Si l’on prend en considération la taille de leur population respective, des 20 pays les plus fortement touchés par le déplacement provoqué par des catastrophes, cinq sont des petits États insulaires en développements (PEID)[1]. Aujourd’hui, un habitant de l’un de ces États court trois fois plus de risques d’être déplacé qu’une personne vivant n’importe où ailleurs[2]. Malgré cela, très peu d’analyses ont été effectuées sur les risques de déplacement dans les PEID, parce que le nombre total de personnes touchées dans chaque cas individuel de catastrophe est relativement faible, et que leur situation est éclipsée par les événements qui surviennent dans des pays plus grands et qui font la une des médias.
Les PEID des Caraïbes et de la région du Pacifique font partie des zones les plus exposées aux aléas dans le monde, ainsi que les récents ouragans survenus dans les Caraïbes l’ont encore démontré avec une extrême acuité. Selon le Fonds monétaire international, les aléas naturels font perdre aux PEID approximativement 2 % de leur PIB annuel, ce qui correspond à quatre fois plus que la moyenne mondiale[3]. On constate pourtant une véritable pénurie d’études consacrées au déplacement induit par ces catastrophes dans les PEID, et plus particulièrement concernant la région caraïbe. Il n’existe pas de méthodes appropriées de recueil de données permettant d’enregistrer les situations de déplacement prolongé ou les effets du déplacement sur les moyens d’existence dans la durée. Des étiquettes et des catégories telles que sans-abris, évacués et déplacés sont bien souvent utilisées de manière interchangeable et se confondent dans les statistiques sur le déplacement suite à une catastrophe, et ce indépendamment de la durée et de la distance du déplacement, ou de son influence sur les moyens d’existence[4] des personnes concernées. De nombreux cas de déplacement, y compris lorsqu’ils sont prolongés, passent entièrement inaperçus.
Moteurs de déplacement
Notre étude avait pour objectif d’examiner la manière dont le déplacement provoqué par des catastrophes est reflété dans les mécanismes politiques nationaux et régionaux de réduction des risques de catastrophe (RRC) et d’adaptation au changement climatique (ACC) dans les PEID des Caraïbes et de la région du Pacifique[5].
Les résultats des entretiens menés dans le cadre de ce projet de recherche montrent, globalement, que les moteurs de déplacement sont similaires dans les deux régions. La nature informelle du développement des sites d’installation et le manque de terrains sécurisés appropriés à l’installation ainsi que la pauvreté, l’absence de systèmes d’assurance et de protection sociale, la dégradation de l’environnement et l’érosion de liens sociaux traditionnellement solides, se conjuguent aux facteurs politiques de manière complexe pour donner sa configuration particulière à ce risque de déplacement. Plusieurs personnes interrogées ont relevé que les régimes de propriété foncière en vigueur donnaient lieu à des litiges concernant la preuve du droit de propriété des terres suite à une catastrophe. Selon plusieurs personnes interrogées, ce serait l’un des facteurs qui auraient retardé la reconstruction et prolongé le déplacement après les dégâts causés par l’ouragan Ivan à la Grenade en 2004 : « Vous perdez vos titres de propriété, […] et quand vous êtes en cours de rétablissement [c’est alors] que commencent les querelles à propos de qui est propriétaire de quoi ».
Non seulement les sites d’établissement informel sont situés dans des endroits dangereux, mais ils sont en outre construits avec des matériaux de qualité inférieure et selon des modes de construction médiocres. Ils n’offrent donc aucune protection contre les aléas. Ces problèmes ne se limitent pas aux établissements informels. Des zones d’habitat formel ne respectent ou ne suivent pas les codes de la construction, parce qu’ils ne sont correctement pas mis en oeuvre ou que le plus grand nombre n’a pas les moyens de les appliquer. Une des personnes interrogées explique comment : « Certains foyers n’ont simplement pas les moyens de respecter les lois et les réglementations des codes de la construction pour construire des maisons capables de résister jusqu’à la catégorie 5 […] ils n’ont pas les moyens de construire des maisons qui répondent à ces normes élevées, et lorsque survient une catastrophe, ils sont les premiers à devoir se déplacer ».
Les moteurs de déplacement ne se limitent pas aux aléas qui se déclarent soudainement. Suite à la sècheresse de 2013, un groupe d’agriculteurs en République dominicaine a été obligé de prendre un emprunt bancaire et de mettre leurs terres et leurs logements en garantie. En 2016, un grand nombre de ces agriculteurs ont été déplacés parce qu’ils n’étaient pas en mesure de rembourser leurs emprunts dans les délais et que les banques avaient saisi les biens qu’ils avaient mis en garantie. Les effets indirects d’un aléa à évolution lente de ce type ne sont pas comptabilisés comme un déplacement causé par une catastrophe, ce qui illustre tout à fait les lacunes des données actuellement disponibles sur le déplacement et confirme la complexité des facteurs en jeu.
