrait rediriger des financements plus que nécessaires vers les communes accueillant des réfugiés et les villes du Sud global. Cette solution bénéficierait à la fois aux résidents de long terme et aux personnes déplacées. Elle pourrait susciter des mécanismes de financements et/ou d’assurance alternatifs, alléger la pression sur les budgets humanitaires et proposer des interventions plus durables pour les populations réfugiées sur le long terme.

 

Lucy Earle
Directrice, Human Settlements Groups
IIED, Royaume-Uni
lucy.earle@iied.org
X : @lucyurbanearle

Kate Crawford
Directrice technique
KLH Sustainability, Royaume-Uni

Margarita Garfias Royo
Maître de conférences en Infrastructures et développement, The Bartlett School of Sustainable Construction, University College de Londres, Royaume-Uni
m.garfias@ucl.ac.uk
linkedin.com/in/margaritagarfias/

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