Le 1er février 2014, la loi révisée relative à l’asile est entrée en vigueur en Suisse, abolissant le droit des réfugiés reconnus à obtenir un permis de séjour permanent. Ce dernier est le permis de séjour le plus attrayant que la législation suisse fournit aux étrangers ; il peut être obtenu après cinq années de séjour légal dans le pays. Le Conseil fédéral avait déjà exprimé son intention d’appliquer les mêmes restrictions aux personnes reconnues comme apatrides. Cependant, en raison d’une certaine négligence, ces restrictions n’ont pas été imposées si bien que les apatrides ont conservé le droit d’obtenir un permis de séjour permanent. Comme, en vertu du droit suisse, la reconnaissance du statut d’apatride donne également le droit à un permis de séjour temporaire immédiat, et comme la détermination de ce statut est souvent plus rapide que celle de réfugié, il est actuellement plus intéressant pour les demandeurs en Suisse d’obtenir le statut d’apatride plutôt que de réfugié.
En mai 2014, une autre affaire a eu des conséquences importantes pour les demandes du statut d’apatride, lorsque le Tribunal administratif fédéral suisse a rendu une décision historique ouvrant la voie à la reconnaissance des Kurdes syriens (également appelés « Ajanib ») en tant qu’apatrides, dans la mesure où on ne pouvait pas leur demander de retourner en Syrie pour y déposer une demande de citoyenneté, même si un décret présidentiel de 2011 leur offrait dorénavant cette possibilité. Dans cette affaire, le statut d’apatride a également été octroyé à un réfugié reconnu de descendance kurde. Par cette décision, le Tribunal a généralement donné aux réfugiés reconnus la possibilité de demander le statut d’apatride, une demande qui avait jusqu’à présent été refusée. Et alors que des milliers de personnes sont arrivées en Suisse depuis la Syrie, des centaines d’Ajanib syriens ont acquis le droit d’obtenir un permis de séjour immédiat en Suisse. À l’opposé, la majorité des ressortissants syriens déposant une demande d’asile en Suisse ne sont pas reconnus comme réfugiés, si bien que seule une admission provisoire leur est accordée.
Contexte
Jusqu’en 2008, en Suisse comme dans les autres pays européens, il n’existait aucune procédure formelle de détermination de l’apatridie, bien que la Suisse ait ratifié la convention de 1954 relative au statut des apatrides. Des documents de voyage étaient toutefois délivrés à certaines personnes qui étaient considérées comme apatrides par les services de la migration. Cependant, il n’existait aucune procédure ni aucun cadre juridique pour déterminer le statut d’apatride, même si la loi gouvernant les activités de toutes les agences administratives, y compris les agences gouvernementales, définit les fondements juridiques de base (et fragmentaires) de la procédure. En 1999, la compétence en matière de détermination de l’apatridie a été transférée à l’ancien Bureau fédéral pour les réfugiés (aujourd’hui le Secrétariat d’État aux migrations (SEM), la même entité qui traite également les demandes d’asile), mais le cadre juridique demeurait fragmentaire. Aujourd’hui encore, en dehors des règles relatives à la compétence, la seule disposition juridique traitant spécifiquement des apatrides est l’article 31 de la loi fédérale suisse sur les ressortissants étrangers, qui accorde aux apatrides le droit à un permis de séjour temporaire une fois leur statut reconnu, puis à un permis de séjour permanent au bout de cinq années. Au contraire des autres pays disposant de lois détaillées sur la détermination du statut d’apatride, il n’existe aucune règle spécifique en Suisse à cet égard. Par conséquent, le récent essor du nombre de demandes déposées a eu lieu en l’absence de base juridique précise.
Le nombre de cas de détermination de l’apatridie est resté très bas pendant plusieurs années ; relativement au grand nombre de cas traités dans le cadre de la procédure d’asile, la détermination de l’apatridie était d’une importance mineure pour les services de la migration. Un premier essor du nombre de demandes a été observé en 2013, avant même les amendements juridiques et le jugement historique décrit précédemment. Cet essor a ensuite pris des proportions énormes, le nombre de demandes témoignant clairement de l’effet de la modification de la loi et de la décision du Tribunal fédéral administratif. C’est en 2014 que les demandes ont atteint leur sommet lorsque, selon le SEM, plus de 300 dossiers de reconnaissance du statut d’apatride ont été déposés, 66 % d’entre eux ayant été acceptés. On dénombrait environ 250 demandes en 2015 et, là encore, la majorité d’entre elles ont abouti à la reconnaissance du statut d’apatride et au droit immédiat un permis de séjour.
Procédure
Il n’est pas demandé aux personnes sollicitant le statut d’apatride en Suisse d’arriver dans le pays de manière légale ou de prouver la légalité de leur séjour, une question qui a fait l’objet de débats houleux dans d’autres pays, tels que la Hongrie et l’Italie. Ce point est crucial pour un apatride qui est en grande mesure incapable de répondre aux critères requis pour prouver la légalité de son séjour dans son pays d’accueil.
