- November 2024
La Banque mondiale est devenue un acteur de premier plan dans la réponse aux déplacements forcés. Elle pourrait encore renforcer sa contribution à travers une meilleure coordination avec les agences humanitaires et une participation plus significative des réfugiés.
Ces dernières années, la Banque mondiale a façonné un modèle permettant aux banques de développement de s’impliquer dans les situations de déplacements forcés. Elle fournit des outils de financement afin de soutenir les pays d’accueil et favorise l’inclusion des réfugiés dans les systèmes nationaux. Ce faisant, la Banque mondiale introduit une perspective de développement sur le moyen à long terme, qui reconnaît les contributions des réfugiés à leurs communautés d’accueil et encourage les réformes politiques soutenant leur inclusion. Tandis que l’institution continue d’apprendre à gérer au mieux la question des réfugiés, elle redéfinit également la nature même du système de réponse à la crise des réfugiés.
La Banque mondiale est sans aucun doute amenée à jouer un rôle de plus en plus important dans l’écosystème des déplacements forcés. Néanmoins, son engagement est relativement récent et il subsiste de nombreux défis à relever avant que ses investissements n’aient un effet tangible sur la vie des réfugiés et de leurs hôtes. La Banque mondiale doit s’assurer non seulement que ses investissements correspondent aux besoins sur le terrain, mais aussi qu’ils réduisent le recours à l’aide humanitaire. En particulier, la Banque mondiale doit encourager une véritable inclusion des réfugiés dans ses programmes de développement pour faire en sorte que ses projets répondent plus précisément à leurs besoins.
Comment la Banque mondiale soutient-elle les réfugiés ?
Le principal mécanisme de la Banque mondiale servant à accompagner les réfugiés est le WHR (Window for Host Communities and Refugees ou Guichet pour les réfugiés et les communautés d’accueil). Cet outil vise à renforcer la capacité du pays d’accueil à gérer les crises des réfugiés et à promouvoir l’inclusion des réfugiés dans les systèmes du pays. La Banque mondiale a établi le WHR en 2017, renouvelant son soutien financier tous les trois ans. Son financement se fait à des conditions préférentielles, notamment par le biais de subventions, de prêts en dessous des taux du marché et d’autres conditions de financement favorables. Dans le cycle actuel 2022-2025, le WHR peut investir jusqu’à 2,4 milliards USD dans des nations à faibles revenus accueillant un grand nombre de réfugiés. Tous les investissements du WHR depuis sa création représentent plus de 4,6 milliards USD à ce jour et bénéficient à dix-sept pays accueillant des réfugiés.
Pour sa mise en œuvre, la Banque mondiale travaille directement avec les gouvernements des pays d’accueil afin d’identifier les besoins de développement et les domaines d’investissement prioritaires. Si la Banque mondiale négocie avec les pays emprunteurs au sujet des investissements, c’est bien le pays emprunteur qui détermine et mène les projets. Certains investissements sont consacrés aux infrastructures et au développement des capacités. Par exemple, le WHR finance un projet à 40 millions USD au Cameroun pour le développement communautaire. L’objectif est d’améliorer les infrastructures et les services socio-économiques pour les réfugiés et les communautés d’accueil. D’autres projets se concentrent sur la création d’opportunités d’emploi et l’augmentation de la capacité des systèmes de sécurité sociale et d’éducation, de façon à inclure les réfugiés.
Le WHR conditionne son aide financière à la création de politiques qui soutiennent l’inclusion des réfugiés. Pour mesurer l’impact, le WHR s’est engagé à mettre en œuvre des réformes politiques d’ampleur dans au moins 60 % des pays bénéficiaires. Plusieurs pays ont déjà appliqué d’importantes réformes en raison du WHR. En Éthiopie, le WHR a aidé les réfugiés à accéder à l’emploi en finançant le programme Ethiopia Economic Opportunities Program (Programme d’opportunités économiques en Éthiopie). Au Libéria, le WHR a soutenu les efforts de régularisation pour les réfugiés sans statut. Afin de suivre les politiques relatives aux réfugiés dans les pays bénéficiaires, la Banque mondiale a créé un outil d’évaluation appelé le Cadre de revue des politiques relatives aux réfugiés (RPRF).
Pour les nations avec un fort risque de surendettement, le WHR fournit un financement intégralement sous forme de subventions. Actuellement, la République du Congo (Congo-Brazzaville) est le seul pays bénéficiaire du WHR à être surendetté. Toutefois, plus de 47 % des bénéficiaires encourent un risque élevé de surendettement (selon l’Analyse de viabilité de la dette de la Banque mondiale). Pour d’autres pays, le financement du WHR comprend souvent des prêts. Certains pays accueillant un grand nombre de réfugiés refusent le financement du WHR, car ils estiment que les conditions de financement sont défavorables. Certaines nations peuvent en effet avoir l’impression qu’obtenir un prêt pour soutenir la population réfugiée n’est pas dans leur intérêt, bien que la population d’accueil bénéficie elle aussi du financement.
Comment améliorer le soutien de la Banque mondiale aux réfugiés ?
