En 2011, suite à l’instauration d’un gouvernement théoriquement civil en Birmanie, les médias locaux thaïlandais ont commencé à se faire l’écho de rumeurs indiquant que les responsables du gouvernement thaïlandais discutaient des plans visant à rapatrier les quelques 100 000 réfugiés birmans qui se trouvent dans des camps sur leur territoire. En 2015, quatre ans plus tard, malgré la persistance des rumeurs de rapatriement et un déclin du niveau d’aide accordé aux camps situés sur la frontière birmano-thaïlandaise, les opérations de retour organisé n’ont toujours pas été initiées.
Par bien des aspects, c’est un fait dont il convient de se réjouir. Le processus de réforme en Birmanie reste incomplet, et dans de nombreux cas les circonstances qui ont motivé la fuite des réfugiés perdurent. Il est probable qu’une opération de retour dans les conditions actuelles aurait pour conséquence de faire courir des risques graves en matière de violation des droits de l’homme aux réfugiés. Toutefois, même si un changement politique significatif était garanti en Birmanie, il resterait tout de même un obstacle conséquent au succès d’une opération de rapatriement, à savoir la méfiance omniprésente à l’égard du gouvernement birman qu’éprouvent les réfugiés en exil.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) a publié en 2012 un Framework for Voluntary Repatriation: Refugees from Myanmar in Thailand [Cadre de travail pour un rapatriement librement consenti : Réfugiés du Myanmar en Thaïlande]. Ce document a été perçu comme une incitation institutionnelle à débuter le rapatriement et a été accueilli par des critiques généralisées, autant par la très bien organisée société civile birmane que par les ONG internationales qui ont insisté pour dire que les conditions en Birmanie ne se prêtaient pas encore à un rapatriement à grande échelle. Depuis lors, l’UNHCR continue d’affirmer que les opérations n’en sont qu’à un stade de pré-planification et que les normes institutionnelles relatives au rapatriement librement consenti seront respectées dans le cadre de toute opération de rapatriement.
C’est ce critère du rapatriement « librement consenti » qui devient toutefois source de problème. En 2013 une enquête menée par un Comité de réfugiés Karen a indiqué que seulement 27 % des réfugiés du camp de Tham Hin seraient disposés à rentrer en Birmanie en cas de paix et de stabilité dans le pays.[1] Ces constatations tendent à suggérer que si les institutions concernées veulent respecter le caractère librement consenti du rapatriement et qu’elles souhaitent tout de même que les réfugiés soient rapatriés, elles devront faire plus que de simplement garantir le respect des droits à l’intérieur de la Birmanie, elles devront s’assurer que les réfugiés veulent rentrer.
De nombreuses raisons, comme des perspectives économiques plus favorables en Thaïlande et la longueur du temps passé dans les camps, pour n’en citer que deux, expliquent pourquoi des réfugiés se trouvant dans un contexte de ce type peuvent résister l’idée d’un retour, même dans le cas d’un changement politique significatif en Birmanie. Toutefois, et il s’agit d’un élément crucial, il semble probable que les déplacés birmans éprouvent encore une méfiance fondamentale à l’égard du gouvernement birman, et la nature même de cette méfiance entre réfugiés et État suggère qu’un changement politique n’est pas en soi un élément suffisant pour qu’ils décident librement de choisir le retour.
Pourquoi faut-il prendre cette méfiance au sérieux?
La méfiance a été définie comme une attitude rationnelle adoptée par des individus face à un risque, en particulier comme un moyen de se protéger contre les circonstances désastreuses d’une confiance indue.[2] Dans le cas des réfugiés se trouvant en exil, on considère la méfiance des réfugiés à l’égard de leur État d’origine comme une réponse rationnelle face au risque qu’impliquerait de s’engager à nouveau dans des relations avec cet État. Toutefois, un élément intéressant de la méfiance, même lorsqu’elle est fondée sur une attitude rationnelle, est qu’elle peut emprunter des éléments non rationnels qui une fois intégrés, transforment la méfiance en un prisme qui éclaire l’interprétation de tous les développements subséquents ; la méfiance acquiert donc ainsi fréquemment une tendance irrationnelle à l’auto-renforcement, ce qui en fait une attitude particulièrement difficile à éradiquer.
Cela nous indique en soi, que dans le cas des réfugiés de la frontière birmano-thaïlandaise, un changement politique fondamental à l’intérieur de la Birmanie risque de ne pas être suffisant pour éradiquer la méfiance et inciter des envies volontaires de rapatriement chez les réfugiés. Faciliter un rapatriement exige que nous engagions le dialogue avec les réfugiés par rapport à leurs attitudes de méfiance en reconnaissant qu’elles ont des origines tout à fait rationnelles, et (le cas échéant), en reconnaissant aussi qu’il faudra du temps et des efforts conséquents pour les renégocier.
Le Manuel [de l’UNHCR] sur le rapatriement volontaire publié en 1996 ne mentionnait que trois fois la « confiance », et dans ce document l’accent était mis sur la confiance concernant la relation entre les réfugiés et le UNHCR et d’autres sources d’information ; il n’existait aucune mention spécifique de la confiance entre réfugiés et État. De même, le plus récent Manuel [de l’UNHCR] pour les activités de rapatriement et de réintégration de 2004, ne contient que trois mentions de la « confiance », mais au moins il situe cette confiance dans le camp du gouvernement (restauration de la confiance dans les autorités locales et les institutions publiques) ; néanmoins, ces mentions concernent la réintégration plutôt que le rapatriement. L’UNHCR semble penser que la confiance dans l’État n’acquiert de pertinence qu’au moment où les réfugiés sont de retour dans leur pays d’origine. Aucune suggestion directe n’indique que la méfiance des réfugiés envers l’État pourrait constituer en soi un obstacle au rapatriement et qu’il serait judicieux d’en tenir compte avant le retour.
