La plupart des demandeurs d’asile qui arrivent dans l’Union européenne (UE) en 2015, le font clandestinement par terre ou par mer, en transitant par plusieurs autres pays chemin faisant. Dans quelques-uns au moins de ces pays de transit, ils auraient eu la possibilité de s’arrêter et de séjourner dans des conditions de sécurité relative. Un tel mouvement en avant, met brutalement en évidence la question de l’endroit, entre les différents États, où se situe la responsabilité d’évaluer les demandes et d’accorder la protection lorsqu’elle est nécessaire. Mais cela ne signifie pas, ou ne devrait pas nécessairement signifier, le premier pays où arrivent les réfugiés en fuite.
Seul un nombre proportionnellement limité de réfugiés continuent leur mouvement en avant après avoir atteint un État proche de leur pays d’origine. Lorsqu’ils font ce choix, c’est souvent à cause du manque de protection ou de la qualité médiocre des conditions de protection qu’ils rencontrent dans les pays vers lesquels ils ont fui initialement, accès limité à l’assistance ou à d’autres moyens de survie, séparation des membres de famille et absence de solutions à long terme. Dans certains cas, ils perçoivent le risque de poursuivre un voyage clandestin comme moindre face aux risques encourus en restant dans l’État qu’ils ont atteint en premier lieu.
La Convention de 1951 sur les réfugiés et les autres instruments du droit international relatifs aux réfugiés ne stipulent pas avec précision de quelle manière les responsabilités en matière de protection devraient être partagées ou réparties entre les États. Malgré les efforts déployés au cours de nombreuses années, les processus multilatéraux n’ont pas été en mesure à ce jour de développer un cadre juridique mondial permettant de définir des moyens acceptés par tous en vue d’attribuer clairement et équitablement ces responsabilités, et susceptibles d’éviter la poursuite du déplacement à la recherche de protection et de solutions.[1]
En Europe le système de Dublin a été élaboré en 1990 dans le but de clarifier sur quel État membre de l’Union européenne retomberait la responsabilité d’examiner la demande d’asile des requérants. Une tentative pour éviter un mouvement secondaire, et ce que certains appellent « l’asylum shopping » pratiqués par ceux qui ont déjà demandé l’asile dans un autre État européen.
La hiérarchisation des critères dans le système de Dublin devrait, en théorie, permettre en priorité de réunir les familles – ce qui résoudrait l’un des motifs les plus pressants de poursuite en avant à l’intérieur de l’Europe. Dans la pratique toutefois, la responsabilité est bien plus fréquemment attribuée à l’État membre qui est le premier point d’entrée irrégulière de cette personne sur le territoire de l’UE. L’incapacité à appliquer le système de Dublin en garantissant un traitement adapté, équitable et efficace en termes de détermination du statut de réfugié a conduit dans de nombreux dossiers les tribunaux à suspendre des transferts vers d’autres États supposés responsables, notamment dans des affaires faisant jurisprudence comme l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’Affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce[2] et celui de NS & ME[3] par le Court de Justice de l'UE. Différents amendements à la règlementation de Dublin adoptés en 2013 n’ont pas été suffisants pour éviter la poursuite de ce mouvement en avant à l’intérieur de l’UE et n’ont pas réussi non plus à protéger les droits des demandeurs d’asile.
Les propositions récentes de la Commission européenne de réinstaller les demandeurs d’asile à l’intérieur de l’UE sont une tentative pour redistribuer les responsabilités à l’égard des demandeurs d’asile entre les États membres grâce à une mesure de « réinstallation d’urgence », tout en cherchant à mettre en place un mécanisme de réinstallation permanente qui pourrait être utile dans les situations de « crise » futures. De telles propositions, outre soutenir les États membres directement touchés parce qu’en première ligne, ont pour objet d’éviter que les demandeurs d’asile se sentent obligés de se déplacer clandestinement. La législation proposée n’impose pas au processus de prendre en compte la préférence du requérant quant au choix de l’État membre dans lequel il cherche à obtenir protection, que cette préférence soit fondée sur des liens étroits avec un pays particulier, des perspectives d’intégration facilitée ou d’autres raisons. En tant que telle elle n’accorde pas suffisamment d’attention aux droits, aux capacités et aux intérêts légitimes des individus concernés ce qui tend à renforcer le risques de les voir détourner le système et poursuivre leur mouvement en avant indépendamment des conséquences.
