Ces dix dernières années, de nombreuses embarcations parties d’Afrique du Nord sont arrivées jusqu’aux côtes européennes, transportant des Nord-Africains mais aussi d’autres ressortissants, dont des demandeurs d’asile fuyant les persécutions ou les mauvais traitements et des personnes migrant clandestinement pour d’autres raisons. Entre 2000 et 2008, le nombre d’arrivées annuelles était variable, atteignant jusqu’à 39 000 en 2008, avant de chuter abruptement à 5 000 seulement après l’introduction de la politique italienne de refoulement et le renforcement de la coopération entre l’Italie et la Libye.
En 2011, l’on estimait à près de 59 000 le nombre de personnes originaires de l’ensemble de l’Afrique du Nord qui avaient rejoint les côtes européennes. Parmi celles-ci se trouvaient 28 000 personnes fuyant la Libye (moins de 5% des personnes déplacées de ce pays), 28 000 Tunisiens, dont la majorité n’ont jamais sollicité de protection ou n’en avaient pas besoin, et quelque 1 500 Égyptiens. Plusieurs nationalités composaient le flux de réfugiés en provenance de Libye : Somaliens, Érythréens, Nigérians, Ghanéens, Maliens, Ivoiriens et autres ressortissants d’Afrique subsaharienne. À titre de comparaison, au plus fort de l’exode, l’Égypte et la Tunisie ont accueilli plus d’un demi-million de personnes sur leurs deux territoires cumulés, et permis qu’elles soient abritées et reçoivent une assistance humanitaire dans l’attente d’une solution, telle que l’évacuation.
Malgré leur échelle relativement restreinte, les arrivées en Europe, et les préoccupations quant à de possibles nouvelles arrivées, ont provoqué d’intenses débats parmi les États membres de l’UE, qui portaient principalement sur le partage du fardeau, le soutien – et l’endiguement du flux migratoire. L’Europe a ensuite manifesté, par des discours politiques, sa solidarité envers les pays affectés hors des frontières de l’UE. Toutefois, dans la pratique, l’appui offert était principalement de nature financière et logistique, et se concentrait beaucoup moins sur le partage direct des responsabilités en accueillant par exemple dans chaque État membre un certain nombre de personnes ayant besoin de protection.
L’intervention de l’UE
La première mesure de l’UE a été d’évacuer ses citoyens de Libye. Ensuite, ses priorités ont porté sur l’acheminement d’aide et de soutien humanitaire en Afrique du Nord, les mouvements migratoires en direction de l’UE, la solidarité avec les États membres de l’UE (et les autres États de la région) où il était possible que de nouveaux réfugiés arrivent et le rôle de Frontex[1] dans la gestion du contrôle des frontières maritimes.
Les États membres de l’UE ont agi avec une grande rapidité pour apporter un solide soutien logistique et financier, notamment pour faciliter l’évacuation humanitaire des non-ressortissants réfugiés en Tunisie et en Égypte entreprise conjointement par l’UNHCR et l’OIM. Toutefois, la réponse en termes d’intervention face à l’influx, escompté ou réel, de personnes sollicitant une protection en UE, a semblé révéler une certaine disjonction entre un certain alarmisme et la réalité, et entre les discours affirmant une invasion imminente de l’Europe par les migrants et l’absence de mesure collective pour y faire face.
Le flux migratoire en provenance de Tunisie se composait principalement de personnes à la recherche d’opportunités migratoires. Par contre, la situation en Libye était considérée comme préoccupante dans la mesure où elle risquait d’aboutir à un exode massif. Par conséquent, des voix se sont élevées pour appeler à une solidarité générale au sein de l’EU et avec les pays nord-africains accueillant des populations à la recherche d’une protection, mais aussi à un débat sur la possibilité de recourir, pour la première fois, à la Directive européenne de 2002 relative à la protection temporaire. Cette directive établit des mécanismes garantissant une protection à court terme à de grands groupes de personnes, en suspendant les procédures d’asile pour éviter toute pression excessive sur les structures administratives.
Elle ne s’accompagne d’aucune obligation contraignant les États membres à accueillir les personnes admises dans d’autres États en vertu de la protection temporaire. Toutefois, elle constitue un cadre permettant en principe de partager le fardeau financier et, potentiellement, le fardeau physique de la protection. Dans le cas libyen, les États membres les plus proéminents et l’UNHCR ont suggéré que le recours à la Directive était une option à considérer. Cependant, plusieurs États membres s’y opposaient, en grande partie par crainte qu’elle n’agisse comme « facteur d’attraction » qui encouragerait un plus grand nombre de personnes à gagner l’Europe. Finalement, comme le nombre d’arrivants est resté limité, le recours à la directive n’a jamais été nécessaire. La réticence apparente à simplement en discuter, motivée par la peur d’attirer de nouveaux arrivants, peut soulever quelques questions quant au réalisme du recours à la directive en général.