Il existe des difficultés que la Banque mondiale doit résoudre pour pouvoir être plus efficace dans sa réponse aux besoins des réfugiés. Ces défis comprennent l’amélioration de la coordination entre les investissements de la Banque mondiale et le travail humanitaire, ainsi que la gestion des relations avec les gouvernements (les clients). Les pays emprunteurs, en tant que principaux décideurs, peuvent ne pas forcément privilégier les investissements dans des projets qui répondent aux besoins constatés sur le terrain. En outre, la Banque mondiale a du mal à intégrer la question des réfugiés dans les opérations et les équipes nationales. Dans certains pays, le personnel national n’a qu’une compréhension limitée des questions liées aux réfugiés ou s’intéresse peu à ce sujet, ce qui affecte le développement des projets.
Un autre défi majeur auquel la Banque mondiale est confrontée est la question de la protection. La Banque mondiale n’est pas une organisation de défense des droits. C’est pourquoi elle s’associe au HCR, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, pour évaluer l’adéquation des cadres de protection des réfugiés dans les pays potentiellement bénéficiaires et déterminer ainsi leur éligibilité. Cependant, certains États bénéficiaires du WHR, comme le Bangladesh et le Pakistan, ont une longue tradition de violations des droits des réfugiés. Ceci remet en question le bien-fondé des évaluations de protection et la capacité de la Banque à demander des comptes aux États quant aux droits des réfugiés.
En outre, le modèle de la Banque mondiale, fondé sur les États, peut créer des décalages entre les différents intérêts. En effet, en tant qu’étrangers, les intérêts des réfugiés sont rarement représentés par les gouvernements des pays d’accueil.[1] Les réfugiés n’ont pas le droit de participer aux processus politiques des pays d’accueil ni d’influencer les décisions des gouvernements. Par conséquent, les négociations entre la Banque mondiale et les pays emprunteurs concernant le financement du WHR risquent d’occulter les voix des réfugiés. Par exemple, au Bangladesh, le gouvernement refuse de mettre en œuvre des approches durables face aux déplacements prolongés.[2] Ainsi, la réponse au Bangladesh s’est concentrée sur l’aide d’urgence, restreignant la capacité des réfugiés à se déplacer librement, à travailler, à accéder aux services, etc. Et bien que les priorités du gouvernement bangladais soient en contradiction avec les objectifs du WHR, elles influencent ses investissements et limitent son efficacité.
Dans certains cas, comme au Kenya où le WHR a soutenu la mise en œuvre de la Loi sur les réfugiés de 2021 accordant aux réfugiés le droit de travailler, d’accéder à la propriété et de bénéficier des services publics, les investissements du WHR ont vraiment fait la différence dans la réponse à la crise des réfugiés. Néanmoins, dans de nombreux pays, les investissements ont pu avoir un impact seulement indirect ou même marginal, imperceptible pour les réfugiés et les personnes travaillant directement sur la réponse à cette crise.[3] Pour s’assurer que tous les projets du WHR ont bien un impact clair, tangible et mesurable sur les réfugiés et leurs communautés d’accueil, la Banque mondiale doit accentuer sa collaboration, sa coordination et son dialogue avec à la fois les réfugiés et les acteurs humanitaires.
La nécessité d’une participation significative des réfugiés
Si la Banque mondiale souhaite influencer la réponse aux déplacements forcés, elle doit s’assurer que les réfugiés sont bien inclus dès le début du processus et qu’ils deviennent des participants actifs à la définition des priorités et des investissements dans le domaine des réfugiés. Les réfugiés comprennent leurs problèmes mieux que quiconque et ils savent quelles sont leurs priorités. Ils peuvent également tirer la sonnette d’alarme lorsque des projets ne sont pas appliqués correctement et aider à vérifier que chaque évaluation reflète bien les réalités du terrain. Globalement, les réfugiés peuvent contribuer à améliorer la responsabilisation et l’efficacité des investissements du WHR.
Ne pas impliquer de réfugiés dans la conception et la mise en œuvre des projets et des programmes qui les concernent peut entraîner le lancement d’initiatives qui ne correspondent pas à leurs besoins et à leur situation. C’est le cas par exemple de l’Accord avec la Jordanie, qui n’a pas intégré le point de vue des réfugiés dès le début, retardant l’impact souhaité sur leur vie.[4]
On note toutefois une progression au cours de l’année écoulée. La Banque mondiale a engagé des échanges ponctuels avec des réfugiés et des organisations de réfugiés au niveau mondial. Au niveau national, en Ouganda, elle a invité des organisations de réfugiés et de la société civile à lui faire part de leur retour sur le rapport du Cadre de revue des politiques relatives aux réfugiés (RPRF). Inclure les organisations de réfugiés a aidé à comprendre l’échec de la mise en pratique de certaines politiques relatives au marché du travail. Même si l’expérience ougandaise n’a pas été étendue à d’autres nations bénéficiaires du WHR, ce cas spécifique montre que l’inclusion des réfugiés est possible et efficace.
