Au Kenya, le déplacement peut être retracé jusqu’à de nombreuses sources qui ont forcé les ressortissants à quitter leur lieu de résidence habituel à la recherche d’une plus grande sécurité: la soif coloniale de terres, les effets néfastes du réchauffement climatique, les déplacements liés au développement, le vol de bétail et les violences à caractère politique. A l’échelle historique, on peut dire que le déplacement des Kenyans a commencé en 1915, lorsque les autorités coloniales britanniques ont décrété que toutes les terres appartenaient au monarque et seraient détenues en fiducie par le gouverneur. Plusieurs membres des populations indigènes sont alors devenus des sans-terres et se sont retrouvé forcées de travailler pour des fermes détenues par des Européens.
C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter les conflits ethniques de 1992 et 1997. Par exemple, les violences de 1992 furent la conséquence de la réintroduction d’un système politique multipartite. Certains politiciens ont su tirer profit du mécontentement concernant la répartition des terres et, dans l’espoir de saper la base de soutien de leurs rivaux dans «leur» circonscription, ils ont ravivé les tensions et la haine ethniques, avec pour conséquence l’expulsion de milliers de Kenyans hors de terres qui leur avaient jusqu’alors appartenu, parfois depuis l’indépendance de 1963. Et cette même question de redistribution des ressources, en particulier des terres, était l’un des moteurs des violences postélectorales de 2007-2008. De plus, des déplacements massifs avaient été provoqués par des catastrophes d’origine naturelle et humaine. Des inondations avaient détruit des maisons et des moyens de subsistance dans plusieurs zones du Kenya; par exemple, début 2013, les pluies abondantes qui sont tombées sur la plupart du territoire kényan ont provoqué le déplacement de 18.000 personnes.[1]
De plus, le Kenya est depuis toujours le terrain d’affrontements entre clans ou ethnies, parfois motivés par des raisons politiques. Une communauté s’élève contre une autre, ce qui entraîne des représailles de la part de la communauté attaquée, et ce système finit par culminer en un cycle de violence caractérisé par de nombreux morts et blessés et des déplacements en masse.
En dépit de ces déplacements à répétition, le Kenya ne s’était jamais doté de cadre juridique ou politique harmonisé et complet lui permettant de s’attaquer au problème du déplacement interne. Plusieurs lois pouvaient être utilisées pour aborder ce problème mais aucune ne portait spécifiquement sur les efforts de protection et d’assistance en faveur des PDI et des communautés touchées. Les réponses apportées par les autorités étaient au cas par cas et réactives. Par exemple, pendant les violences postélectorales de 2007-08, les autorités ont lancé l’Opération Rudi Nyumbani («la campagne rentrez chez vous») et proposait des paiements ex gratia aux personnes concernées. Bien que cette intervention rapide des autorités ait dans un premier temps contribué à atténuer la gravité de la situation, elle ne prenait nullement en compte le besoin de solutions durables pour les PDI telles qu’envisagées par les Principes directeurs de l’ONU ou la Convention de Kampala.[2] C’est à ce moment-là que sont intervenues les ONG et les organisations de la société civile (OSC) afin de combler les lacunes et promouvoir l’adoption d’une approche fondée sur les droits concernant la fourniture d’une protection et d’une assistance aux PDI et aux communautés touchées.
Élaboration d’un cadre politique et juridique
Le processus d’élaboration d’un cadre juridique de protection des PDI a véritablement commencé en 2009, au cours d’une réunion de parties prenantes (dont des ONGI, des OSC, les ministères compétents, des agences de l’ONU, la Commission nationale des droits de l’homme du Kenya et des représentants des communautés de PDI) où ont été abordés les thèmes des solutions durables et de la création d’un cadre politique pour les PDI. Un groupe de travail sur la protection en cas de déplacement interne a ensuite été établi, avec pour mandat de renforcer les capacités des acteurs à répondre aux besoins de protection des PDI dans tout le Kenya. Il s’agissait, entre autres, de renforcer les capacités des acteurs gouvernementaux relativement aux Principes directeurs, de faire du lobbying et d’élaborer un cadre juridique et politique pour les PDI.
Le groupe de travail chargé de la protection a ensuite établi un sous-groupe de travail chargé de l’aide juridique pour qu’il identifie les lacunes de la loi en matière de protection des PDI et dresse une ébauche des principales dispositions d’une politique relative aux PDI. Suite à une séance de révision des parties prenantes en mars 2010, cette politique a été finalisée en partenariat avec le ministère d’État pour les programmes spéciaux.[3] Parallèlement, une Commission parlementaire restreinte sur la réinstallation des PDI (CPR) a travaillé sur les aspects législatifs de la protection des PDI, ce qui a donné au groupe de travail chargé de la protection une occasion de dialoguer avec les législateurs pour l’aider à élaborer le tout premier instrument juridique kényan relatif à la protection des PDI.