Le déploiement de l’opération de contrôle conjoint des frontières «Hermes», coordonnée par Frontex, constitue un autre élément important de l’intervention de l’UE.[2] Pour un coût de 12 millions d’euros, cette opération impliquant initialement des patrouilles européennes contrôlant les frontières maritimes entre l’Italie et la Tunisie, a été étendue au cours de l’année 2011 pour couvrir une plus vaste étendue de la Méditerranée, allant des pays d’Europe du Sud jusqu’à la Lybie et l’Égypte. En plus de détecter et d’intercepter les personnes suspectées de vouloir entrer clandestinement dans l’un des États membres de l’UE, l’opération visait à localiser et arrêter les personnes facilitant ces mouvements irréguliers. Dans ses déclarations publiques, Frontex a souligné le succès de l’opération non seulement en ce qui concernait la détection et l’interception des migrants irréguliers mais aussi le nombre de vie sauvées grâce aux opérations de recherche et de sauvetage en mer.
Réinstallation
L’UE a aussi considéré quelles autres mesures, au-delà de l’aide humanitaire, pouvaient être prises pour aider Malte et l’Italie, ainsi que la Tunisie et l’Égypte. La Commission européenne a exercé de fortes pressions pour que des actions solidaires concrètes soient réalisées, telles que la réinstallation en UE ou dans des pays tiers. L’Égypte et la Tunisie ont répondu généreusement. Afin de continuer de démontrer leur volonté politique d’accueillir les réfugiés, il leur était indispensable de prouver qu’une aide internationale était disponible et que les réfugiés ne finiraient pas embourbés dans une situation de déplacement prolongée, ce qui imposerait durablement des contraintes sur les ressources locales. Quant à l’UNHCR, il a toujours affirmé que la réinstallation serait un moyen convaincant de prouver l’appui de l’Europe aux gouvernements nord-africains et à leurs citoyens vivant dans les zones frontalières, encourageant par là-même la mise en place et la préservation d’un espace humanitaire et de protection.
La réaction à ces appels est restée modeste. Les États membres de l’UE ont proposé à Malte plusieurs centaines de lieux de réinstallation en pays tiers. Du point de vue de l’UNHCR, alors que cette proposition témoignait d’une solidarité bienvenue avec Malte, elle n’aurait pas dû primer sur la réinstallation de Tunisie ou d’Égypte. Il est digne de signaler toutefois que le nombre de réinstallations de réfugiés de Malte aux États-Unis, au Canada et ailleurs dépassait de loin le nombre de réinstallations accordées sur la base de la solidarité au sein de l’UE.
Les États membres de l’UE ont également proposé de réinstaller des réfugiés originaires d’Afrique du Nord: début 2012, ils étaient près de 600 à avoir été acceptés par la Suède, les Pays-Bas, la Belgique, la Finlande, l’Irlande, le Portugal et le Danemark. La Norvège, qui n’appartient pas à l’UE, en avait accepté près de 500, soit juste un peu moins que l’ensemble des pays de l’UE, tandis que les États-Unis en avaient accueilli 700 et l’Australie 100.
La réticence des États membres de l’UE à réinstaller un nombre élevé de personnes originaires d’Afrique du Nord pouvait être imputée à plusieurs facteurs. Certains semblaient penser qu’il s’agissait d’une réponse inadaptée à une situation de déplacement d’urgence et que la réinstallation en UE devrait être réservée à des fins plus stratégiques, par exemple pour résoudre ou atténuer des situations de déplacement à long terme ou prolongées ou pour créer un «espace de protection» dans les pays d’accueil qui seraient ainsi encouragés, en suivant l’exemple du partage mondial des responsabilités, à laisser leurs frontières ouvertes pour accueillir les réfugiés.
