Depuis sa création en 2004, Frontex (l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes – EBCG) est devenue un vecteur important de la mise en œuvre des politiques d’externalisation de l’UE. Les accords qu’elle a conclus avec les États d’origine et de transit visent à prévenir les mouvements vers l’UE et à faciliter le retour et la réadmission. En nous appuyant sur des études de cas en Albanie et au Niger, nous explorons les différents risques en matière de droits de l’homme et tirons des enseignements pertinents pour ceux et celles parmi les praticiens de la protection et les décideurs politiques qui veulent voir l’UE respecter l’état de droit[1].
Frontex dans les Balkans
À la suite du nombre croissant d’arrivées en 2015 et des pressions exercées pour « fermer » la route des Balkans, les Balkans occidentaux sont devenus une région prioritaire pour Frontex. L’UE a conclu cinq accords de statut avec l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie qui permettent à Frontex de mener des opérations de surveillance conjointes ou des interventions rapides aux frontières sur leurs territoires respectifs. (En 2019, l’opération de Frontex organisée en Albanie a été la première à avoir lieu hors des frontières de l’UE).
Dans le cas de l’Albanie, l’accord de statut ne fournit malheureusement pas les garanties nécessaires en matière de droits de l’homme, et les migrants ont signalé des abus routiniers aux mains des agents des forces de l’ordre, notamment des refoulements violents[2]. Premièrement, cet accord n’oblige ni Frontex, ni l’Albanie, à suspendre ou à mettre fin à une opération en cas de violation des droits fondamentaux. Deuxièmement, bien qu’il exige des deux parties qu’elles disposent d’un mécanisme pour traiter les plaintes relatives à des violations des droits fondamentaux commises par le personnel au cours des opérations, il n’est pas clair si ce mécanisme couvre les plaintes relatives à n’importe quelle étape du processus, ou seulement les appels concernant les demandes rejetées ; en outre, le mécanisme de plaintes manque d’accessibilité, d’efficacité et d’indépendance. Il n’est pas souvent utilisé et, à ce jour, aucune plainte n’a donné lieu à une réponse effective. Le mécanisme fait désormais l’objet d’une enquête du Médiateur de l’UE. Troisièmement, l’accord de statut confère au personnel de Frontex des pouvoirs exécutifs, y compris l’usage de la force et des armes, tout en leur accordant l’immunité face aux poursuites civiles et pénales. Enfin, les plans opérationnels de Frontex avec les États non membres de l’UE manquent de transparence, ce qui laisse peu de possibilités pour examiner les interventions de l’agence ou ses enquêtes concernant les plaintes.
Frontex en Afrique de l’Ouest
La route de l’Afrique de l’Ouest à travers la région du Sahel, zone de transit historique, est une autre grande priorité pour Frontex, dont la présence dans la région a été renforcée en 2010 avec le lancement de la Communauté de renseignement Afrique-Frontex (AFIC). L’AFIC – un cadre de coopération avec 31 États africains – vise à renforcer l’efficacité de la gestion des frontières en établissant et en améliorant le partage d’informations et les canaux de communication, ainsi qu’en améliorant les capacités opérationnelles des États africains bénéficiaires et leur capacité à partager les analyses des risques stratégiques et opérationnels sur les flux migratoires, la sécurité aux frontières et la criminalité transfrontalière. Dans le cadre de l’AFIC, Frontex coopère notamment avec le Niger en échangeant des informations sur la gestion des frontières, en dispensant des formations et en facilitant le renforcement des capacités et la mise en place de systèmes intégrés de gestion des frontières, y compris en assurant l’interopérabilité des bases de données ouest-africaines et leur accessibilité aux autorités de l’UE[3].
Les migrants qui traversent l’Afrique de l’Ouest risquent le racket, les arrestations et la détention arbitraires, l’expulsion et la torture aux mains d’acteurs étatiques et non étatiques. De nombreuses personnes parmi ces migrants meurent ou sont abandonnées dans la région désertique du Niger. La situation au Niger s’est aggravée à la suite des changements structurels apportés à la législation nationale au nom de la coopération avec l’UE. En 2015, en particulier, le Niger, pays de transit traditionnel, a été le premier pays subsaharien à modifier sa législation nationale pour criminaliser le trafic de migrants et a adopté des mesures répressives de rétention des migrants. La criminalisation de la migration et la fermeture des frontières ont entraîné une augmentation du tarif des passeurs et des risques accrus pour la sécurité des individus, car beaucoup sont contraints d’emprunter des itinéraires « clandestins » encore plus dangereux[4].