Le groupe de travail chargé de la protection a ensuite décidé d’influencer plus profondément le cours des choses en fusionnant les processus de formulation politique et législative. Le Consortium des réfugiés du Kenya (Refugee Consortium of Kenya, RCK), en tant que président du sous-groupe chargé du plaidoyer (au sein du groupe de travail chargé de la protection) a organisé un atelier pour la CPR au cours duquel il a été approuvé que ce sous-groupe examinerait le projet de loi qui aura été développé par la CPR. En décembre 2011, au cours de la présentation du projet de loi en vue de sa validation, la participation du ministre des Programmes spéciaux a offert au groupe de travail chargé de la protection une occasion stratégique de faire du lobbying en faveur du projet de loi et de promouvoir une adoption accélérée de la politique relative aux PDI (qui définirait des objectifs et des méthodes de mise en œuvre au sein du nouveau cadre juridique). Les fruits de ces efforts ont pu être constatés non seulement lorsque le ministre a confirmé son appui au projet de loi lors de son débat à l’Assemblée nationale mais aussi lorsqu’il y a apporté des amendements d’importance cruciale tels que la création d’un fonds humanitaire fondé par l’État pour porter assistance aux PDI.
RCK a ensuite organisé un atelier de sensibilisation pour garantir que tous les membres de la commission du travail et du bien-être social puissent apprécier l’importance de ce projet de loi. Tous ces efforts se sont avérés particulièrement fructueux puisque le projet de loi a été adopté par l’Assemblée nationale puis a reçu l’approbation du président le 31 décembre 2012, malgré un calendrier législatif bien rempli. La politique relative aux PDI n’a quant à elle pas encore été adoptée[4] mais les membres du groupe de travail chargé de la protection font actuellement du lobbying auprès du Directorat des Programmes spéciaux, nouvellement restructuré, pour qu’il présente l’ébauche de politique au Parlement afin qu’elle y soit débattue.
Enseignements tirés du processus
Le premier enseignement à retenir concerne la nécessité de renforcer les capacités de certaines parties prenantes gouvernementales. De nombreux acteurs non gouvernementaux supposent que les personnes chargées de l’élaboration des politiques disposent des outils nécessaires pour accomplir leur tâche, mais ce n’est pas toujours le cas.
Il est aussi nécessaire d’identifier les acteurs locaux et d’établir un cadre pour coordonner leurs activités. Les succès remportés au Kenya n’auraient pas été possibles sans les efforts concertés et coordonnés des OSC et des ONGI. La tenue de plusieurs réunions sous l’égide du groupe de travail chargé de la protection s’est avérée indispensable pour organiser les activités de promotion de l’adoption de la loi sur les PDI et de l’élaboration de la politique relative aux PDI.
Il est crucial que le Gouvernement participe au processus d’élaboration de la politique, ce qui a pu être constaté avec l’engagement du ministère d’État pour les programmes spéciaux, qui s’est révélé très utile pour favoriser l’adoption de la loi sur les PDI. La construction et l’utilisation d’un réseau de contacts cruciaux a été l’une des conséquences connexes de cette implication, et ce réseau est aujourd’hui encore utilisé pour encourager le Gouvernement d’adopter la politique relative aux PDI.
Parallèlement, il est primordial de garantir l’inclusion et la participation de toutes les parties prenantes, y compris des PDI, qui sont les bénéficiaires du cadre juridique – ces aspect était d’ailleurs l’un des éléments manquants de l’expérience kényane. Grâce à cette participation, le résultat du processus appartiendra à toutes les parties impliquées, ce qui se traduira par un appui plus solide au cours de la phase de mise en application de la loi comme de la politique.
Il est crucial de mobiliser suffisamment de ressources. Sur l’ensemble du processus, le besoin de disposer de ressources suffisantes (en termes de fonds et de personnel) pour le renforcement des capacités, la formation et le lobbying posait un véritable défi, en particulier aux OSC qui n’avaient pas pris en compte des activités imprévues dans leurs plans annuels. Des ressources considérables sont nécessaires pour influencer les politiques et les lois.
Il est aussi important d’agir au moment opportun. Entre l’indépendance et les violences postélectorales de 2007-2008, aucune situation d’urgence n’avait pris de telles proportions au point de justifier un débat sur le déplacement interne. Ces violences ont eu des conséquences dévastatrices pour la population kényane mais elles ont également donné l’occasion de réviser les lois actuelles et de proposer des processus politiques et législatifs en réponse au problème.
Conclusion
Au Kenya, l’expérience de la quête de solutions durables au déplacement interne s’est caractérisée tant par des réussites que par des difficultés. Ses principaux succès sont le passage de la loi sur les PDI, entrée en vigueur en dépit des retards concernant l’adoption d’une politique relative aux PDI. Il n’en reste pas moins que la promulgation de cette loi est une avancée positive vers l’intégration de la prévention des déplacements internes et de la protection des PDI au sein d’une plateforme politique exhaustive. De plus, le Kenya est devenu l’un des rares pays de la région à se doter de lois nationales relatives au déplacement interne.
Lucy Kiama refcon@rckkenya.org est Directrice exécutive du Refugee Consortium of Kenya (RCK). Fredrick Koome koome@rckkenya.org est Directeur de programme pour le sous-bureau de Dadaab du RCK. www.rckkenya.org
[1] IDMC IDP News Alert 18 avril 2013 http://tinyurl.com/IDMC-Kenya-news-13-4-13
[2] Convention de l’Union africaine sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées de l’intérieur en Afrique http://tinyurl.com/UA-ConventionKampala-Fr
[3] Le ministère chargé alors de la protection des PDI.
[4] Le retard de planification d’un tel débat est dû au changement de gouvernement au Kenya, qui s’accompagne de la restructuration de plusieurs ministères.