L’Afrique du Nord constituait l’une de ces situations où la réinstallation pouvait être utilisée pour ces raisons stratégiques. Il a été découvert, au moment de l’enregistrement par l’UNHCR de plusieurs personnes déplacées de la Libye vers la Tunisie et l’Égypte, que ces personnes avaient déjà été enregistrées par l’UNHCR comme réfugiés ou demandeurs d’asile en Libye. Début 2011, malgré d’importantes restrictions imposées à ses activités, l’UNHCR avait enregistré quelque 8.000 réfugiés relevant de sa compétence et quelque 3.000 demandeurs d’asile en Libye. Étant donné le refus de la Libye d’accorder à ces personnes tout type de statut ou de protection, la réinstallation en pays tiers était la seule solution à leur disposition, et l’UNHCR avait commencé les démarches pour que plusieurs d’entre eux puissent être réinstallés. Et comme nombre d’entre eux s’étaient rendus dans des pays voisins, qui se trouvaient également dans l’impossibilité de leur offrir des solutions durables, ils avaient plus que jamais besoin d’être réinstallés pour mettre fin à leur déplacement prolongé.
Asile et arrivées en Europe
Avec l’arrivée de milliers de ressortissants tunisiens en Italie, principalement à Lampedusa, en quelques semaines (parfois à un rythme de plus de 1.000 arrivées par jour), les centres de détention se sont vite remplis, tout comme plusieurs autres centres d’accueil pour migrants irréguliers en métropole. À certains moments, des centaines de Tunisiens dormaient à la belle étoile dans les rues de Lampedusa, provoquant des protestations de la part des populations locales et des réactions enflammées de la part des médias italiens. La réponse officielle de l’Italie a consisté à délivrer des permis de séjour temporaires à un grand nombre des nouveaux arrivants, ce qui a provoqué des réactions politiques hostiles dans les sphères européennes lorsqu’il est devenu évident que de nombreux Tunisiens, en raison de l’absence de contrôles aux frontières, se déplaçaient en direction d’autres pays, notamment en France.
Par contre, les demandeurs d’asile originaires de Libye ont rencontré d’autres difficultés en Italie. Même si la loi italienne leur accorde le droit d’être accueillis en centres ouverts, il n’y avait initialement pas assez de place sur les îles ou ailleurs en raison de la présence des réfugiés tunisiens. Cependant, les autorités régionales italiennes ont agi rapidement pour loger toutes les personnes qui demandaient l’asile. Ces dernières ont alors été transportées des îles vers les centres de réception continentaux, puis les demandes d’asile des personnes demandant à être protégées ont été enregistrées.
Parmi les personnes arrivant initialement de Libye en Italie se trouvaient de nombreuses personnes originaires de pays où il existait de véritables risques de persécution ou de mauvais traitements. Parmi celles-ci, les Somaliens et les Érythréens étaient particulièrement nombreux les premiers mois. Toutefois, à partir de mi-2011, le schéma des déplacements a commencé à changer. L’arrivée d’un grand nombre de Nigérians, Ghanéens, Maliens, Ivoiriens et Bangladais aurait pu être considérée comme la preuve que les immigrants clandestins pouvaient tirer avantage des situations de conflit et de l’affaiblissement des contrôles frontaliers. Toutefois, l’Italie et Malte, et c’est à tout à leur honneur, ont continué de respecter le droit international et européen et leurs obligations d’admettre sur leur sol les personnes qui sollicitaient leur protection ou demandaient l’asile.
L’expérience de Malte a différé de celle de l’Italie en ce sens que les arrivées ont presque toutes eu lieu au cours des quatre premier mois de 2011. Environ 1 500 personnes sont arrivées au cours de cette période et presque toutes ont demandé l’asile; une grande partie d’entre elles ont ensuite été reconnues comme ayant besoin de protection. L’appel à la réinstallation lancé initialement par Malte envisageait une augmentation continue de ces chiffres mais, au bout du compte, l’influx est resté limité.
Le déclin progressif du nombre d’arrivées plus tard dans l’année a permis de revenir à une situation plus gérable. L’attitude de la Tunisie a indubitablement permis de consolider le soutien politique en faveur de la continuité de l’accueil des réfugiés, ce pays ayant promptement accepté, dans le cadre d’un accord spécifique de réadmission avec l’Italie signé début 2012, le retour de tous ses ressortissants qui n’avaient pas sollicité de protection. Si la situation avait évolué différemment et que le nombre de demandeurs d’asile avait continué de s’accroître au fil du temps, les conséquences auraient pu être considérables. Il reste à savoir si un influx plus important dans les autres États membres de l’UE aurait poussé ou permis à l’UE ou aux autres États de développer des plans de contingence, des éléments d’une réponse axée sur le partage des responsabilités en Europe ou d’autres mesures.
