Il y a près de 20 ans, le HCR a été le premier à employer l’expression « situations de réfugiés prolongées » pour attirer l’attention sur le sort des réfugiés en exil prolongé et promouvoir des solutions durables. Toutefois, la recherche de solutions pour les personnes en situation de déplacement plus prolongée est au cœur du régime international de protection des réfugiés depuis ses origines, qui datent du début des années 1920. Qui plus est, dans plusieurs crises majeures de déplacement, les options de mobilité ont été une composante cruciale expliquant la réussite des stratégies de résolution de ces situations. L’apparition d’un nouveau terme a donc mis en évidence, plus que toute autre chose, l’échec du régime de protection internationale à tenir une promesse essentielle, à savoir que les personnes déplacées devraient pouvoir retrouver un certain degré de normalité et être en mesure de reconstruire leur vie.
Précédemment, les recherches et les débats politiques[1] se sont largement concentrés sur le déplacement prolongé en tant que problème politique, en accordant une moindre attention à la manière dont les personnes déplacées elles-mêmes peuvent façonner les conditions du déplacement prolongé. C’est le potentiel des « solutions émanant de la base » qui est au centre du projet de recherche «Transnational figurations of displacement -TRAFIG, (Figurations transnationales du déplacement) » sur lequel se fondent les cinq articles de ce mini-dossier[2]. Dans cet article, nous revisitons le concept de déplacement prolongé et nous faisons un lien entre la compréhension que nous en avons et la capacité d’action des individus, comprise à la fois en termes de leur capacité à agir et en termes de comportement réel. Notre recherche est fortement axée sur la mobilité en tant qu’expression de la capacité d’action des personnes déplacées. En nous penchant sur des exemples historiques, nous examinons le rôle de la mobilité comme ressource à disposition des personnes coincées dans une situation de déplacement prolongé et comme piste possible pour apporter des solutions politiques au déplacement prolongé. Nous terminons par une brève réflexion sur les approches politiques actuelles en examinant leur rôle comme vecteur de solutions ou, au contraire, comme obstacle.
Réexaminer le concept
En 2004, le Comité exécutif du HCR a présenté un document sur les situations de réfugiés prolongées dans lequel il décrivait une situation de réfugiés prolongée comme « une situation dans laquelle les réfugiés se trouvent dans un état d’incertitude durable et insoluble[3] ». Ce concept a été largement repris et appliqué par la suite à d’autres catégories de déplacement, donnant naissance au terme plus large de « déplacement prolongé ».
Ce concept souligne deux aspects du déplacement contemporain. Premièrement, le terme souligne simplement le fait que l’exil se prolonge souvent pendant de nombreuses années et il reflète la nature prolongée des conflits ainsi que des persécutions dans les pays d’origine, Deuxièmement, et plus important encore, la notion de déplacement prolongé met en avant le fait que de nombreuses personnes déplacées restent dans des situations précaires pendant des périodes prolongées (en ce qui concerne leur statut juridique, leur accès aux droits et leur capacité à reconstruire leur vie) après avoir été déplacées, c’est-à-dire sans trouver de « solution durable » à leur situation. Le HCR définit une situation de réfugiés prolongée comme « une situation dans laquelle 25 000 réfugiés ou plus d’une même nationalité sont en exil depuis cinq années consécutives ou plus dans un pays d’asile donné ». Fin 2020, quelques 15,7 millions de réfugiés, soit 76 % de la population mondiale de réfugiés, se trouvaient dans une situation de déplacement prolongé, et pour une grande majorité d’entre eux ce déplacement avait duré 10 ans ou plus[4]. Aucun chiffre comparable n’est disponible pour les déplacements internes. Bien qu’utile pour donner une idée générale de l’ampleur du problème, la définition statistique occulte le fait que c’est l’absence de solutions à long terme (plutôt que la simple durée de l’exil) qui maintient les personnes en situation de déplacement prolongé. En outre, le concept statistique ne rend pas non plus compte des dynamiques propres aux cas individuels de situation de réfugiés prolongée. Ainsi, alors que la situation afghane dure depuis plus de quatre décennies, il y a eu des retours à grande échelle et de nouveaux déplacements, alors qu’à titre individuel, certains réfugiés ont souvent connu une série de déplacements récurrents.
