Imaginez-vous devoir marcher pendant quatre heures chaque jour pour aller chercher de l’eau potable parce que la montée du niveau de la mer a rendu votre source d’eau souterraine saumâtre. Imaginez-vous être transportée à l’hôpital à plusieurs kilomètres de distance dans un panier parce que des crues, soudaines et plus fréquentes, ont emporté les routes. Ou imaginez que vos enfants soient forcés de quitter la maison parce que l’agriculture traditionnelle n’est plus possible à cause de la sécheresse et de l’érosion des sols – pour travailler 12 heures par jour, sept jours par semaine, comme conducteur de rickshaw ou dans une fabrique de vêtements afin de gagner juste assez pour assurer la survie de votre famille. Ces personnes ne quittent pas leur maison parce qu’elles veulent un style de vie comparable à celui des sociétés du Nord global ; bien souvent elles sont contraintes de quitter leurs êtres chers et leur maison simplement pour survivre.
Au cours du siècle dernier, les habitants des nations opulentes ont tiré des bénéfices substantiels de la production de gaz à effet de serre et de l’exploitation des écosystèmes, alors que d’autres, ailleurs dans le monde – habituellement pauvres et vulnérables – souffrent des conséquences. Dans le Sud global, même si le système colonial de propriété foncière a disparu, l’accaparement des terres et l’exploitation des ressources naturelles se poursuit dans des endroits où la main-d’œuvre et les terres sont maintenues bon marché et où les protections environnementales et sociales sont à peine prises en considération afin d’inciter les investissements étrangers ; de ce point de vue, les gouvernements du Sud global ont également une part de responsabilité. Des industries monopolistiques dominent les marchés et fixent les règles, alors que les entreprises communautaires ou les petits producteurs se battent contre une concurrence injuste. Ceux qui supportent les coûts directs et indirects de l’exploitation, tant historique qu’actuelle, sont souvent abandonnés face aux effets dévastateurs du changement climatique. Et pire encore, une fois qu’ils sont forcés de migrer, il ne bénéficie que de très peu voire d’aucune protection.
Défis – et réponses communautaires
Selon l’Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC), des catastrophes naturelles auraient entrainé environ 24,8 millions de nouveaux déplacements en 2019, touchant l’ensemble des continents habités ; l’IDMC cite également des prédictions qui vont de 100 millions à 1 milliard de migrants climatiques d’ici à 2050[1]. De nombreux pays d’Asie du Sud, d’Asie du Sud-est et du Pacifique sont confrontés à de sérieux défis liés au changement climatique. Les zones côtières, par exemple, sont menacées par l’augmentation de la fréquence et de la puissance des ondes de tempête, des cyclones et des hausses du niveau de la mer (qui contribuent à une augmentation de la salinité). Les populations ont commencé à convertir leurs rizières en étangs à crevettes tolérants au sel mais une telle mesure d’adaptation comporte des conséquences désastreuses. Là où il existait auparavant des possibilités de travail rémunéré dans les champs cultivés et une chance d’agriculture vivrière, se trouvent maintenant de puissants propriétaires à la tête d’entreprises d’élevage de crevettes dominées par des capitaux étrangers qui vendent leurs produits sur les marchés internationaux et marginalisent les agriculteurs dépourvus de terres.
En Indonésie, depuis l’année 2000, dans plusieurs endroits de la côte nord de Java les pêcheurs ont subi les effets de la montée du niveau de la mer et ont vu leurs villages submergés et le produit de leur pêche diminuer. Leurs bateaux de pêche avaient habituellement un équipage de trois à cinq pêcheurs mais leurs prises limitées les a contraints à réduire la taille des équipages. Masnuah, une femme de 46 ans qui vit dans le district de Demak, a dû partir en mer pour la première fois pour accompagner son mari, alors qu’auparavant il aurait été considéré comme honteux pour un pêcheur de demander à sa femme de l’aider dans son travail. Elle est maintenant la présidente de l’Association des pêcheuses d’Indonésie (PPNI[2]). Grâce au plaidoyer de l’association, la pêche est devenue une activité acceptable pour les femmes. Au début, s’organiser s’est avéré difficile parce que de nombreuses personnes, plus particulièrement les anciens et les autorités religieuses du village, pensaient que rejoindre le PPNI contrevenait au statut de la femme.
Le PPNI compte maintenant 16 groupes, du nord de Sumatra au Timor occidental, qui défendent les droits des pêcheuses. Jusqu’en 2017, seuls les hommes étaient en mesure de souscrire une assurance – pour couvrir les traitements médicaux et en cas de décès – mais les femmes peuvent maintenant bénéficier des mêmes dispositions. Le PPNI œuvre également au renforcement de l’économie de la pêche par le biais de plusieurs projets, par exemple en fournissant des formations sur la transformation des produits de la pêche. Le plaidoyer effectué par des organisations telles que le PPNI est important parce que les femmes qui travaillent dans les secteurs de la pêche et de la pisciculture ont habituellement des salaires plus bas, qu’elles jouissent d’une reconnaissance et d’une protection sociale et économique moindre et que leurs emplois sont souvent précaires et invisibles. Ces facteurs, associés à la réalité qui veut que les femmes dans des contextes vulnérables soient souvent encore plus touchées que les hommes par les impacts du changement climatique, ajoutent encore à la précarité de leurs moyens d’existence et, en conséquence, à la probabilité de les voir contraintes au déplacement.
