La collaboration avec des organisations criminelles en Colombie : un obstacle à la reprise économique

Ceux qui cherchent à soutenir le développement économique des personnes déplacées internes en Colombie doivent comprendre comment et pourquoi de nombreux déplacés internes collaborent avec des groupes armés et des organisations criminelles.

A ce jour, le gouvernement colombien a enregistré plus de 7 300 000 victimes de déplacements forcés en conséquence des nombreuses années de conflit qu’a connu le pays[1]. Dans la mesure où l’on sait que les déplacements forcés se soldent par des taux importants de pauvreté extrême (affectant 85 % des personnes déplacées d’un environnement rural à un environnement urbain[2]), le développement économique apparait comme une priorité. Parmi les nombreux facteurs qui génèrent des obstacles à la reprise économique des victimes du conflit colombien, l’un qui n’est pas suffisamment pris en considération est l’impact de la collaboration entre des personnes déplacées internes (PDI ou déplacés) et des groupes armés et des organisations criminelles.

Ces groupes armés – organisations de guérilla, groupes paramilitaires, cartels de drogue, mafia et bandes criminelles locales – ont une incidence considérable sur l’économie de proximité des communautés déplacées. Plus encore, la collaboration avec des groupes armés peut considérablement déstabiliser les efforts de tierces parties qui tentent d’encourager le développement économique en créant de nouvelles activités génératrices de revenus et la recherche d’emplois formels. Il s’avère donc indispensable que ceux qui œuvrent au développement économique en partenariat avec des personnes déplacées en Colombie comprennent comment, et surtout pourquoi, les déplacés collaborent avec des groupes armés ou des organisations criminelles.

De nombreux obstacles compromettent l’étude de ce phénomène, en particulier les risques de représailles qui menacent tout aussi bien les chercheurs que les populations étudiées. De plus, les personnes déplacées s’installent dans des milieux très divers et parfois reculés, et par conséquent, toute recherche doit également prendre en compte cette diversité. Pour effectuer cette recherche, l’auteur s’est entretenu avec 15 chefs de communautés et travailleurs humanitaires dans trois villes importantes (Medellín, Bogotá et Carthagène des Indes), deux municipalités (Tierralta et Puerto Libertador dans le département de Córdoba) et dans deux petites communautés rurales (dans les départements de Córdoba et de Cauca).

Types de collaboration

Étant donné leur isolement et leur vulnérabilité économique et du fait de la faible présence du gouvernement et de la police, les lieux où s’installent les PDI sont perçus comme propices au crime organisé. On sait que les déplacés collaborent avec des groupes criminels de manière directe et indirecte ; certains participent directement aux activités illégales des groupes criminels, majoritairement au trafic de drogues et au racket en échange de protection (appelé vacunas, « vaccinations »), tandis que d’autres apportent leur soutien aux groupes, en leur fournissant des denrées ou en transportant, par exemple, du carburant pour le compte de ceux qui cultivent des produits illicites.

De plus, il arrive que dans certaines communautés les groupes contrôlent l’accès à l’eau potable ainsi que la vente de denrées alimentaires essentielles, telles que les œufs et les arepas (un aliment fait à partir de pâte de maïs qui est à la base de l’alimentation en Colombie). Parfois ils contrôlent également les moyens de transport qui permettent de rentrer et de sortir de la communauté. Dans de telles conditions, les commerçants de proximité, les chauffeurs et tous ceux qui ont besoin d’eau sont obligés d’entretenir divers degrés de complicité ou de soumission aux groupes criminels.

Raisons qui poussent à la collaboration

Il est essentiel de comprendre pourquoi les déplacés collaborent. Sans cela, les efforts pour encourager le développement économique sont voués à l’échec, et les agences peuvent s’exposer, ainsi que ceux qu’elles cherchent à aider, à des dangers considérables, leurs activités venaient à être perçues comme une menace par les acteurs illégaux. Les raisons qui poussent les déplacés à se faire complices, ou à participer directement aux activités des groupes armés, sont bien plus complexes que ce que bon nombre de personnes imaginent.