Reconceptualiser le déplacement prolongé
Dans le numéro de RMF sur le déplacement prolongé publié en 2009, Gil Loescher et James Milner ont observé que « les situations de réfugiés prolongées sont le résultat combiné des circonstances qui prévalent dans le pays d’origine, des réactions politiques dans le pays d’asile et d’un manque d’engagement suffisant de la part d’un certain nombre d’autres acteurs à l’égard de ces situations[5]». Si cette observation générale est toujours valable aujourd’hui, il est utile d’examiner les mécanismes d’ordre structurel en jeu qui produisent ces déplacements prolongés. Selon nous, ces forces vont au-delà des conditions dans les pays d’origine et d’accueil et du rôle des autres acteurs dans leur engagement avec les pays d’origine et d’accueil. Le déplacement prolongé devrait plutôt être considéré comme le résultat de trois facteurs : les forces de déplacement, forces de marginalisation et forces d’immobilisation. Cette conception reflète, sans lui être totalement équivalente, la triade conventionnelle des solutions durables (rapatriement, intégration locale et réinstallation) promues par le HCR, et leur association respective avec les pays d’origine, les pays d’accueil et les pays tiers.
Les forces de déplacement sont celles qui empêchent les personnes déplacées de rentrer chez elles. Ces forces sont présentes dans le pays ou la région d’origine et peuvent également être actives dans le premier, le deuxième et les autres pays ou régions d’accueil. Les forces de marginalisation bloquent de manière effective l’intégration locale et opèrent dans le pays ou la région du séjour actuel, tandis que les forces d’immobilisation entravent la mobilité (vers l’avant) et sont en jeu dans le pays ou la région d’origine, ainsi que dans les pays de transit et d’accueil[6].
Cette conception du déplacement prolongé nous permet de le comprendre comme une situation façonnée par la dynamique entre des forces structurelles et la capacité d’action des personnes déplacées. Ce faisant, nous suggérons de dépasser les interprétations traditionnelles du déplacement prolongé comme le fait d’être « coincé » et comme une immobilité involontaire, c’est-à-dire une image du déplacement prolongé souvent associée aux grands camps de réfugiés tels que Za’atari en Jordanie ou Dadaab ou Kakuma dans le nord du Kenya. Il ne faudrait pas confondre le fait d’être piégé ou bloqué avec une immobilité physique. En effet, notre concept de déplacement prolongé englobe également les personnes déplacées en mouvement qui se sont déplacées ailleurs, à partir d’un premier pays ou d’une première région d’accueil, pour tenter de faire face à la situation – en tant que stratégie visant à trouver une solution qui fonctionne à titre individuel ou, le plus souvent, pour un ménage.
Les forces de déplacement ne sont pas uniquement localisées dans le pays d’origine mais aussi dans les contextes d’accueil. En outre, nous soulignons l’impact combiné de la marginalisation et de l’immobilisation dans les contextes d’accueil, qui empêche les personnes déplacées de trouver une « solution durable » et les enferme de fait dans une situation précaire. Notre conception met en exergue la nécessité d’adopter une approche multi-niveaux et transnationale de la protection des réfugiés et de recentrer notre attention sur les solutions. La protection contre les atteintes physiques et les persécutions ne suffit tout simplement pas. Il s’agit surtout de mettre en lumière l’importance du rôle que jouent les personnes déplacées elles-mêmes pour faire face à leur déplacement, que les solutions qu’elles trouvent pour elles-mêmes soient soutenues ou non par des politiques conçues pour les aider, ou qu’elles voient effectivement le jour (et le plus souvent) indépendamment de ces politiques, et parfois, en dépit de celles-ci. Les mobilités et les connexions trans-locales des réfugiés sont un exemple de ces stratégies. Dans la section suivante, nous revenons brièvement sur des exemples historiques de stratégies et/ou de solutions qui capitalisent sur les ressources propres des réfugiés et favorisent leur mobilité.