Kodriyah, une jeune Indonésienne de 17 ans, a vu la population de son village diminuer au cours des dix dernières années, sa famille est aujourd’hui la seule sur 200 familles à être encore là. Pour se rendre à l’école, Kodriyah et son frère de cinq ans se déplacent dans une petite embarcation et doivent ramer sur cinq kilomètres jusqu’à la terre ferme la plus proche avant de continuer en vélo et en bus. Le rez-de-sol de sa maison est maintenant recouvert d’eau en permanence et sa famille a dû construire une plate-forme dans sa propre maison pour pouvoir rester au sec. Sa famille plante des palétuviers avec le soutien occasionnel d’une organisation d’étudiants afin de réduire l’impact de la montée du niveau de la mer. Sa mère, Pasijah, complète le revenu familial en vendant des plants de palétuviers. Kodriyah espère que le gouvernement leur viendra en aide en entreprenant une plantation plus généralisée de palétuviers et en construisant un barrage qui permettra à son village d’être sauvé.
Des mesures d’adaptation comme celles-ci peuvent aider – mais ne réussiront pas à empêcher les populations de migrer après avoir perdu leurs terres et leurs maisons à plusieurs reprises. Selon l’Organisation internationale pour les Migrations, jusqu’à 70 % des résidents des bidonvilles de Dhaka, la capitale du Bangladesh, sont venus s’installer là en raison de problèmes climatiques. On estime que le Bangladesh accueille six millions de migrants de ce type ce qui fait du changement climatique et des causes environnementales la principale cause de migration interne du pays, pourtant l’assistance apportée pour soutenir ceux qui ont été déplacés reste infime.
L’ONG bangladaise, Coastal Association for Social Transformation Trust (COAST) intensifie son travail sur les mesures d’adaptation climatique et exhorte le gouvernement à élaborer une politique nationale sur le déplacement. Le gouvernement a accepté le principe de l’élaboration d’une politique de ce type et les ONG viennent de soumettre leur projet.
Parmi ces réponses, la communauté locale travaille non seulement à des mesures d’adaptation mais également à des mesures d’atténuation. Par exemple, le Comité national du Bangladesh pour la protection du pétrole, du gaz, des ressources minérales, de l’énergie et des ports (NCBD) s’efforce de combattre les causes profondes du changement climatique. Le NCBD a été créé en 1998 pour renforcer la capacité des communautés locales et les aider à opposer une résistance aux accords commerciaux qui détruisent l’environnement, sont contraires aux intérêts des populations locales et portent préjudice au développement durable du pays. Cette alliance élargie de partis politiques et d’organisations, entre autres, d’étudiants, d’agriculteurs, de travailleurs, de femmes, de personnes indigènes, d’artistes, d’enseignants, d’écrivains, d’experts et de journalistes, organise des campagnes traitant de ces questions depuis plus de 22 ans. Ils se battent également pour protéger la zone vulnérable des Sundarbans (et notamment sa forêt de mangrove protégée par l’UNESCO) contre l’introduction d’une centrale au charbon car cette zone est cruciale pour protéger les zones côtières des impacts du changement climatique.
Le pouvoir des réseaux et l’Initiative de Manille
Il y a beaucoup à apprendre des ONG et des mouvements qui soutiennent les personnes touchées et déplacées par le changement climatique. En septembre 2019, la Fondation Rosa Luxemburg Stiftung (RLS) a organisé une Conférence internationale de la Solidarité sur les Droits des migrants du climat à Manille aux Philippines. Cette conférence a accueilli plus de 70 invités venus de plus de 20 pays et a rassemblé des universitaires et des acteurs de la société civile avec pour objectif d’apprendre les uns des autres, de se montrer solidaires et de mettre en place des alliances pour renforcer le pouvoir de leurs réseaux, lutter contre l’injustice climatique et promouvoir les droits des personnes déplacées par les impacts du changement climatique.
Les participants ont partagé leurs histoires personnelles, les résultats scientifiques, les enseignements tirés par leurs organisations respectives (chacun apportant ses propres exemples de solutions localisées), ainsi que les réponses de leurs gouvernements. Rassembler ces personnes qui dirigent actuellement le débat sur le climat, le développement et la migration dans leurs pays respectifs a contribué à les unir et à démontrer qu’il s’agit d’un seul et même combat sur plusieurs fronts. Trois ONG ont co-organisé la conférence : Kalikasan, l’Alliance internationale des migrants et le Mouvement des populations asiatiques sur la dette et le développement (Asian Peoples’ Movement on Debt and Development – APMDD); APMDD est également membre du Réseau pour la justice climatique – l’un des réseaux internationaux les plus influents du Sud global à travailler sur le thème de la justice climatique.