L’une des explications donnée est l’impression de manque d’opportunités économiques. Les personnes interviewées relatent que pour un certain nombre de déplacés, tout au moins trouver une autre manière de couvrir les besoins de leurs familles réussirait à les dissuader de s’engager dans des activités criminelles productives. Les personnes interviewées mettent également en avant l’incitation que représente « l’argent facile ». María Esperanza[3] (une intervenante sociale qui travaille avec une organisation confessionnelle de soutien au développement communautaire à Bogotá) résume ainsi les dynamiques à l’œuvre :

« Les communautés marginalisées, exclues faisant l’objet de ségrégation constituent un excellent environnement pour dissimuler le crime organisé. Le trafic tout comme le fait que ces communautés ont des besoins considérables, spécifiquement économiques, ainsi que la culture de l’argent facile sont des facteurs qui rendent l’engagement [des déplacés] dans des activités illégales fort probables. »

La culture de « l’argent facile » résulte sans aucun doute d’une combinaison de facteurs, dont les principaux sont probablement l’influence des cartels de drogue ainsi que les dynamiques de dépendance générées par l’aide gouvernementale et non-gouvernementale[4]. Mais c’est en faisant la synthèse de cette culture avec la réalité des bas salaires ou des marges de profit infimes de la plupart des productions agricoles, que l’on commence à comprendre pourquoi la collusion avec des organisations criminelles devient une proposition attrayante. Comme l’explique Jorge Miguel (un pasteur et directeur d’une organisation de développement communautaire qui travaille avec des déplacés internes) :

« La justification est que… [puisque] 2 kg de coca valent environ 4 600 000 pesos, je vais donc me consacrer à la production de coca plutôt qu’à celle du maïs. Ils justifient ceci en expliquant que le prix du maïs chute régulièrement de manière considérable et que les agriculteurs… sont presque toujours perdants. »

Les déplacés dont la participation se limite à des fonctions de soutien, comme le transport, peuvent trouver plus facile de justifier leur collaboration puisqu’ils ne produisent ou ne vendent pas directement de stupéfiants.

Il n’est pas surprenant que la peur soit l'une des raisons les plus fréquemment invoquées pour expliquer pourquoi les déplacés acceptent ou encore soutiennent le travail des organisations criminelles dans leurs communautés. Cette crainte est enracinée non seulement dans le danger que représentent les groupes armés, mais aussi dans le sentiment que les déplacés ont été abandonnés par le gouvernement et la police. Selon les mots de Susanna, une assistante sociale menant un projet de développement avec des déplacés aux franges de Medellín :

« Beaucoup d’entre eux ont peur… Ils s’imaginent… que la meilleure option est le silence. Mais il y en a pour qui cela semble être la vie la plus facile, tout particulièrement à cause de l’abandon de l’État… ils n’ont personne pour les protéger, ils n’ont personne pour les entendre, ou alors, si quelqu’un les entend ce sera pour les dénoncer [aux groupes criminels]. »

Cette perception d’avoir été abandonnés per l’État est renforcée par le fait que les assemblés locales de voisinage les encouragent souvent à obtempérer au racket des groupes criminels en agissant parfois directement comme percepteurs.

Cependant, la peur et la pauvreté ne sont pas les seuls facteurs. Dans une certaine mesure, les groupes criminels maintiennent l’ordre dans bon nombre de ces communautés marginalisées, agissant – en l’absence de représentants du gouvernement et des forces de l’ordre – comme un gouvernement local qui impose des sanctions à ceux qui violent les normes de la communauté. Susanna explique ainsi :

 « Les gens se sont accoutumés à la présence [des groupes criminels] et l’ont d’une certaine manière légitimée, car lorsqu’il leur arrive quelque chose, ils vont chercher [les membres des groupes], pour qu’ils résolvent les problèmes, pour qu’ils jouent le rôle de juges. »

Étant donné que les mafias locales et les groupes criminels remplissent le vide en matière de gouvernance, la coopération peut sembler plus légitime aux déplacés que ce que peuvent imaginer les personnes extérieures.