Un regard vers l’avenir
Frontex occupe une place centrale dans la mise en œuvre des politiques d’externalisation de l’UE et l’on peut s’attendre à une nouvelle expansion de la portée territoriale de ses activités dans les régions des Balkans et de l’Afrique de l’Ouest, notamment à travers des opérations conjointes. En outre, le nouveau Pacte européen sur les migrations et l’asile appelle à une implication plus soutenue avec les pays tiers pour obtenir leur coopération en matière de réadmission. Il envisage une participation beaucoup plus active de Frontex dans développement et le soutien de nouveaux partenariats avec les pays tiers.
Le manque de transparence concernant le travail de l’agence sur le terrain est l’un des défis que nous avons particulièrement identifié au cours de notre étude. À la dissimulation des plans opérationnels viennent se rajouter, dans les pays tiers, des restrictions du droit d’accès à l’information, ce qui pose un défi considérable ; ce défi est encore exacerbé en Afrique de l’Ouest où la présence et les activités de Frontex sont à peine connues, ce qui empêche la société civile locale de surveiller l’agence, avec pour conséquence directe l’impossibilité de défendre efficacement les droits de l’homme et les intérêts des économies et communautés locales.
La coopération de Frontex avec les pays tiers est adaptée à la région. Pour les pays des Balkans, la voie vers leur adhésion à l’UE est inextricablement liée à la coopération en matière de prévention des mouvements de migrants. Cette incitation les rend particulièrement réceptifs aux préoccupations de l’UE en matière de sécurisation, et est susceptible d’encourager une coopération opérationnelle plus directe, car leur situation géographique permet de réduire les coûts opérationnels de Frontex.
En revanche, la coopération de l’agence avec les pays d’Afrique de l’Ouest est plus indirecte et plus pragmatique. Elle se concentre sur le renforcement des capacités, le partage d’informations et la coopération concernant la réadmission dans le pays d’origine des personnes déboutées du droit d’asile dans l’UE. Elle est néanmoins d’une importance vitale pour la réalisation de l’objectif de l’UE, qui est de dissuader l’entrée dans les États de l’UE. Cette coopération est extrêmement sensible sur le plan politique car elle tend à aller à l’encontre des intérêts nationaux des pays d’Afrique de l’Ouest, raison pour laquelle l’UE utilise la libéralisation des visas et l’aide au développement à titre incitatif.
Il est important de prendre conscience des différentes caractéristiques régionales qui conduisent à différentes stratégies d’externalisation et à différentes formes de coopération. C’est la raison pour laquelle nos solutions politiques, juridiques et de plaidoyer ne peuvent pas être universelles : elles doivent être spécifiques à chaque région.
Exiger des garanties solides
En externalisant le contrôle de ses frontières, l’UE vise également à externaliser ses responsabilités vis-à-vis du droit des réfugiés et de la protection des droits de l’homme. Cependant, nous pouvons identifier deux types de risques dans cette approche. Premièrement, le risque de violation des droits civils, politiques et socio-économiques des personnes vulnérables en déplacement et des résidents d’États tiers. Deuxièmement, l’UE risque d’être tenue pour responsable des violations des droits attribuées à Frontex, soit directement, soit indirectement, pour sa complicité dans les violations commises par des États tiers. Par conséquent, toute coopération devrait être conditionnée à une évaluation de la situation des droits de l’homme sur le terrain. Cela nécessite une bonne connaissance de la situation, ainsi qu’un suivi et des rapports réguliers. À cet égard, le rôle du Parlement européen dans la surveillance et l’approbation de cette coopération doit être central. Enfin, les accords de statut et de travail doivent s’appuyer sur des dispositifs de garantie des droits de l’homme, de manière à ce qu’ils puissent être appliqués et contrôlés par les autorités compétentes, notamment par les tribunaux et les sociétés civiles dans l’UE, comme dans les pays tiers.
Mariana Gkliati mariana.gkliati@ru.nl @MarianaGkliati
Professeure adjointe de droit international et européen, Université Radboud
Jane Kilpatrick jane@statewatch.org @JaneVKP
Chercheuse, Statewatch
[1] Nos recherches sont en partie soutenues par le Transnational Institute et Statewatch, et comprennent des entretiens avec les autorités nationales, la société civile et les missions occidentales au Mali et au Niger.
[2] Border Violence Monitoring Network: Black Book of Pushbacks [Le livre noir des refoulements]
www.borderviolence.eu/launch-event-the-black-book-of-pushbacks/
Voir également l’article intitulé « Pushbacks on the Balkan route: a hallmark of EU border externalisation [Les refoulements sur la route des Balkans : une caractéristique de l’externalisation des frontières de l’UE] » dans ce même numéro.
[3] Zandonini, G (2020) « Biometrics: The new frontier of EU migration policy in Niger » Proceedings of the Conference, Externalisation of borders; detention practices and denial of the right to asylum, Lagos.
[4]ARCI (2018) « La relation dangereuse entre migration, développement et sécurité pour externaliser les frontières en Afrique. Les cas du Soudan, du Niger et de la Tunisie ».