Le déplacement prolongé est souvent implicitement associé à la passivité et à l’immobilité, et ce n’est pas un hasard s’il est souvent décrit métaphoriquement comme « un séjour dans les limbes ». Toutefois les personnes vivant un déplacement prolongé sont loin d’être immobiles. Au contraire, tant dans leur vie quotidienne qu’au fil du temps, elles font l’expérience d’une « mobilité restreinte » à différentes échelles (du local au transnational) et dans la poursuite de différents objectifs (principalement de subsistance et d’obtention de statut administratif). Bien qu’ils soient fortement limités par une combinaison complexe et en constante évolution de facteurs juridiques et socio-économiques, ces schémas de mobilité constituent une forme cruciale de « capacité d’action sous la contrainte ».[1]
Dans cet article, nous utilisons les cas de la Grèce et de l’Italie pour comprendre à quoi ressemble le déplacement prolongé dans la réalité. Ces pays ont en commun au moins trois caractéristiques structurelles. Premièrement, tous deux sont des pays de « première entrée » dans l’Union européenne (UE), où la mobilité des demandeurs d’asile est limitée par les dispositions du règlement de Dublin. Deuxièmement, les deux pays ont une capacité administrative relativement faible, en particulier en ce qui concerne l’accueil et l’intégration des demandeurs d’asile et des réfugiés. Enfin, ils sont tous deux caractérisés par des marchés du travail officiels stagnants et des économies souterraines importantes. Tous ces facteurs influencent considérablement les modèles de mobilité/(im)mobilité et d’inclusion/exclusion des migrants vivant dans des situations de déplacement prolongé.
Effets immobilisateurs des réglementations européennes et nationales
La mobilité intracommunautaire constitue un défi majeur, tant pour les demandeurs d’asile, que pour les bénéficiaires de protection[2] en Italie comme en Grèce. Ce sont bien souvent (mais pas exclusivement) les raisons familiales qui motivent les mouvements secondaires des demandeurs d’asile au sein de l’UE. À cet égard, le règlement de Dublin représente un obstacle de taille, notamment pour les demandeurs d’asile adultes qui ont des membres de leur famille dans d’autres pays de l’UE qu’ils souhaiteraient rejoindre. Souvent, ces membres de la famille ne sont pas englobés dans la stricte définition de la « famille » donnée par le règlement, qui ne comprend que le conjoint ou les enfants (âgés de moins de 18 ans) du demandeur. Même lorsque les demandeurs d’asile sont autorisés à se déplacer au sein de l’UE (comme dans le cas des mineurs non accompagnés), ils sont confrontés à des délais d’attente extrêmement longs et à de nombreux obstacles administratifs. Les bénéficiaires de protection qui détiennent un permis de séjour italien ou grec et qui sont en mesure d’obtenir des documents de voyage, sont autorisés par la législation européenne à se déplacer librement dans l’UE pour une durée maximale de trois mois, mais beaucoup choisissent de dépasser cette période, en acceptant les risques que cela comporte.
Il existe cependant des différences importantes entre les deux pays concernant la mobilité entre pays, notamment pour les demandeurs d’asile. Alors même que les deux pays ont adopté la stratégie des centre de réception et d’identification communément appelés « hotspots », en Grèce – où elle a été introduite en même temps que l’accord UE-Turquie de 2016 – cette approche est devenue un mécanisme clé de contrôle des migrations, transformant le pays en une « zone tampon » interne à l’UE. Les parcours migratoires ont été interrompus, à la fois vers d’autres États membres, mais aussi au sein même du pays.
En effet, la mobilité des demandeurs d’asile en Grèce est directement impactée par les différents types de structures et de procédures d’accueil, qui revêtent trois formes distinctes : a) confinement forcé des demandeurs d’asile dans les hotspots sur cinq îles de la mer Égée orientale jusqu’à ce qu’une décision soit prise quant à leurs demandes d’asile (à quelques exceptions près) ; b) hébergement des demandeurs d’asile dans des « sites ouverts d’hébergement temporaire » (camps) isolés sur le continent, soumis à des réglementations spécifiques et à des restrictions de mobilité et c) hébergement des plus vulnérables dans des appartements en zone urbaine[3]. La mobilité dans ces structures d’accueil est strictement réglementée.