La voie à suivre
Il est clair que la Banque mondiale a eu un impact considérable par le biais du WHR. Néanmoins, ce Guichet pour les réfugiés et les communautés d’accueil peut avoir un impact encore plus grand. Si nous ne pouvons pas attendre de la Banque mondiale qu’elle transforme tout son modèle de fonctionnement pour améliorer le WHR, l’institution peut tout de même mettre en œuvre certaines mesures pour améliorer sa réponse à la crise des réfugiés :
- Tout d’abord, la Banque mondiale doit s’assurer que, dans les faits, les investissements du WHR soutiennent bien des pays pouvant apporter la preuve de réformes politiques destinées à favoriser l’inclusion et la protection des réfugiés, comme indiqué dans les critères d’éligibilité. En particulier, le WHR doit concentrer ses ressources sur des projets qui permettent aux réfugiés d’accéder aux systèmes nationaux et de devenir autonomes, limitant le besoin de recourir à l’aide humanitaire d’urgence. Pour y parvenir, la Banque mondiale peut augmenter les niveaux de subvention pour les nations dotées de politiques inclusives à l’égard des réfugiés, créant ainsi des mécanismes d’incitation à leur mise en œuvre. La Banque mondiale peut également établir une politique claire au sujet des questions de protection afin d’identifier les actions de gouvernements qui constituent des violations évidentes des droits des réfugiés et de déployer un plan d’action demandant des comptes à ces nations.
- Dans un deuxième temps, la Banque mondiale doit interagir avec les organisations de réfugiés pour élaborer le Cadre de revue des politiques relatives aux réfugiés (RPRF) et les évaluations de la protection. La Banque mondiale doit travailler en partenariat avec les organisations de réfugiés pour contribuer au RPRF et à toute autre évaluation nationale. Ainsi, ces organisations peuvent aider à fournir une analyse plus complète de l’environnement des réfugiés dans les pays financés par la Banque mondiale et alerter en cas de problèmes relatifs à leur protection.
- Troisièmement, la Banque mondiale doit adopter une approche proactive pour assurer davantage de transparence et une meilleure coordination avec les réfugiés et les acteurs du secteur humanitaire, depuis l’accès aux données publiques sur les projets WHR jusqu’aux consultations nationales régulières entre les parties prenantes impliquées dans la question des réfugiés. Plus précisément, la Banque mondiale doit s’assurer que des réfugiés et des organisations de réfugiés et humanitaires sont bien inclus dans les consultations entre les acteurs dans le but de définir les priorités du WHR en matière d’investissement. En contactant et en intégrant activement des organisations de réfugiés et humanitaires dans les consultations entre les parties prenantes, la Banque mondiale peut améliorer la coordination avec les acteurs humanitaires et faire en sorte que la voix des réfugiés soit entendue et prise en compte dans les investissements du WHR.
- Quatrièmement, la Banque mondiale peut envisager d’intégrer la question des déplacements forcés dans les équipes et les pratiques, notamment en augmentant le personnel dédié à la supervision des investissements pour les réfugiés et à la coordination avec les parties prenantes au niveau national. Actuellement, il n’existe que deux coordinateurs dédiés à la question des réfugiés à travers l’ensemble de la Banque mondiale. Une meilleure expertise des déplacements forcés est nécessaire pour veiller à ce que le WHR soit négocié, planifié et appliqué correctement. En outre, sans une expertise de la question des réfugiés, les bureaux nationaux de la Banque mondiale risquent d’échouer dans toutes leurs tentatives d’amélioration de la coordination avec des organisations de réfugiés et de la société civile travaillant sur la réponse à la crise des réfugiés.
Tandis que le monde est toujours en proie à des défis complexes de gestion des déplacements, avec plus de 100 millions de personnes déplacées, chaque effort en faveur de l’accompagnement des réfugiés doit impliquer les acteurs pertinents, notamment les réfugiés eux-mêmes. Aujourd’hui plus que jamais, le travail de la Banque mondiale est fondamental pour traiter les besoins des réfugiés et contribuer à des approches durables à plus long terme.
Martha Guerrero Ble
Porte-parole, Refugees International
mguerrero@refugeesinternational.org
X : @MarthaGBle
Bahati Kanyamanza
Directeur des partenariats mondiaux pour International Refugee Assistance Project et co-fondateur de COBURWAS International Youth Organization to Transform Africa
bkanyamanza@refugeerights.org
X : @BKanyamanza
[1] Voir B. Kanyamanza et E. Arnold-Fernández (2022), Une représentation significative commence au sommet :
les réfugiés au Comité exécutif du HCR, Revue Migrations Forcées numéro 70 www.fmreview.org/issue70/kanyamanza-arnoldfernandez/
[2] Voir International Crisis Group (2023), Rohingya Refugees in Bangladesh: Limiting the Damage of a Protracted Crisis bit.ly/Rohingya-protracted-crisis-report
[3] Pour aller plus loin sur l’efficacité du WHR, voir Center for Global Development (2024), Will the Window for Host Communities and Refugees Survive “SimplifIDA”? bit.ly/WHR-simplifida
[4] ODI (2018), The Jordan Compact: lessons learnt and implications for future refugee compacts bit.ly/jordan-compact-lessons
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