Ces documents de l’UNHCR contiennent tous deux des allusions indiquant que des obstacles de ce cet ordre pourraient exister mais ils sont formulés en termes « d’assurance » et non pas « de confiance ». Le Manuel sur le rapatriement de 1996 contient vingt-deux références à « la confiance » à développer, et la moitié d’entre elles concernent la manière de rassurer les réfugiés en exil, avant le retour, sur la situation prévalant dans leur pays d’origine et sur le traitement qui sera le leur à l’avenir. Dans le Manuel pour les activités de rapatriement et de réintégration de 2004, un tiers des références au « renforcement de la confiance » concernent dans ce même sens la nécessité « de restaurer la confiance » des réfugiés préalablement au retour.
Cette insistance sur la restauration de la confiance ne réussit toutefois pas à recouvrir entièrement la nature complexe des attitudes de méfiance que les réfugiés peuvent éprouver à l’égard de l’État avant un rapatriement. La notion de restauration ou de renforcement de la confiance implique qu’il s’agit simplement de donner suffisamment d’information aux réfugiés sur des faits objectifs par le biais de campagnes d’information et de visites exploratoires ainsi qu’en leur offrant des garanties juridiques. Cependant une telle approche ne tient aucun compte de la manière dont la méfiance, en tant qu’attitude distincte du manque de confiance, affecte dans sa globalité la manière dont les « faits » seront en toute probabilité interprétés.
Renégocier la méfiance
Cette lacune politique, peut, jusqu’à un certain point, être excusable dans la mesure où s’attaquer à un obstacle aussi complexe que la méfiance exige la renégociation d’une série d’attitudes profondément personnelles – une tâche à l’évidence considérable. Il existe toutefois des stratégies directes qui peuvent être mises en place pour encourager les réfugiés à reconsidérer leur méfiance à l’égard de leur État d’origine. Alors même qu’il ne s’agit pas d’approches nouvelles, ces efforts peuvent acquérir une importance stratégique nouvelle dans le cadre d’une action concertée centrée sur la méfiance des réfugiés à l’égard de l’État.
Parmi les stratégies :
- Condamnation symbolique par l’État d’origine des atteintes aux droits de l’homme passées, accompagnée de mécanismes de compensation
- Introduction de modes de coopération à risques réduits entre les réfugiés et l’État préalablement au rapatriement (instauration par exemple d’un droit de vote depuis l’étranger)
- Assignation, dans le cadre des négociations sur le retour, d’une fonction aux entités qui ont déjà gagné la confiance des réfugiés (comme par exemple certains comités de réfugiés)
- Mise à disposition des réfugiés provenant de minorités et de groupes ethniques persécutés auparavant, de canaux leur permettant une véritable représentation au sein du gouvernement de leur État d’origine.[3]
Si comme le suggère l’UNHCR, nous en sommes encore à la phase « préparatoire » d’un possible rapatriement futur des réfugiés de la frontière birmano-thaïlandaise, cette phase préparatoire devrait incorporer des mesures visant à établir des bases permettant de renégocier la méfiance des réfugiés à l’égard de l’État ; un rapatriement librement consenti pourrait alors être possible si une réforme politique plus complète en faisait une option dans laquelle les droits des anciens réfugiés étaient respectés.
Il ne s’agit pas d’un problème unique au contexte de la frontière birmano-thaïlandaise. Un examen attentif de ce cas suggère que les institutions internationales, alors même qu’elles souhaitent écourter les situations de refuge prolongé tout en respectant les normes du rapatriement librement consenti, ne disposent pas d’un cadre leur permettant de traiter adéquatement la méfiance réfugiés/État en tant qu’obstacle à l’action. Les acteurs institutionnels doivent reconnaître qu’en avalisant le caractère volontaire du rapatriement, ils avalisent également le respect des opinions, des sentiments et des attitudes que peuvent avoir les réfugiés par rapport à leurs déplacements futurs. La méfiance des réfugiés à l’égard de l’État en tant qu’attitude de ce type qui constitue un obstacle significatif au rapatriement mérite d’être reconnue et prise au sérieux par les décideurs politiques.
Karen Hargrave karen.hargrave@gmail.com a obtenu son master en Études sur les réfugiés et la migration forcée au Centre d’études sur les réfugiés de l’Université d’Oxford en 2014; elle travaille actuellement comme Consultante chercheur sur la frontière birmano-thaïlandaise.
[1] Voir : Saw Eh Na (2013) ‘Refugee survey – most do not want to go back to Burma’, http://karennews.org/2013/07/refugee-survey-most-do-not-want-to-go-back-to-burma.html/
[2] Voir : Hardin R (ed) (2004) Distrust, New York, Russell Sage Foundation; et en particulier certains articles de Russell Hardin, Roderick Kramer et Deborah Larson.
[3] Voir : Hargrave K (2014) Repatriation though a trust-based lens: Refugee-state trust relations on the Thai-Burma border and beyond’, RSC Working Series No. 104 http://tinyurl.com/Hargrave-trust