En revanche, les demandeurs d’asile ne restent pas dans les hotspots du sud de l’Italie pendant l’examen de leur demande d’asile, mais sont dispersés dans des centres d’accueil répartis dans tout le pays. Leur mobilité est réglementée de manière moins stricte qu’en Grèce, même si ceux qui sont hébergés dans des centres d’accueil risquent eux aussi de perdre leur logement s’ils s’absentent pendant une période prolongée sans autorisation. Il est extrêmement courant de voir les demandeurs d’asile et les bénéficiaires d’une protection qui ne sont plus dans le système d’accueil, poursuivre leur voyage à l’intérieur du pays.
La mobilité restreinte comme stratégie de survie
Dans les deux pays, les migrants qui vivent en situation de déplacement prolongé développent un large éventail de stratégies de survie basées sur la mobilité. Elles leur permettent de naviguer à travers des systèmes d’asile complexes, tant au niveau national qu’européen, afin de retrouver leurs réseaux, satisfaire leurs besoins fondamentaux ou chercher de meilleures opportunités ailleurs.
Il peut arriver, par exemple, que les demandeurs d’asile en Grèce tentent de s’échapper des îles vers le continent, ou de se déplacer du camp qui leur a été officiellement assigné vers un autre, où ils restent généralement non enregistrés. Il se peut également qu’ils se déplacent pour un travail saisonnier (en courant le risque de perdre leur logement dans le camp et l’aide financière qu’ils reçoivent si leur emploi est découvert) ou encore, qu’ils demeurent officiellement résidents du camp alors qu’ils ont en fait déménagé dans un appartement loué en ville.
La mobilité à l’intérieur du pays représente une stratégie de survie majeure pour les migrants qui vivent en situation de déplacement prolongé en Italie, quel que soit leur statut juridique ou administratif. Il s’agit généralement d’une mobilité circulaire liée à l’emploi ; les migrants suivent les opportunités d’emploi à travers le pays (c’est par exemple le cas des travailleurs agricoles saisonniers qui suivent les saisons de récolte).
Les mouvements intra-européens peuvent prendre différentes formes, en fonction des perspectives d’intégration (aussi limitées soient-elles), des opportunités sur le marché du travail (aussi précaires soient-elles) et de la géographie politique elle-même (l’Italie ayant des frontières avec trois autres pays de l’espace Schengen, alors que la Grèce n’en a aucune). D’une manière générale, les « mouvements secondaires » sont largement pratiqués, même si, à strictement parler, ils ne sont pas légaux. La mobilité intracommunautaire à partir de l’Italie, en particulier, s’effectue généralement dans les deux sens, avec de fréquents allers-retours ; les mouvements à partir de la Grèce, en revanche, sont principalement à sens unique.
Il est très courant que les bénéficiaires d’une protection en Italie se rendent dans un autre pays de l’UE, qu’ils y trouvent un emploi informel et s’y installent de manière irrégulière. Cette migration de subsistance est circulaire et implique des retours périodiques pour renouveler leur permis de séjour italien (tous les deux ou cinq ans, selon la forme de protection accordée). Or, pour renouveler le permis, il faut disposer d’une adresse officielle de résidence en Italie. Dans la mesure où il est rare que les migrants disposent d’une telle adresse, un marché illégal lucratif s’est développé pour fournir de faux documents. Cette situation est souvent décrite par les migrants eux-mêmes comme un « piège » où, pour rester « légal » dans le pays A, il faut séjourner irrégulièrement dans le pays B et recourir à des pratiques illicites.