Conclusion
Les crises nord-africaines, et les mouvements qui s’ensuivirent dans la région et au-delà, ont mis en lumière de nombreuses questions épineuses que l’EU n’a pas encore résolues alors qu’elle s’efforce de construire le Système européen commun d’asile et qu’elle cherche à développer sa coopération avec des pays tiers en matière d’asile et de migration. Le concept de «solidarité» constitue une pièce centrale de ces politiques et pourtant les réactions face aux arrivées en Europe de personnes en fuite – en particulier de Libye – n’ont en aucun cas prouvé que l’UE était préparée à mettre en place des interventions et des mécanismes, ni à mobiliser des ressources, qui auraient pu aider les États membres sous pression. Heureusement pour toutes les parties concernées, les arrivées n’ont jamais atteint un nombre considérable.
L’UE a exprimé sa solidarité en appuyant l’effort humanitaire avec des financements ou d’autres mesures. Toutefois, elle a manqué une occasion de démontrer visiblement son engagement politique à partager la responsabilité de la protection des réfugiés au moyen d’un important effort de réinstallation. Il reste en tout cas bienvenu de voir l’UE exhorter les États à respecter les droits fondamentaux, y compris le droit d’asile et de protection. Mais elle pourrait faire mieux à l’avenir pour montrer l’exemple par des actions concrètes.
Madeline V Garlick garlick@unhcr.org est directrice de l’Unité de soutien politique et juridique au Bureau de l’UNHCR pour l’Europe.
Joanne van Selm jvanselm@gmail.com est une consultante indépendante qui travaille principalement sur les questions des réfugiés et de la migration en Europe. Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux des auteures et ne représentent pas ceux de l’ONU ou de l’UNHCR.
[1] Frontex est l’agence de l’UE établie en 2004 pour coordonner et développer la gestion des frontières européennes. www.frontex.europa.eu/
[2] Voir http://frontex.europa.eu/operations/archive-of-accomplished-operations/178
Non-assistance en pleine mer
Selon les estimations de l’UNHCR, plus de 1 500 personnes se sont noyées en Méditerranée au cours des premiers mois de 2011, et ce, malgré un trafic marin intense au cours de cette période. Pourquoi n’a-t-il pas été possible de repérer et de sauver un plus grand nombre de personnes qui s’étaient aventurées dans ce voyage périlleux ?
La perte de vies en mer est depuis longue date l’une des tragiques conséquences des mouvements entre l’Afrique du Nord et l’Europe. Toutefois, l’augmentation du nombre de personnes prenant la mer pour fuir la Libye, de même que la mauvaise condition de nombreuses embarcations disponibles alors dans ce pays, ont contribué à un fort accroissement du nombre de victimes.
Le Conseil d’Europe a enquêté sur un incident au cours duquel 63 personnes sont décédées sur 72 qui avaient pris la mer sur un petit bateau parti de Libye en mars 2011. Le bateau avait connu des problèmes peu de temps après son départ, dans une zone où se déroulaient des opérations maritimes de l’OTAN. Selon les témoignages, il aurait envoyé un signal de détresse que les gardes côtiers italiens auraient reçu et retransmis à d’autres navires militaires. Pour autant, aucune mission de secours n’a été lancée et aucun des différents navires ou avions ayant aperçu l’embarcation n’a apparemment été capable de lui porter secours pendant ses deux semaines de dérive. Le droit international de la mer contraint pourtant tous les capitaines de vaisseaux de porter secours aux personnes en détresse en pleine mer.
Un autre cas a mis en lumière la question toujours non résolue de la responsabilité de débarquer les personnes secourues ou interceptées en mer. Dans ce cas, une frégate militaire espagnole prenant part à des opérations de l’OTAN a porté secours à un groupe de personnes en détresse qu’elle aurait, selon les témoignages, essayé de débarquer dans divers pays, y compris en Europe, afin de se conformer à son obligation de mener les personnes secourues «à bon port». Toutefois, au bout de cinq jours, les 106 personnes secourues ont été débarquées en Tunisie. Alors que le sauvetage était en soi un acte louable et qu’il a permis, selon toute probabilité, de sauver la vie des personnes concernées, les États de l’UE ont montré clairement à quel point ils étaient peu disposés à permettre aux personnes secourues de débarquer sur leur sol. Alors que l’obligation internationale de porter secours est largement acceptée, les États peuvent interpréter différemment la notion de «port sûr le plus proche» («nearest safe port») où les personnes secourues doivent être débarquées, de même que l’étendue des obligations contraignant les autres États concernés en vertu des conventions internationales sur la recherche et le sauvetage. Cette différence d’interprétation est un facteur de complication directement lié à une autre question : l’identification du pays devant remplir les obligations à long terme de protection de ces personnes si elles déposent une demande d’asile, ou de refoulement si elles n’ont aucun droit de rester dans le pays concerné.