En février et mars 2011, les Tunisiens étaient occupés à gérer les retombées de leur propre révolution. Les institutions gouvernementales étaient suspendues et il n’y avait pas d’activés policières et de sécurité dans le sud-est de la Tunisie, la zone la plus proche de la frontière occidentale de la Libye. En Tunisie, ce sont des efforts communautaires informels mais très efficaces, en marge des auspices des institutions nationales et internationales, qui ont joué un rôle crucial pour garantir le transit et l’hébergement en toute sécurité de centaines de milliers de personnes qui fuyaient la Libye. Initialement, alors que des groupes de travailleurs migrants traversaient la Tunisie en route vers l’aéroport de l’île tunisienne de Djerba, les habitants des villages tunisiens ont organisé des brigades de cuisine avec des hommes qui cuisinaient ensembles dans des centres communautaires et des femmes qui cuisinaient séparément dans leur maison. Ils apportaient cette nourriture à l’aéroport alors que des ressortissants de pays tiers attendaient les vols payés par la communauté internationale qui leur permettraient de retourner chez eux.
A peine ces travailleurs migrants étaient-ils partis que des familles libyennes ont commencé à déferler à travers la frontière en quête d’un refuge sûr – et elles ont fini par rester de cinq à huit mois. Un homme de Djerba posait cette question toute rhétorique : «Nous avons aidé les Égyptiens, nous avons aidé les Chinois, nous avons aidé les Bangladais. Alors lorsque les Libyens sont arrivés pour rester, comment aurions-nous pu ne pas les aider eux aussi ? » Un autre d’ajouter : « Nous étions occupés avec la révolution tunisienne. Nous cherchions à résoudre nos propres problèmes et c’est alors que les Libyens sont arrivés. Un ami a appelé depuis la frontière. Il a dit qu’il y avait des masses de gens affamés, au moins 40 000 personnes, et il m’a demandé si je pouvais aider. Alors, j’ai appelé tous mes amis, nous nous sommes réunis, nous avons récolté de l’argent et nous avons acheté de la nourriture, des couches et des matelas, nous avons rempli vingt camionnettes, et nous avons pris la direction de la frontière pour distribuer tout cela. Après, nous sommes allés à l’endroit où arrivaient les populations des Montagnes de Nafusa. Là-bas, tout le monde est Amazigh [Berbère]. Ils sont Amazighs, nous sommes Amazighs ».
Sur les centaines de milliers de Libyens qui fuyaient la violence dans leur pays et arrivaient en Tunisie, les premiers arrivés étaient majoritairement des Amazighs originaires des montagnes de Nafusa. Le refuge sûr le plus proche pour eux, à l’arrivée en Tunisie par la frontière de Dehiba, était un camp géré par les Emirats à seulement 13 km de la frontière. Là aussi, les Tunisiens se sont portés bénévoles comme organisateurs, et notamment une jeune femme à l’esprit d’entreprise qui s’est mise à travailler avec les femmes et les enfants libyens dans les camps pour évaluer leurs besoins, et qui ensuite a présenté des propositions aux hommes des Emirats et aux Libyens responsables des activités du camp fortement marquées par la différence entre les sexes. Peu de temps après, l’UNHCR a établi un camp plus au nord, à Ramada et Qatar, et un autre encore plus au nord aux abords de la capitale provinciale de Tataouine.
Aspects logistiques de l’accueil des réfugiés
Des individus sans aucune expérience de l’assistance humanitaire ont organisé le séjour d’une grande partie des 60 à 80 000 Libyens qui se sont installés principalement dans le sud-est de la Tunisie. Certains Libyens plus aisés ont préféré s’installer dans des hôtels ou payer une location plutôt que d’accepter la charité et de recourir à l’aide de ces organisateurs communautaires. Mais la plupart des familles avaient besoin d’aide.