De la même manière, la mobilité à l’intérieur de l’UE est très répandue parmi les bénéficiaires d’une protection en Grèce. Une telle mobilité est motivée par des conditions de vie difficiles et des perspectives d’intégration limitées, et elle est fonction également des réseaux dont les migrants forcés disposent dans les endroits qu’ils souhaitent atteindre. Certains migrants tentent d’éviter complètement les effets immobilisateurs du système d’asile dès le début, par exemple en traversant la frontière terrestre avec la Turquie, au nord-est du pays. Cette stratégie leur permet d’éviter d’être identifiés par les agents de l’État et de se voir interdire la poursuite du voyage, ce qui leur permet alors de franchir les frontières suivantes de manière irrégulière (en s’appuyant sur des marchés illégaux fournissant des logements et de faux documents). Des circuits similaires peuvent être utilisés dans le but d’emprunter par la suite des voies de mobilité légales : un conjoint, voire des enfants, peuvent être envoyés clandestinement chez des proches dans un pays d’Europe du Nord, afin de permettre, à un stade ultérieur, aux demandeurs d’asile en Grèce de rejoindre les membres de leur famille dans le cadre de Dublin. On aboutit donc à une situation paradoxale dans laquelle la situation irrégulière permet la mobilité alors que la « légalité » l’empêche.
Les effets immobilisateurs supplémentaires liés à la COVID-19
Les restrictions dues à la COVID-19 ont entraîné de nouvelles perturbations de la mobilité à différents niveaux : à l’intérieur de l’Italie ou de la Grèce, dans l’ensemble de l’UE, et vers ou depuis les pays d’origine et de transit. Les mesures restreignant la mobilité et imposant une distanciation sociale ont eu un impact particulièrement lourd sur les migrants vivant en situation de déplacement prolongé car les personnes hébergées dans des structures d’accueil ont fait l’objet d’interdictions et de contrôles accrus. Presque tous les transferts, entrées et sorties du système d’asile, ont été suspendus et les migrants ont perdu les possibilités limitées d’éducation et de loisirs dont ils disposaient, ainsi que leurs maigres sources de revenus.
Les interdictions de voyager et la fermeture des frontières ont entraîné une baisse des transits vers d’autres destinations européennes. Dans le cas de l’Italie, lors de la première vague, le gel complet de la mobilité secondaire intra-européenne et interne a privé les travailleurs agricoles saisonniers de leur seul moyen de subsistance, ce qui les a appauvris encore davantage. Dans le même temps, ceux qui se sont retrouvés temporairement hors du pays (que ce soit ailleurs en Europe ou dans les pays d’origine) ont été bloqués, sans possibilité de retour.
Les stratégies de mobilité contrainte décrites ci-dessus sont devenues impraticables dans les deux pays, transformant la vie en « une sorte d’exil dans les limbes, où les niveaux habituels d’immobilisation et de marginalisation ont été exacerbés par les restrictions liées à la COVID », selon les mots d’une personne que nous avons interrogée à Rome.
Implications politiques et perspectives d’avenir
Le rôle important que joue la mobilité restreinte dans la vie quotidienne et les perspectives des migrants vivant en situation de déplacement prolongé en Grèce et en Italie est soit ignoré, soit stigmatisé par le discours politique officiel. Cette situation de mobilité restreinte est ignorée tant que la mobilité passe inaperçue aux yeux des médias et des organismes de réglementation, comme c’est généralement le cas des mouvements liés à l’emploi saisonnier dans les États d’accueil. Toutefois, lorsque la mobilité restreinte prend place au-delà des frontières nationales, elle devient rapidement la cible de la stigmatisation médiatique et de l’obstructionnisme administratif (voire de la criminalisation). Une telle attitude est contre-productive, car elle sous-estime le potentiel de la mobilité en tant que ressource capable d’atténuer les souffrances et de réduire les pertes subies par les personnes vivant un déplacement prolongé. Cette mobilité peut même être considérée comme une « quatrième solution durable », comme le suggère un autre article de ce dossier spécial.
Aussi nécessaire soit-elle, une attitude différente et plus positive à l’égard de la mobilité des migrants implique de surmonter des obstacles politiques conséquents, tant au niveau national qu’européen. Il est difficile – en raison de la nature largement irrégulière et des conditions d’exploitation qui caractérisent l’emploi dans ces secteurs, tant en Italie qu’en Grèce – de normaliser et de faciliter la mobilité circulaire liée à l’emploi en fournissant, par exemple, un logement correct, une résidence enregistrée et une assistance médicale sur les sites agricoles. L’assouplissement des interdictions et des contrôles excessifs qui pèsent sur la mobilité des demandeurs d’asile lorsqu’ils se trouvent dans des centres d’accueil pourrait constituer un progrès.
