L’Afrique et l’Amérique latine ont élargi la définition du terme « réfugié » par rapport à celle utilisée dans la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés pour y inclure les personnes qui ont fui certains événements, y compris des événements ou des circonstances qui troublent gravement l’ordre public. Ces définitions élargies se retrouvent dans la Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique de 1969 et dans la Déclaration de Carthagène sur les réfugiés en Amérique latine de 1984[1].
En conséquence, les demandeurs d’asile qui ont été contraints de quitter leur pays en raison d’une perturbation grave de l’ordre public pourront légalement bénéficier de la protection offerte par le statut de réfugié dans 48 pays africains et 14 pays d’Amérique latine. La question est la suivante : une perturbation grave de l’ordre public peut-elle advenir en conjonction avec des changements climatiques et des catastrophes, aux fins de satisfaire aux critères des définitions élargies du statut de réfugié ?
Certains États ont déjà appliqué des définitions élargies du terme « réfugié » en Afrique et en Amérique latine en y incluant des personnes déplacées dans le contexte des changements climatiques et des catastrophes. Lorsque cela s’est produit, l’impact de la catastrophe sur l’ordre public en a été la raison. Les Somaliens fuyant la sécheresse, l’insécurité alimentaire, la famine et la violence en 2011-2012 ont, par exemple, été reconnus comme des réfugiés au Kenya en vertu de la définition élargie de ce terme en Afrique. En Amérique latine, le Mexique a appliqué la définition de réfugié retenue par la Déclaration de Carthagène à certains Haïtiens touchés par le tremblement de terre de 2010. D’autres États se sont toutefois montrés réticents à le faire, au motif que la protection prévue par les instruments régionaux relatifs aux réfugiés d’Afrique et d’Amérique latine ne s’applique qu’aux personnes fuyant des événements « d’origine humaine », par opposition aux événements dits « naturels ». Cette approche suppose, à tort, que les motifs expliquant la fuite d’une personne peuvent être clairement identifiées et catégorisées à l’aide de ces étiquettes. Aujourd’hui, nous nous accordons de plus en plus à reconnaître que les catastrophes environnementales ne sont pas « naturelles », mais qu’elles sont l’effet combiné d’aléas naturels et d’éléments humains qui entraînent une « grave perturbation du fonctionnement d’une communauté ou d’une société à n’importe quelle échelle[2] ».
Les effets des changements climatiques et des catastrophes peuvent avoir des répercussions de grande ampleur sur une société, notamment par la destruction des terres et des moyens de subsistance, des infrastructures publiques et des équipements de santé et d’éducation. Souvent, cela entraîne des conséquences pour la sécurité alimentaire et la sécurité physique des personnes. De tels impacts peuvent provoquer le chaos, la confusion et, d’une manière générale, être source d’insécurité et d’instabilité internes. Les effets néfastes des changements climatiques et des catastrophes peuvent aggraver les vulnérabilités et les facteurs existants, tels que la mauvaise gouvernance, les inégalités socio-économiques, les tensions internes et la pénurie de ressources naturelles – autant de facteurs qui compromettent l’ordre public[3].
Lorsque les personnes traversent les frontières et demandent l’asile, il incombe aux États et, le cas échéant, au HCR de décider de qui relève du statut de réfugié. Cependant, à l’heure actuelle, le manque de jurisprudence et d’orientations fonctionnelles concernant les définitions du statut de réfugié en vigueur au niveau régional empêche les décideurs de les utiliser. Étant donné le manque d’orientations sur la signification de l’expression « ordre public », et la manière dont l’ordre public peut être gravement perturbé dans le contexte des changements climatiques et des catastrophes, il reste encore du travail à effectuer pour aider les décideurs à déterminer à quel moment les personnes ont droit à une protection dans de telles circonstances.
En 2020, le HCR a publié ses premières orientations officielles sur l’application du droit des réfugiés dans le contexte de catastrophes et du changement climatique dans Considérations juridiques relatives aux demandes de protection internationale faites dans le contexte des effets néfastes du changement climatique et des catastrophes. Dans ce document, le HCR souligne que les personnes fuyant dans le contexte de changements climatiques et de catastrophes peuvent être des réfugiés au sens des définitions élargies du terme « réfugié », telles qu’adoptées en Afrique et en Amérique latine.
Les orientations du HCR apportent une contribution importante à l’interprétation des deux définitions régionales du terme « réfugié » en confirmant l’opinion de l’agence selon laquelle des troubles graves de l’ordre public peuvent se produire par suite des effets des changements climatiques et des catastrophes. Cependant, des questions demeurent. Dans quelles circonstances une perturbation grave de l’ordre public existe-t-elle de fait ? Comment un décideur doit-il déterminer l’existence d’un trouble grave à l’ordre public ? Et quelles preuves suffiront pour établir ce fait ?
La nécessité d’une orientation fonctionnelle
Il est nécessaire de fournir aux décideurs politiques des orientations fonctionnelles et fondées sur des principes afin de garantir la pleine mise en œuvre de ces instruments régionaux et leur bon fonctionnement, et ce, d’une manière qui reflète l’évolution des circonstances dans lesquelles les personnes ont besoin de protection[4]. Ces orientations devraient comprendre deux éléments essentiels :
1. Des indicateurs portant sur l’ordre public
Pour comprendre dans quelles circonstances les changements climatiques et les catastrophes sont susceptibles de gravement perturber l’ordre public, il est d’abord nécessaire de bien comprendre ce que signifie l’ordre public au regard des définitions du statut de réfugié en vigueur au niveau régional. Il faut également comprendre comment mesurer et évaluer l’ordre public dans la pratique[5]. Ces questions sont rendues plus complexes par le fait que dans le droit des réfugiés africain et latino-américain, l’expression « ordre public » est sémantiquement ambiguë. En effet, les opinions divergent entre une interprétation restreinte (entendue, par exemple, comme « la loi et l’ordre », c’est-à-dire le respect des lois et le maintien de l’ordre), ou plus large (une interprétation permettant d’inclure des concepts tels que l’ordre moral et social).