Certaines familles se sont installées avec des familles tunisiennes. Dans chaque village ou petite ville, une personne s’est chargée de recueillir les clés des maisons abandonnées, des résidences d’été d’émigrés et d’autres habitations vides. De manière collective, les habitants des villages ont nettoyé et meublé ces maisons, les ont équipées de cuisinières et de réfrigérateurs et dans certains cas de machine à laver, et ont rebranché, si nécessaire l’eau et l’électricité. Ce processus d’installation a suivi un schéma ; une ou deux familles libyennes arrivaient en premier accompagnées d’un organisateur des Montagnes de Nafusa familier des lieux et des coutumes dans le sud-est de la Tunisie. Cet organisateur se rendait directement dans les villages et demandait aux hommes de l’endroit s’il y avait des maisons pour ces familles et potentiellement pour d’autres. Les organisateurs de Djerba montraient alors aux chefs de familles libyens quels étaient les habitations disponibles et identifiaient les endroits susceptibles de convenir. Les instances locales parlaient de ces arrangements comme de « locations », et les statistiques de l’UNHCR utilisaient le même terme, même s’il y avait très rarement échange d’argent. Même des professionnels de l’aide humanitaire avec beaucoup d’expérience ont admis avoir rarement été témoins d’un tel accueil dans un pays hôte lors d’une crise de réfugiés.
Le fait de partager la même langue et des coutumes similaires a facilité l’intégration des Libyens dans ces petites villes et villages tunisiens. Parce que les enfants libyens d’âge préscolaire qui viennent des Montagnes de Nafusa ne parlent habituellement que le Tamazigh, les femmes libyennes se sont senties rassurées à l’idée de vivre parmi des populations qui parlent le Tamazight.
En outre, les groupes Amazigh d’un côté et de l’autre de la frontière avaient en commun une attitude conservatrice en termes de ségrégation sexuelle. Les hommes libyens qui se déplaçaient pour combattre avec les rebelles avaient besoin de pouvoir confier leurs femmes et leurs filles aux communautés hôtes tunisiennes, même si pendant leur séjour en Tunisie de nombreuses femmes libyennes ont dû assumer des rôles remplis auparavant par les hommes, comme par exemple emmener les enfants chez le médecin ou recevoir les rations alimentaires.
De la solidarité au mécontentement
Durant la première moitié de 2011, les Libyens et les Tunisiens ont tous relatés des histoires de solidarité. Une énorme bannière écrite à la main en Arabe disant: « Bienvenue à nos frères libyens », était suspendue à travers l’une des rues principales de la petite ville de Tataouine. Un tel soutien était une chance dans la mesure où la population de la ville a doublé, et qu’elle est passée de 40 à 80 000 habitants. À Douiret, une femme libyenne a montré sa main décorée de henné par une femme tunisienne qui lui a offert du thé sur la route vers le camp où elle s’est installée. Elle a également décrit le mariage prévu entre une jeune femme libyenne et un travailleur humanitaire tunisien au camp de Dehiba. Les gens relataient ce genre d’événement comme une preuve des bonnes relations entre Tunisiens et Libyens au milieu de la crise – signalant ainsi à quel point l’intégration des populations est possible lorsque les communautés partagent les mêmes valeurs.
Néanmoins, dès la période de Ramadan d’août 2011, la désillusion et les tensions se sont installées. Les bannières de bienvenue ont disparu, et les stocks de biens de première nécessité comme le lait, les dates et l’essence ont commencé à se raréfier. Avec la prise de Tripoli par le Conseil national transitoire un nombre de plus en plus important de partisans pro-Kadhafi et déserteurs de l’armée ont envahi la Tunisie. Il devenait de plus en plus difficile de dire quels réfugiés provenaient de quel bord du conflit. Malgré tout, les communautés tunisiennes d’accueil ont persisté dans une attitude de neutralité humanitaire – et elles ont continué à offrir de la nourriture et à héberger ceux qui se trouvaient dans le besoin.
Katherine E Hoffman khoffman@northwestern.edu est Professeur associé d’anthropologie à l’Université Northwestern www.anthropology.northwestern.edu