- November 2024
Le Pacte jordanien promettait des solutions « gagnant-gagnant » pour les Syriens et le gouvernement jordanien, permettant aux Syriens de travailler tout en renforçant l’économie jordanienne. Pourtant, les structures de financement du Pacte ont peu bénéficié aux réfugiés syriens.
Le Pacte jordanien, annoncé au début de 2016, a été salué comme une approche transformatrice des moyens de subsistance des réfugiés en situation de déplacement prolongé. Environ 200 000 offres d’emploi avaient été annoncées au bénéfice des réfugiés syriens en Jordanie ainsi que la promesse de transformer la crise des réfugiés syriens en « opportunité de développement ».
En contrepartie de la facilitation de l’accès des réfugiés syriens au marché du travail formel, la Jordanie bénéficierait d’un financement supplémentaire significatif de la part de donateurs, afin de soutenir l’accueil de plus de 650 000 réfugiés syriens enregistrés. La mise en œuvre du Pacte reposait sur l’hypothèse que l’officialisation des moyens de subsistance des réfugiés apporterait à ces derniers une série d’avantages, notamment un travail plus stable et de meilleures conditions de travail, contribuant ainsi à renforcer l’autonomie des réfugiés syriens.
Des recherches ont mis en évidence les difficultés et les limites majeures du Pacte, notamment une mauvaise prise en compte du contexte jordanien et des perspectives des experts locaux, y compris les réfugiés, dans la conception des politiques, ainsi que l’absence d’une approche centrée sur les droits humains ou le droit du travail. Elles ont également révélé les changements limités que le Pacte a apportés aux Syriens, ses répercutions sur d’autres travailleurs marginalisés, ainsi que les succès très limités de ses réformes commerciales très médiatisées. Cependant, le financement du Pacte et les effets de son implémentation ont reçu beaucoup moins d’attention.
Le Pacte reposait sur un Programme pour les résultats (P4R) de la Banque mondiale, soutenu par le Mécanisme mondial de financement concessionnel (GCFF), dont la valeur initiale était de 300 millions de dollars, montant qui a ensuite été augmenté à 400 millions de dollars. Le P4R est un instrument de prêt adopté par la Banque mondiale en 2012, dans lequel la Banque et le gouvernement récipiendaire s’accordent sur des indicateurs de performance. Les fonds sont alors versés en proportion du niveau de respect de ces indicateurs.
Le P4R est une réponse relativement nouvelle aux situations de déplacements forcés. Le programme P4R du Pacte jordanien, qui a pris fin en janvier 2024, est un outil efficace pour comprendre le rôle du Pacte dans le financement des réponses aux situations de déplacement. Selon le HCR, le Pacte place la Jordanie « à l’avant-garde des efforts mondiaux pour garantir aux réfugiés et aux communautés d’accueil un accès à un travail décent », mais de nombreux acteurs en Jordanie se disent désormais mal à l’aise et déçus des résultats du Pacte. Notre propre recherche montre que l’accent mis par le P4R sur des indicateurs facilement quantifiables comme moyen de promouvoir les emplois formels est une cause essentielle des changements modestes que le Pacte a apportés dans la vie professionnelle des réfugiés syriens.[i]
Les limites de l’officialisation basée sur les indicateurs
Les effets du nombre clairement impressionnant de permis de travail délivrés aux Syriens au cours des huit dernières années posent question. En tant que premier indicateur de décaissement du P4R, et celui lié à la somme de décaissement la plus élevée, ces permis de travail sont devenus le point central des programmes de moyens de subsistance en Jordanie à la suite du Pacte. Sur le papier, la campagne de délivrance de permis de travail aux réfugiés syriens a été extrêmement efficace, avec près de 446 000 permis émis entre février 2016 et mars 2024. Selon un document de travail de l’OIT et de nombreuses autres études, le fait de détenir un permis de travail leur a permis de se sentir plus en sécurité dans leur emploi, réduisant ainsi le risque de harcèlement policier ou d’expulsion (vers le camp d’Azraq ou même vers la Syrie), ce qui représente un changement significatif dans leur vie. Cependant, pour les personnes ayant un emploi, la possession d’un permis de travail n’a pas entraîné une augmentation significative des salaires ni une amélioration des conditions de travail.
Les permis de travail sont également devenus de plus en plus déconnectés des emplois, en partie du fait de leur mode de comptabilisation. Le décompte qui est devenu déterminant pour le décaissement des fonds est un décompte cumulatif. Il prend en compte chaque permis de travail délivré (pour une durée maximale d’un an), et non pas chaque personne détentrice d’un permis. Les chiffres ont également été gonflés par l’octroi de permis rétroactifs (pour des travaux supposés avoir été effectués sans permis les années précédentes) aux Syriens obtenant leur premier permis de travail.