Pays tiers sûr
La législation de l’UE établit le concept de « pays tiers sûr » qui permet aux États membres de refuser d’accepter des demandes de requérants qui ont pénétré sur leur territoire en passant par un pays qui satisfaisait les critères juridiques spécifiques relatifs à leur sécurité. Ces critères incluent la ratification et l’application des instruments du droit international relatif aux réfugiés ainsi qu’un système, une législation et des institutions d’asile en état de fonctionner. La Directive de l’UE sur les procédures d’asile reconnait toutefois que la présomption de sécurité peut être ténue et que les demandeurs d’asile doivent avoir la possibilité de démontrer qu’à titre individuel ils peuvent courir des risques dans un pays tiers par ailleurs considéré comme « sûr ». Le fait que la plupart des États membres n’appliquent pas ce concept à l’heure actuelle est une indication qu’ils reconnaissent tacitement que les voisins de l’Union européenne ne disposent pas de systèmes d’asile suffisamment performants pour remplir ces critères et prétendre à la catégorie de « pays tiers sûr » vers lequel un demandeur d’asile pourrait être renvoyé sans un examen approfondi de sa demande.
Les discussions récentes de l’UE se sont concentrées sur les moyens de renforcer la coopération en matière d’asile et de migration avec, entre autres, les pays des Balkans occidentaux et la Turquie. Cependant, les exemples de la Turquie et de la Serbie démontrent la difficulté qu’il y aurait à étendre l’application du concept de « pays tiers sûr » ne serait-ce qu’aux voisins les plus proches de l’UE. Depuis 2011 l’État turc est devenu l’un des principaux pays d’accueil pour les réfugiés dans le monde et un système d’asile à part entière y est en cours d’élaboration. Toutefois, l’application de la nouvelle législation turque et l’acceptation par le pays d’une responsabilité pleine et entière en matière de protection des réfugiés sont deux aspects qui sont encore incomplets. Bien plus, la Turquie maintient une réserve géographique à sa ratification de la Convention de 1951, ce qui signifie qu’au regard du droit international elle continue de ne pas accepter d’assumer une responsabilité pleine et entière vis-à-vis des réfugiés non-européens. Entre-temps, la Hongrie a adopté une législation qui désigne les pays des Balkans occidentaux, et notamment la Serbie, comme pays tiers sûrs. Une telle désignation est encore plus sujette à caution au vu de la capacité limitée et des lacunes conséquentes du système d’asile serbe, un aspect que même la Cour suprême hongroise a reconnu.
Conclusion
Réduire l’incitation ou les motifs qui poussent les demandeurs d’asile en avant ne peut se produire que si des efforts considérables et autrement importants sont consacrés au niveau international à améliorer les normes d’asile et à assurer la coopération de tous les pays le long des principales routes de manière à garantir aux demandeurs d’asile et aux réfugiés qu’ils auront effectivement accès à la protection. L’UE insiste souvent sur sa ferme intention de coopérer avec les pays tiers en matière d’asile et de migration. Mais une part plus conséquente des ressources et du capital qu’elle investit dans cette coopération pourrait, et devrait être, consacrée à renforcer les capacités de protection afin de rééquilibrer la priorité massive qui est actuellement accordée au contrôle des frontières et de la migration.
Trois domaines potentiels d’activité méritent une attention particulière. Tout d’abord, il est nécessaire que les États se concentrent davantage à l’établissement de véritables partenariats de travail, y compris entre pays des régions « de destination » et ceux « d’origine » ou « de transit », afin d’établir et de renforcer les capacités de protection et d’encourager tous les États à assumer pleinement leur responsabilité et à garantir l’efficacité des législations et des institutions en matière d’asile.
Deuxièmement, un engagement plus robuste est nécessaire au plan international afin de garantir l’accès à des solutions durables. Les réfugiés qui se morfondent dans une situation de déplacement prolongé risquent d’être de plus en plus nombreux à choisir la poursuite d’un mouvement en avant de type clandestin.
Finalement, des canaux juridiques supplémentaires doivent être élaborés et étendus à l’intention des personnes qui ne peuvent pas trouver de protection et de solutions à l’endroit où elles se trouvent. Si la force qui pousse au déplacement n’est pas abordée de manière plus proactive et positive, l’Europe continuera de voir des populations désespérées prêtes à affronter n’importe quels risques pour fuir en avant de manière clandestine. Des approches collectives, éclairées et à long terme sont nécessaires de manière urgente pour résoudre ce mouvement en avant et les besoins de protection de ceux qui se déplacent et à terme, pour renforcer l’efficacité et la viabilité du système international de protection dans son ensemble.
Madeline Garlick garlick@unhcr.org
Coordinatrice juridique principale et Chef de la section stratégie de la protection et des conseils juridiques, Division des services de protection international de l’UNHCR www.unhcr.org
Cette article traduit les opinions de l’auteure et ne représente pas la position de l’UNHCR ou des Nations Unies.
[1] Voir par exemple, UNHCR (2005) Convention Plus Groupe pilote sur les mouvements secondaires irréguliers de réfugiés et de demandeurs d’asile: Déclaration conjointe des co-présidents FORUM/2005/7 www.refworld.org/docid/46b6ee6a2.html.
[2] Requête n° 30696/09; Arrêt du janvier 2011 www.refworld.org/docid/4d39bc7f2.html
[3] C-411/10 et C-439/10, 21 décembre 2011 www.refworld.org/docid/4ef1ed702.html