Si la pleine portée du concept d’ordre public reste incertaine, il est admis que ce terme fait fondamentalement référence à la stabilité et à la sécurité d’un État et d’une société. Il serait impossible de dresser une liste précise et exhaustive de toutes les situations pouvant donner lieu à un trouble de l’ordre public dans tous les pays. Cependant, il est possible d’identifier des « indices » communs à l’ordre public qui peuvent être utilisés pour mesurer la façon dont l’ordre public ou les troubles se manifestent.
Les indices de l’ordre public – c’est-à-dire des faits ou des éléments de preuve particuliers qui, lorsqu’ils sont présents, indiquent que l’ordre public est maintenu – pourraient être utilisés par les décideurs pour évaluer les circonstances dans un pays ou une région particulière afin de déterminer si l’ordre public a, en fin de compte, été perturbé et si cette perturbation peut être qualifiée de grave.
Le terme d’ordre public est un terme technique, que l’on retrouve dans divers instruments juridiques, et les indices de l’ordre public doivent donc être identifiés par l’application de principes d’interprétation juridique établis. Des recherches préliminaires suggèrent qu’au minimum, ces indices pourraient être regroupés en deux catégories principales, mais reliées entre elles : le fonctionnement effectif et le respect de l’état de droit ; et le respect des droits humains, de la dignité et des libertés fondamentales des personnes. Il est important que tout indice d’ordre public soit clair et puisse être appliqué de manière cohérente et pratique dans différentes circonstances, et sur la base de preuves objectives.
2. Études de cas
Des études de cas pratiques examineraient des événements qui se sont produits dans le contexte de changements climatiques et de catastrophes au crible des indices d’ordre public précédemment identifiés. Ces études de cas pourraient fournir des orientations aux juges et aux décideurs lorsqu’ils décident si une personne a fui une grave perturbation de l’ordre public, et pourraient également être utilisées par les praticiens et les avocats pour appuyer les demandes d’asile. Un certain nombre de catastrophes et d’événements récents liés au climat pourraient servir de base à ces études de cas, comme, par exemple, les deux cas suivants. En 2021, de graves inondations au Soudan du Sud ont touché plus de 800 000 personnes dans un pays qui connaissait déjà une famine sévère due aux effets combinés des conflits récurrents, de la sécheresse et des inondations. En novembre 2020, les fortes pluies, les ondes de tempête et les glissements de terrain provoqués par les ouragans Eta et Iota ont eu un impact massif sur l’insécurité alimentaire, la santé publique, les infrastructures publiques et les moyens de subsistance des populations dans un certain nombre de pays d’Amérique centrale qui subissaient déjà d’importantes violences internes.
Conclusion
L’élaboration d’indices d’ordre public et d’études de cas permettrait de promouvoir deux objectifs cruciaux. Le premier serait d’apporter plus de clarté et de certitude aux États, aux décideurs et aux praticiens du droit pour savoir quand un individu qui traverse les frontières dans le contexte de changements climatiques et de catastrophes peut être considéré comme réfugié (et aura donc droit à être protégé en tant que réfugié) et quand il ne sera pas considéré comme un réfugié. Le second objectif est de s’assurer que le droit des réfugiés, tant en Afrique qu’en Amérique latine, reste pertinent au regard des causes actuelles et émergentes de déplacement, et qu’il continue donc à remplir efficacement l’objectif des régimes de protection des réfugiés dans ces deux régions.
Cleo Hansen-Lohrey cleo.hansenlohrey@utas.edu.au @cleohanlo
Doctorante, Université de Tasmanie
[1] Afrique www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=488f08be2
Cartagena www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=50ac93722
Bien que la Déclaration de Carthagène soit un instrument non contraignant, les pays suivants ont directement ou indirectement intégré le motif de l’ordre public dans leur législation nationale : Argentine, Bolivie, Chili, Colombie, Costa Rica, Équateur, El Salvador, Guatemala, Mexique, Nicaragua, Paraguay et Uruguay. Le Belize et le Pérou ont intégré le libellé du motif de l’ordre public dans la définition élargie donnée au statut de réfugié en Afrique. Le Brésil n’a pas directement adopté le motif d’ordre public de Carthagène dans sa législation nationale mais l’a mis en œuvre dans sa pratique nationale.
[2] UN Office for Disaster Risk Reduction www.undrr.org/terminology/disaster
[3] HCR (2020) Considérations juridiques relatives aux demandes de protection internationale faites dans le contexte des effets néfastes du changement climatique et des catastrophes [2] www.refworld.org/docid/5f75f2734.html
[4] Comme le reconnaît l’Agenda de recherche pour l’avancement des réponses juridiques et politiques aux déplacements et aux migrations dans le contexte des catastrophes et du changement climatique en Afrique (document final issu d’une série d’ateliers organisés en 2021
https://disasterdisplacement.org/portfolio-item/research-agenda).
[5] C’est le sujet de la thèse de doctorat de l’auteure. Voir également : Wood T et Hansen-Lohrey C (2021), « Disasters, Climate Change and Public Order: A Principled Application of Regional Refugee Definitions », RLI Blog on Refugee Law and Forced Migration (24 mai 2021) https://rli.blogs.sas.ac.uk/2021/05/24/disasters-climate-change-and-public-order/.