Une stratégie qui reconnaitrait et permettrait la mobilité transfrontalière à l’intérieur de l’UE se heurte à des obstacles encore plus importants en raison de la résistance bien ancrée de la plupart des États membres à toute légalisation de ces mouvements. Cela est apparu clairement au cours de la bataille juridique et politique perturbante (mais révélatrice) qui a entouré les programmes de relocalisation de l’UE de 2015. Le statut de sans-papiers d’une grande partie des migrants vivant dans des situations de déplacement prolongé constitue un obstacle politique encore plus sérieux[4]. Pour cette cohorte de personnes particulièrement vulnérables, une forme d’amnistie collective ou une procédure de régularisation au cas par cas serait nécessaire avant de pouvoir entamer n’importe quelle réflexion pragmatique sur une possibilité de faciliter la mobilité. À l’heure actuelle, les gouvernements de l’UE restent toutefois très peu enclins à poursuivre une telle option. À moins que ces obstacles politiques ne puissent être levés, il semble futile d’explorer différentes solutions techniques potentielles[5] (telles que des parcours complémentaires, des visas de recherche d’emploi intra-européens ou la libre circulation des bénéficiaires de protection).
Pour conclure, il convient de noter que l’on prend de plus en plus conscience du risque que peuvent représenter les migrants marginalisés, surtout s’ils sont sans papiers et qu’ils ne sont pas inclus de manière effective dans les campagnes de vaccination contre la COVID-19[6]. En plus de laisser les migrants sans protection, une couverture vaccinale plus lente et inférieure à la moyenne peut également augmenter le risque que les migrants soient considérés comme des boucs émissaires et perçus comme des vecteurs potentiels de variants du virus et de futures vagues de contagion. Des efforts ciblés pour garantir l’équité en matière vaccinale sont donc d’une importance capitale pour éviter une marginalisation accrue, une immobilisation supplémentaire et une aggravation générale des déplacements prolongés.
Panos Hatziprokopiou pmchatzi@plandevel.auth.gr
Université Aristote de Thessalonique
Evangelia Papatzani evaliapap@yahoo.gr
Université Aristote de Thessalonique
Ferruccio Pastore ferruccio.pastore@fieri.it
FIERI (Forum international et européen de recherche sur la migration)
Emanuela Roman emanuela.roman@fieri.it @drEmanuelaRoman
FIERI
[1] Roman et al (2021) « Figurations of Displacement in Southern Europe », TRAFIG Working Paper 9, BICC https://trafig.eu/output/working-papers/trafig-working-paper-no-9
[2] Des personnes qui ont obtenu le statut de « protection internationale » (comprenant à la fois le statut de réfugié et la protection subsidiaire) ou des formes de protection complémentaires au niveau national (qui sont principalement utilisées en Italie).
[3] Le programme d’hébergement ESTIA fournit aux demandeurs d’asile les plus vulnérables un logement (temporaire) dans des appartements loués dans des villes grecques pour une durée d’un mois maximum suite à la décision concernant leur demande d’asile. Depuis fin 2020, le HCR a progressivement transféré la gestion de ce programme au gouvernement grec, et depuis janvier 2021, le programme (rebaptisé ESTIA 21) est entièrement géré par le gouvernement grec. http://estia.unhcr.gr/en/
[4] Une étude de 2019 a estimé que le nombre de sans-papiers vivant dans l’UE en 2017 se situait entre 3,9 et 4,8 millions, dont environ la moitié résiderait uniquement en Allemagne et au Royaume-Uni. https://pewrsr.ch/3neyKQw
[5] M Wagner et C Katsiaficas C (2021) « Networks and mobility : A case for complementary pathways », TRAFIG Policy Brief 3.https://trafig.eu/output/policy-briefs/policy-brief-no-3/D084-TPB-Networks-and-mobility-Wagner-Katsiaficas-2021-v01p-2021-6-15.pdf
[6] Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (2021) « Réduction de la transmission de la COVID 19 et renforcement de l’adoption du vaccin parmi les populations migrantes dans l’UE/EEE) ». www.ecdc.europa.eu/en/publications-data/covid-19-migrants-reducing-transmission-and-strengthening-vaccine-uptake