La grande majorité des permis de travail détenus par les réfugiés syriens ne sont pas associés à un emploi ou à un employeur particulier. Ils légalisent plutôt le travail indépendant ou des emplois occasionnels, qui sont souvent précaires, irréguliers et mal rémunérés. Des permis de travail sont aussi accordés pour participer à des projets de « travail contre rémunération » gérés par des ONG, qui peuvent ne durer que trois mois et débouchent rarement sur des emplois durables. Ces permis de travail contre rémunération sont comptabilisés de la même manière que les autres permis d’une durée d’un an. Cela accrédite l’idée que les travailleurs syriens ont des emplois durables et protégés alors qu’ils expirent à la fin de la participation de l’individu au projet. Les réformes des permis de travail ont permis de générer des statistiques impressionnantes et ont aidé la Jordanie à progresser de manière significative vers les objectifs fixés par le P4R. Toutefois, il est très difficile d’évaluer l’emploi des Syriens – ou leurs conditions de travail – uniquement à partir du nombre de permis octroyés.
Le Pacte aborde très peu les conditions de travail. Les tentatives de prise en compte de cette lacune dans le cadre de l’instrument de financement P4R n’ont pas donné de résultats clairement positifs. Elles se sont essentiellement focalisées sur un nouvel indicateur : les adhésions au système national de sécurité sociale. En considérant cet indicateur comme l’indice de conditions de travail décentes, la Banque mondiale et ses partenaires s’en sont remis à l’hypothèse politique internationale dominante selon laquelle l’intégration des réfugiés dans les systèmes nationaux est souhaitable et bénéfique à moyen terme.
L’adhésion obligatoire au système national de sécurité sociale a remplacé un régime d’assurance privé qui était en vigueur dans le secteur de la construction. Ce régime correspondait bien aux besoins des Syriens en Jordanie, plus soucieux du coût des cotisations et de la couverture des accidents du travail plutôt que des retraites. Le système soutenu par l’État auquel tous les détenteurs de permis doivent désormais cotiser n’est pas aussi bien adapté à leurs préoccupations. Certains travailleurs ont pu accéder à des avantages grâce à leurs cotisations, mais beaucoup ont perçu ce régime comme une taxe supplémentaire plutôt que comme un véritable dispositif de protection sociale.
De même, les initiatives visant à accroître les faibles taux de participation économique des femmes syriennes (et jordaniennes) dans le cadre du P4R ont mis l’accent sur l’octroi de licences et l’enregistrement des entreprises à domicile. Les programmes mis en place pour atteindre cet indicateur ont aidé certaines femmes à créer ou officialiser de petites entreprises existantes, mais beaucoup d’autres n’ont guère trouvé d’avantages à appliquer ce processus coûteux, complexe et bureaucratique, qui a officialisé les entreprises sans formaliser le travail lui-même. La plupart des femmes syriennes exerçant un travail rémunéré en Jordanie se tournent vers des activités économiques de survie, généralement depuis leur domicile, souvent dans la production alimentaire ou l’artisanat. Ce travail s’inscrit dans un temps court ou immédiat, il s’accompagne d’autres responsabilités, et il est précaire et instable, ce qui rend sa formalisation difficile. Le choix d’utiliser comme indicateur les entreprises à domicile n’a pas suffisamment répondu à leurs besoins.
Le programme P4R a officiellement pris fin en janvier 2024. À l’approche de cette échéance, le gouvernement jordanien a commencé à adopter des mesures mettant en danger l’ensemble de la structure du Pacte ainsi que des acquis importants, comme le sentiment accru de sécurité des Syriens face au harcèlement des autorités, les modestes augmentations de salaires (pour certains) ou l’accès à la sécurité sociale pour ceux qui pouvaient réellement en bénéficier. Plus important encore, en octobre 2023, des modifications apportées à la loi sur la sécurité sociale ont entraîné une augmentation significative des taux de cotisation pour de nombreux Syriens (en particulier pour le type de permis le plus courant, dit « permis de travail flexible »), et l’obligation de payer ce taux plus élevé a été rétroactive à compter de janvier 2023. Du fait de ces décisions, des milliers de Syriens ont soudainement accumulé des dettes écrasantes[ii] qui, aujourd’hui encore, ne cessent d’augmenter. En outre, depuis juillet 2024, tous les Syriens sont tenus de payer plus de 500 JOD par an pour renouveler leur permis alors que depuis la création du Pacte ils ne versaient que 10 JOD par an.
La plupart des détenteurs de permis de travail syriens n’ont pas pris confiance, peu à peu, dans le système de sécurité sociale dans le cadre du programme de permis de travail, ni tiré profit d’un emploi formel ; au contraire, ils considèrent ces dispositifs comme une menace et sont prisonniers d’un cycle d’endettement auquel ils ne peuvent échapper que par un retour au travail informel. Concrètement, les Syriens qui ont officialisé leur emploi conformément aux demandes du gouvernement et des donateurs, se trouvent pénalisés.