Au cours des entretiens, il est apparu évident que la plupart des gouvernements évitent d’aborder la question du déplacement, surtout lorsqu’il a lieu à l’intérieur du pays. Une personne interrogée originaire de la région du Pacifique a fait le commentaire suivant : « Il est intéressant de noter que dans notre région ce sont nos pays qui mènent le débat et les discussions sur cette question au niveau mondial. Mais au niveau régional, la question n’est même pas mentionnée ». Les gouvernements tendent à assimiler le déplacement à un échec et pour cette raison il devient sensible et même préjudiciable de simplement aborder le sujet. En conséquence, le déplacement est rarement reconnu officiellement. Une autre personne interrogée dans les Caraïbes affirmait : « Le déplacement n’est pas accepté, parce qu’il implique une perte de contrôle de la part du gouvernement. Ainsi, selon le gouvernement, il y a des procédures légales, des réinstallations et des migrations internes. De cette manière, la réaction lorsqu’on parle de déplacement est émoussée, il n’y a aucune prise de conscience sur le sujet. Il s’agit d’une réalité qui n’est pas acceptée par les gouvernements ». Une telle réaction limite les tentatives pour mener un débat franc et fait obstacle à la recherche de solutions.
Les situations de déplacement dans les PEID des Caraïbes et de la région du Pacifique passent souvent inaperçues aux yeux de la communauté humanitaire internationale, parce que les acteurs humanitaires ont tendance à prioriser leurs actions en fonction du nombre total de personnes touchées plutôt qu’en fonction de la proportion de population touchée.
Une personne interrogée déclarait : « En tant qu’humanitaire, nous sommes supposés agir en fonction des besoins, en fonction du plus grand nombre de personnes touchées. C’est pour cette raison que le Soudan du Sud fait l’objet d’autant d’attention de la part des humanitaires, parce que [c’est un endroit où] il y a des dizaines de milliers, des centaines de milliers de personnes déplacées. Même chose pour la Somalie. Mais les populations dans les Caraïbes pourraient objecter à cela que les personnes touchées représentent jusqu’à 10 % de leur population totale».
Les personnes qui ont participé aux entretiens ont expliqué qu’elles n’étaient pas en mesure de fournir des données solides sur les tendances générales du déplacement ou d’avancer des chiffres sur le déplacement actuel dans l’une ou l’autre des régions. Néanmoins, pratiquement toutes les personnes interrogées ont été capables de citer au moins un exemple de situation de déplacement, et bon nombre de ces exemples concernaient des situations en cours ou de nature prolongée.
Négligence politique à l’égard du déplacement provoqué par les catastrophes
L’examen attentif de 30 documents clés sur la politique adoptée en la matière, tant au niveau régional que national, a démontré un manque de considération généralisé face à la mobilité humaine. La plupart des pays des Caraïbes ne disposent d’aucune forme de plans ou de politiques de DDR ou d’ACC, alors même que les activités de réduction des risques les plus souvent mentionnées en relation à la mobilité humaine dans les deux régions sont les évacuations, la relocalisation et la réinstallation. Pourtant la relocalisation préventive des communautés qui vivent dans des zones à haut risque peut s’avérer problématique dans la mesure où elle peut avoir un impact sur les moyens d’existence des personnes touchées et augmenter les risques de paupérisation. Seule une minorité parmi les documents examinés traite des effets potentiellement négatifs de la relocalisation, et même dans ce cas, pas de manière très détaillée. Un des participants à l’enquête a expliqué en parlant de Vanuatu : « Ce qui est mentionné en ce moment se résume à une ligne sur les centres d’évacuation […]. À part cela, il n’y a pas de documents spécifiques visant la protection de ceux qui ont été déplacés ». Fidji est en train d’élaborer des directives de relocalisation, et la vision de Kiribati à propos de la « migration dans la dignité » trace les grandes lignes d’une stratégie de relocalisation, non seulement à l’intérieur du pays, mais aussi vers les autres États insulaires voisins. En ce qui concerne les Caraïbes, plusieurs participants ont mentionné que la relocalisation a lieu de manière courante mais sans politiques appropriées ou plans établis.
Même si dans la région du Pacifique les politiques en vigueur traitent de la mobilité humaine liée aux catastrophes de manière plus détaillée que dans les Caraïbes, dans les deux régions la gestion du déplacement ne s’organise que de manière réactive, et les mesures préventives se limitent à la relocalisation. Les politiques qui prennent en considération le déplacement se limitent à le faire dans une perspective de protection. Le Plan national de catastrophe de St Vincent et les Grenadines, prévoit par exemple des allocations destinées aux amis et aux familles qui accueillent des personnes déplacées, et inclut des procédures pour l’identification de zones de sécurité à l’intention des personnes déplacées au cas où elles ne pourraient pas retourner dans leurs anciennes zones de résidence.
Les politiques que nous avons examinées ne prévoient aucune solution durable à l’intention des déplacés, et ne tiennent pas compte des effets de la relocalisation. Aucun de ces documents ne semble avoir tenu compte de l’Agenda pour la protection des personnes déplacées au-delà des frontières en contexte de catastrophes et de changements climatiques (Agenda pour la protection[6]) ou des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays[7].