Enfin, les déplacés peuvent décider de rejoindre ou de collaborer avec un groupe criminel adverse en réaction à la violence qu’ils ont subi aux mains d’un autre groupe armé. De cette manière, ils se sentent plus en sécurité et sont capables d’obtenir une sorte de vengeance. Angélica Pinilla Mususú précise ainsi :

« Si les membres des groupes paramilitaires m’ont expulsé, je deviens un ennemi du groupe paramilitaire et je me rapproche des membres de la guérilla. [Ou alors] si ce sont les membres de la guérilla qui m’ont expulsé, et que je suis une personne déplacée et une victime, je finis par faire partie des groupes paramilitaires, en quête d’une justice que l’État n’a pas réussi à imposer, en quête d’une réparation que l’État n’a pas réussi à me donner. »  

Ramifications pour les acteurs du développement

Tout ce qui vient d’être dit souligne le fait que les agences qui se consacrent au développement économique des déplacés en Colombie doivent adopter une attitude ouverte à l’alliance, et coordonner leurs efforts avec des organisations complémentaires. Dans la mesure où les motifs économiques ne peuvent pas expliquer à eux seuls la collaboration des déplacés avec des entités criminelles, les efforts menés pour les éloigner des groupes criminels doivent aussi tenir compte d’autres facteurs ; ceci dépasse probablement la portée d’une organisation de développement économique typique et nécessite en conséquence la mise en place d’une coopération avec des agences gouvernementales, des organisations non gouvernementales et des organisations confessionnelles.

Dans la mesure où certains des facteurs discutés ici sont liés à l’absence de l’État et à la fragilité de l’autorité communautaire locale, l’attention portée au développement économique doit également aller de pair avec une présence accrue de la police et du gouvernement au sein des communautés, et être associée à des initiatives visant à améliorer la prise de conscience politique et civique des communautés. De même, dans la mesure où certains facteurs sont liés à des problèmes éthiques et psychologiques, ils peuvent être pris en charge de manière plus effective en collaborant avec les communautés religieuses locales, les organisations confessionnelles et les ONG qui proposent un accompagnement psychologique.

Même si la mise en place d’une telle coopération reste sans aucun doute complexe, il est néanmoins essentiel, si l’on cherche à contribuer au redressement économique des personnes déplacées internes, de ne pas négliger les facteurs non économiques qui encouragent la coopération avec les groupes criminels et entravent le développement économique légitime.

 

Christopher M Hays cmhays@gmail.com
Professeur associé, Fundación Universitaria Seminario Bíblico de Colombia, Medellín ; Directeur du projet « Integral missiology and the human flourishing of internally displaced persons in Colombia »[5].


[1] Registro Único de Víctimas (2018) Informe General
www.unidadvictimas.gov.co/es/registro-unico-de-victimas-ruv/37394

[2] Carrillo A C (2009) ‘Internal displacement in Colombia: humanitarian, economic and social consequences in urban settings and current challenges,’ International Review of the Red Cross 91, no. 875 www.icrc.org/eng/assets/files/other/irrc-875-carrillo.pdf

[3] Tous les noms ont été changés.

[4] Voir : Thoumi F E (1999) ‘Relación entre corrupción y narcotráfico: un análisis general y algunas referencias a Colombia’, Revista de economía de la Universidad del Rosario 2, no. 1: 24, 28.
http://revistas.urosario.edu.co/index.php/economia/article/view/982

[5] Ce projet a pu voir le jour grâce à une dotation accordée par Templeton World Charity Foundation, Inc. Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de Templeton World Charity Foundation, Inc, ni de l’institution à laquelle appartient l’auteur.

 

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