Enseignements tirés pour la conception et l’analyse du financement des situations de déplacement.
Il est difficile, au moins à court terme, d’envisager un financement à grande échelle sans indicateurs ni mesures de performance. Cependant, l’évolution du Pacte jordanien montre que les approches de gouvernance des réfugiés fondées sur des indicateurs peuvent perdre de vue leurs objectifs et se couper progressivement des réalités et des besoins réels des réfugiés. Pour être efficace, la conception d’instruments de financement à grande échelle doit inclure une réflexion approfondie sur la manière dont les objectifs politiques se traduisent en indicateurs. Les programmes élaborés sur la base de ces instruments de financement et le choix des indicateurs qui leur sont associés doivent reposer sur deux principes fondamentaux.
- Privilégier le fond sur la forme
Les indicateurs doivent privilégier des réalisations dont les bénéficiaires eux-mêmes reconnaîtraient qu’elles améliorent de manière pertinente et significatives leur vie, et non des objectifs facilement quantifiables qui sont en apparence des indicateurs de changements significatifs.
- Faire participer les réfugiés
Les réfugiés doivent participer aux étapes de conception et d’évaluation des indicateurs. Par exemple, des enquêtes à grande échelle menées par des réfugiés, combinées à des recherches qualitatives, pourraient fournir des informations sur les priorités des réfugiés et permettraient de savoir s’ils estiment que les interventions politiques ont amené des changements positifs dans leur vie.
Dans le cadre des futures interventions en matière de moyens de subsistance, les initiatives de financement pourraient s’inspirer du Pacte jordanien en mettant l’accent sur les points suivants :
- Des interventions politiques qui perdureront au-delà du financement
Des changements législatifs d’une nature plus permanente, dont la mise en œuvre ne dépend pas du financement continu des donateurs et qui accordent des droits aux réfugiés, aideraient ceux-ci à s’établir à moyen terme et à devenir plus autonomes, même lorsque les financements à grande échelle ne sont plus disponibles. Les réfugiés syriens (et autres) en Jordanie pourraient, par exemple, acquérir le droit d’ouvrir un compte en banque, de posséder leur propre entreprise ou d’obtenir facilement un permis de conduire sans avoir besoin d’un partenaire jordanien. - La syndicalisation
Les interventions politiques visant à améliorer les moyens de subsistance des réfugiés doivent considérer ces derniers comme des travailleurs. L’officialisation peut rapidement devenir inopérante si elle ne s’accompagne pas de réformes soutenant la syndicalisation des travailleurs et augmentant le pouvoir individuel et collectif des travailleurs réfugiés. Ces interventions pourraient inclure une collaboration avec les syndicats et les défenseurs des droits des travailleurs, le renforcement de la capacité des travailleurs à s’organiser eux-mêmes, ou un soutien juridique pour leur permettre de faire valoir plus efficacement leurs droits.
En résumé, les instruments de financement à grande échelle liés aux contextes de déplacement doivent aller au-delà des objectifs chiffrés facilement accessibles, souvent utilisés comme indicateurs de changement positif. L’exemple du Pacte jordanien le démontre clairement et nous met en garde contre les approches des moyens de subsistance qui, dans une vision superficielle, considèrent la formalisation comme une solution miracle pour l’intégration des réfugiés sur le marché du travail. Pour s’assurer que les programmes découlant de ces instruments de financement restent en phase avec la réalité des réfugiés (et apportent un changement durable), il est essentiel que les réfugiés participent à la définition et à l’examen continu des indicateurs de réussite appropriés.
Katharina Lenner
Maître de conférences en sciences sociales et politiques
Université de Bath, Royaume-Uni
k.lenner@bath.ac.uk
Lewis Turner
Maître de conférences en politique internationale
Université de Newcastle, Royaume-Uni
lewis.turner@newcastle.ac.uk
Cette recherche a été possible grâce à l’aide financière du projet ASILE, financé par le programme Horizon 2020 de l’Union européenne (accord de subvention n° 870787) ; du projet intitulé « Obstacles et défis à la participation des femmes sur le marché du travail », soutenu par le QRGCRF (Global Challenges Research Funding) ; ainsi que du projet « Renforcement de la protection sociale dans l’industrie du vêtement en Jordanie et en Turquie », financé par l’AHRC (accord de subvention n° AH/T008067/1).
[i] Lenner K and Turner L (2024) ‘The Jordan Compact, Refugee Labour and the Limits of Indicator-oriented Formalization’ Development and Change bit.ly/jordan-compact-refugee-labour-limits
[ii] Voir Fawaz A, Lenner K, Sadder I, Shehada R, et Turner L (2024) ‘Sky-high fees with few benefits: What’s wrong with social security for Syrians in Jordan’ The New Humanitarian bit.ly/sky-high-fees-few-benefits
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