La justice climatique peut, bien évidemment, être comprise et approchée de différentes manières et avec différentes nuances, mais l’idée que les aspects sociaux, économiques, environnementaux et politiques de la crise climatique exigent bien plus qu’une poignée d’adaptations et de mesures d’atténuation fait l’unanimité. L’action pour le climat n’entraine pas nécessairement la justice climatique.
Premièrement, il faut exiger des pays les plus riches du Nord global qu’ils paient une compensation pour le changement climatique. Cela nécessitera non seulement de mettre des fonds à disposition pour l’adaptation et l’atténuation, mais aussi d’assumer la responsabilité de la dette écologique historique qu’ils doivent et de garantir que les financements et les technologies climatiques sont attribués et utilisés d’une manière équitable, démocratique et appropriée. Le principe « des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives » est inscrit au cœur de la Convention des Nations Unies de 1992 sur les Changements climatiques qui reconnait les différentes capacités et responsabilités divergentes de chaque pays lorsqu’il s’agit de répondre au changement climatique. En 2013, après plus de 20 années de négociations internationales sur le climat, le Mécanisme international de Varsovie sur les pertes et préjudices stipulait que l’impact du changement climatique ne pourrait pas être résolu uniquement par des mesures d’adaptation. À cet égard, tout déplacement causé par l’impact du changement climatique signifie nécessairement une perte et exige en conséquence une compensation, un élément crucial du discours relatif à la justice climatique.
« Refuser d’aborder la justice climatique comme une question centrale et mettre un accent bien plus important sur l’adaptation était une manière de contenir les tendances migratoires ou le déplacement à l’intérieur de la région sans que cela devienne une charge de responsabilité pour le Nord. » Meghna Guhathakurta, Research Initiative Bangladesh
Deuxièmement, il est également indispensable que la communauté internationale reconnaisse juridiquement les personnes déplacées par l’impact du changement climatique en tant que groupe nécessitant une protection spéciale. Cela signifie premièrement que le droit de se déplacer si sa vie est en danger doit être garanti. Et qu’après s’être déplacé, d’autres droits aussi doivent être garantis – comme le droit à l’assistance médicale, à la protection juridique et à l’éducation. Les systèmes de sécurité sociale devraient bien entendu constituer un pilier majeur de protection pour ceux contraints à se déplacer. On est en droit d’espérer que la déclaration du Comité des droits de l’homme des Nations Unies de janvier 2020 selon laquelle « les pays ne sauraient déporter des individus confrontés à des conditions induites par le changement climatique qui violent le droit à la vie » exercera suffisamment de pression sur les autres pays et les incitera à changer leurs politiques d’immigration de manière à permettre aux personnes déplacées par les impacts du changement climatique de demander l’asile.
« Nous voulons que nos populations aient la possibilité de migrer dans la dignité s’il advenait un temps où la migration devenait inévitable. » Anote Tong, Président de Kiribati (pendant la 67e Session de l’Assemblée générale des Nations Unies en 2012)
Troisièmement, des changements systémiques fondamentaux doivent intervenir pour incorporer des éléments comme le Green New Deal ainsi qu’un accord international sur le climat enraciné dans la science, l’équité et la justice. Pour certains pays, cela signifierait une réduction radicale de la consommation, la fin du recours aux combustibles fossiles, une juste prise en charge des coûts environnementaux et sociaux et des incitations à soutenir la production locale et régionale.
À la lumière des discussions qui précèdent, l’Initiative de Manille sur les droits des migrants climatiques a constitué l’un des résultats majeurs de la conférence de septembre 2019 à Manille. Cette initiative présente la vision des participants pour l’avenir et leurs demandes en termes d’améliorations, il s’agit également d’un appel pour exhorter la société civile et les décideurs à signer l’initiative[3].
« Nous espérons que [l’Initative de Manille] aura un rôle déterminant et qu’elle servira à amplifier notre voix au niveau international parce que les problèmes de déplacement perdent pied, tant dans les négociations mondiales sur le climat, que dans le cadre des processus des droits de l’homme de l’ONU. » Aminul Hoque, COAST, participant à la conférence
Laura Geiger laura.geiger@rosalux.org
Directrice, Programme de dialogue sur la justice climatique, Rosa Luxemburg Stiftung, Manille www.rosalux.org
L’auteure remercie Meghna Guhathakurta (RIB) et Aminul Hoque (COAST) pour leurs entretiens et Pius Ginting (AEER) pour son soutien lors des entretiens avec Masnuah (PPNI) et Kodriyah.
[1] IDMC (2019) « Climate Change, Migration Patterns and Vulnerability: The case of Ndem, Senegal »
https://www.internal-displacement.org/expert-opinion/climate-change-migration-patterns-and-vulnerability-the-case-of-ndem-senegal
[2] Acronyme du nom de l’organisation en Indonésien.
[3] Initiative de Manille et vidéo The Move produite par la Fondation Rosa Luxemburg Stiftung à Manille pour le Forum sur la Migration climatique : https://climatemigrationforum.net