Sur une note relativement plus positive, nous avons pu constater, dans les deux régions, des signes précurseurs liés à l’élaboration en cours de cadres législatifs sur les catastrophes et les changements climatiques, qui démontrent un intérêt accru pour la gestion des risques et les approches d’adaptation. Les stratégies des deux régions mettent en exergue l’implication des communautés, l’alerte précoce, la sensibilisation et l’éducation, les approches centrées sur les moyens d’existence et la cartographie des zones dangereuses. De telles activités peuvent contribuer à réduire les risques de déplacement, mais leur portée potentielle n’a pas été entièrement clarifiée ni vérifiée.
L’évolution actuelle dans la région du Pacifique semble indiquer une sensibilisation croissante au déplacement et un changement prudent des attitudes. À Vanuatu, un projet de Politique sur le déplacement est en cours. Il tente d’élaborer un aperçu global des schémas nationaux de déplacement interne et de migration forcée, et ce, en identifiant les difficultés et les lacunes à résoudre pour renforcer la capacité du pays de gérer le déplacement et garantir des solutions durables et de protection.
Réduire les écarts
Non seulement les gouvernements nationaux doivent changer leur manière de penser, mais plus généralement le débat sur le changement climatique et les PEID se doit de mieux rendre compte des nuances et des aspects complexes de la réalité. Les constatations de notre étude mettent en lumière plusieurs questions sur lesquelles les décideurs, la communauté internationale et les chercheurs doivent se pencher :
- Les gouvernements doivent accepter de considérer le déplacement provoqué par les catastrophes comme un phénomène réel et complexe, et doivent développer des mesures adaptées et des solutions durables. Pour pouvoir résoudre les problèmes liés au déplacement, les gouvernements devront tout d’abord élaborer des mesures de réduction des risques ciblant directement le déplacement, et deuxièmement, développer un cadre de travail fondé sur les droits de l’homme, de manière à préserver les moyens d’existence et le « droit à un lieu de résidence» des personnes déplacées – c’est-à-dire leur droit de se réinstaller sans crainte d’éviction.
- Les pays des Caraïbes doivent renforcer leurs politiques d’ensemble en matière de RRC et d’ACC. Ces orientations, à la fois dans les Caraïbes et dans la région du Pacifique, doivent inclure des considérations relatives au déplacement à partir d’une perspective de réduction des risques et de protection, comme le recommande l’Agenda pour la protection.
- Les régimes actuellement en vigueur en matière de droit à la propriété foncière doivent être actualisés afin d’éviter les problèmes concernant les droits à la propriété au cours des phases de redressement et réduire les risques de déplacement prolongé.
- La mise en œuvre de la politique sur le déplacement qui est en cours à Vanuatu mérite d’être observée avec beaucoup d’attention, afin d’en identifier les succès et les échecs pour pouvoir élaborer une série de bonnes pratiques valables dans les deux régions.
- Des approches régionales face aux questions de déplacement et de mobilité humaine doivent être élaborées en vue de protéger les droits des personnes déplacées qui traversent des frontières. La région du Pacifique a déjà entamé des négociations dans ce sens qui peuvent peut-être servir d’enseignement pour les Caraïbes.
- Des efforts doivent être consacrés pour améliorer et développer de nouveaux systèmes de mesure du déplacement pour mieux suivre les mouvements des personnes et déterminer l’ampleur du problème ; il serait très utile que de telles mesures incluent des indicateurs sur les moyens d’existence touchés par le déplacement et sur les perceptions des personnes concernées.
Mo Hamza mo.hamza@risk.lth.se
Professeur Gestion des risques et sécurité des sociétés
Ida Koch ikg91@hotmail.com
Chercheuse
Malte Plewa mltplewa@gmail.com
Chercheur
Division Gestion des risque et sécurité des sociétés, Université de Lund www.risk.lth.se
[1] IDMC, Observatoire des situations de déplacements internes, (2015) Global Estimates: People displaced by disasters
www.internal-displacement.org/publications/2015/global-estimates-2015-people-displaced-by-disasters/
[2] Ginetti J (2015) Disaster-related Displacement Risk: Measuring the Risk and Addressing its Drivers
www.internal-displacement.org/assets/publications/2015/20150312-global-disaster-related-displacement-risk-en.pdf
[3] Fonds monétaire international (2016) Small states‘ resilience to natural disasters and climate change – Role for the IMF www.imf.org/external/np/pp/eng/2016/110416.pdf
[4] Black R, Arnell N W, Adger W N, Thomas D et Geddes A (2013) ‘Migration, immobility and displacement outcomes following extreme events’, Environmental Science and Policy, 27 www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1462901112001475
[5] Nous avons interrogé des praticiens humanitaires, des représentants de gouvernement et des chercheurs dans les Caraïbes et dans la région du Pacifique, et nous avons examiné 30 politiques, à la fois nationales et régionales de RRC, d’ACC et de développement.