Dans le cadre de la procédure de détermination du statut d’apatride, les demandeurs bénéficient d’un meilleur traitement que les personnes demandant d’être reconnues comme réfugié en ce qui concerne le droit de faire appel : alors que la loi sur l’asile limite le droit de faire appel d’une décision relative au statut de réfugié au seul Tribunal administratif fédéral, les décisions relatives à l’apatridie peuvent également faire l’objet d’un appel devant la Cour suprême fédérale.
L’absence de législation détaillée relative à l’apatridie présente également des désavantages. Le Tribunal administratif fédéral a déterminé que le niveau de preuve était plus élevé pour les procédures de détermination de l’apatridie que pour les procédures de détermination du statut de réfugié. Tandis que le statut de réfugié peut uniquement être « démontré de manière crédible », les personnes demandant à être reconnues comme apatrides doivent fournir des preuves complètes de leur apatridie. Il reste à voir comment cette récente décision influencera la reconnaissance du statut d’apatride en Suisse.
Cependant, à ce jour, le statut juridique d’une personne dont la procédure de détermination d’apatridie est en cours n’a toujours pas été clarifié, ce qui soulève de graves préoccupations. Ainsi, certaines questions restent irrésolues, par exemple si la personne a le droit de rester en Suisse, de travailler ou de percevoir des prestations de santé et de sécurité sociale. Cela n’a pas posé problème dans la majorité des cas, puisque les demandeurs bénéficiaient soit d’un droit de séjour en vertu du droit suisse puisqu’ils avaient déposé simultanément une demande d’asile, soit parce qu’ils avaient déjà acquis le statut de réfugié ou une autre forme de protection subsidiaire en Suisse.
En revanche, ces questions devenaient cruciales dans les cas où une personne dont la demande d’asile avait déjà été déboutée (et qui était frappée d’un ordre d’expulsion) déposait ensuite une demande de reconnaissance du statut d’apatride. Ce qui est préoccupant ici, c’est que l’octroi du droit de séjour temporaire pendant la durée de la procédure de détermination de l’apatridie risque d’entraîner une forte augmentation du nombre de demandes manifestement non fondées. En d’autres mots, il serait possible que certaines personnes abusent de la procédure de détermination de l’apatridie pour se soustraire à un ordre d’expulsion découlant d’une procédure d’asile antérieure. En dépit de cette possibilité, les autorités suisses se sont abstenues, à ce jour, d’expulser ces personnes. De toute façon, dans la plupart des cas, il serait impossible en pratique de les expulser puisqu’elles n’ont pas de documents de voyage. Toutefois, la loi nationale ne donne aucune garantie qu’une personne en attente de la détermination de son statut d’apatride ne fera pas l’objet d’un ordre d’expulsion.
De plus, la protection accordée aux apatrides par le droit international est différente de celle qui est accordée aux réfugiés. L’une des différences les plus frappantes entre la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et la Convention de 1954 relative au statut des apatrides, c’est que cette dernière ne donne aucune garantie en matière de non-refoulement. Pour l’heure, la seule protection dont les personnes concernées peuvent profiter sont les garanties contre le non-refoulement basées sur les droits humains, comme celles définies par la Convention européenne des droits de l’homme. Au minimum, les autorités suisses doivent donc évaluer si l’expulsion d’une personne en attente de détermination de son statut d’apatride constituerait une infraction aux obligations de la Suisse vis-à-vis du droit international des droits humains.
Conclusion
Les inconvénients précédemment décrits doivent de toute évidence être corrigés, Tandis que la question du droit de séjour d’une personne impliquée dans une procédure de détermination doit être clarifiée. Cependant, les corrections requises pourraient être apportées en intégrant de nouvelles dispositions aux lois existantes plutôt qu’en demandant la promulgation d’une loi spécifique sur l’apatridie, qui pourrait supprimer certains des avantages dont bénéficient les apatrides aujourd’hui.
Les sceptiques estiment probable que le pouvoir judiciaire suisse (en vue de corriger la situation) abolisse le droit à un permis de séjour après cinq années de résidence légale pour les personnes reconnues comme apatrides, ce qui permettrait d’égaliser les résultats de la détermination du statut de réfugié et du statut d’apatride. Toutefois, il est tout aussi probable que les demandeurs éventuels, les représentants juridiques, le HCR et les ONG reconnaissent les avantages de la reconnaissance du statut d’apatride indifféremment du droit à un permis de séjour permanent.
Karen Hamann karen.hamann@sem.admin.ch
Spécialiste juridique, Secrétariat d’État aux migrations de la Suisse www.sem.admin.ch/sem/en/home
Cet article est l’expression d’opinions personnelles et ne représente pas nécessairement les points de vue du Secrétariat d’État aux migrations de la Suisse.