Tirer les leçons du passé[7]
Fritjof Nansen a été nommé premier Haut-Commissaire aux réfugiés en 1921 pour s’occuper de la situation à long terme des réfugiés russes, et plus tard, aussi des Arméniens et d’autres groupes de réfugiés. L’impossibilité de retour et les mauvaises conditions économiques dans de nombreux premiers pays d’asile, ainsi que les faibles ressources de son bureau, ont conduit Nansen à mettre l’accent sur la mobilité et à permettre aux réfugiés de se rendre là où il y avait du travail. Le principal instrument pour y parvenir était un nouveau document de voyage pour les réfugiés, le « passeport Nansen ». Par la suite, ses efforts ont été soutenus par un programme de placement géré par le Bureau international du travail, qui a permis à quelques 60 000 réfugiés de trouver un emploi. Mais c’est vraiment la combinaison : a) de la demande d’emploi, b) d’un titre de voyage permettant aux réfugiés d’être mobiles et, c) d’un certain degré de soutien institutionnel, qui a permis le succès de l’initiative de Nansen et a entraîné la baisse des niveaux élevés de chômage parmi les réfugiés.
Après la Seconde Guerre mondiale, la réinstallation axée sur l’emploi a joué un rôle encore plus important dans la recherche de solutions aux déplacements, et s’est poursuivie jusque dans les années 1960. Bien que ces programmes n’aient pas été sans problème et qu’ils n’aient été rendus possibles que grâce à un climat économique favorable et un pic de recrutement de main-d’œuvre, ils soulignent le potentiel des options de mobilité pour résoudre les situations de réfugiés prolongées. L’un des principaux contrastes entre la réinstallation d’après-guerre et le soutien de Nansen à la mobilité des réfugiés dans l’entre-deux-guerres est le recours plus important et presque exclusif à la réinstallation assurée par l’État et soutenue par une infrastructure considérable provenant des organisations internationales. Aujourd’hui, les possibilités de mobilité sont beaucoup plus limitées, ce qui se traduit par des possibilités limitées de réinstallation, mais aussi par des restrictions au regroupement familial et des possibilités plus réduites de migration de main-d’œuvre.
Conclusions
La mobilité a toujours été un élément important parmi les solutions disponibles pour faire face aux déplacements prolongés. Comme le montrent certains des autres articles de ce dossier, la mobilité est une stratégie d’adaptation très importante pour les individus, bien souvent au mépris des politiques existantes. La récente mise en exergue, dans la Déclaration de New York et le Pacte mondial sur les réfugiés, des voies complémentaires de protection reflète une prise de conscience croissante du rôle de la mobilité physique dans la promotion de « solutions durables ». Par allèlement, les politiques des principaux États d’accueil présentent de graves contradictions. Dans le contexte européen, par exemple, l’UE insiste sur la nécessité de faciliter l’accès à des solutions durables et de renforcer l’autonomie des populations déplacées en améliorant, par exemple, le lien entre aide humanitaire et aide au développement. Pourtant, l’UE promeut des politiques pour tenter de s’attaquer aux causes profondes des déplacements et de la migration irrégulière qui recourent essentiellement à la dissuasion. De la même manière, le soutien de l’UE à l’intégration régionale et aux régimes de libre circulation favorise l’accès à la mobilité en tant que stratégie de subsistance, lesquelles sont pourtant limitées par les politiques d’externalisation de l’UE qui exigent que les pays tiers se conforment à ses conditions de contrôle de la migration en échange de leur soutien[8].
En résumé, il est nécessaire de recentrer les politiques relatives à la protection internationale en général, et au déplacement prolongé en particulier, sur les résultats en matière de protection, et d’évaluer l’ « adéquation » des politiques en fonction de leur capacité à promouvoir des solutions durables.
Albert Kraler albert.kraler@donau-uni.ac.at
Professeur adjoint, Université du Danube, Krems
Benjamin Etzold benjamin.etzold@bicc.de
Chercheur principal, Centre international de Bonn pour l’étude des conflits (BICC)
Nuno Ferreira N.Ferreira@sussex.ac.uk
Professeur de droit, Université du Sussex
[1] Voir : numéro 33 de RMF (2009) pour un instantané des débats datant de plus de dix ans, www.fmreview.org/fr/situations-prolongees
[2] Le projet a bénéficié d’un financement généreux du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne, sous la subvention n° 822453. De plus amples informations sur le projet sont disponibles sur le site www.trafig.eu.
[3] www.unhcr.org/excom/standcom/40c982172/protracted-refugee-situations.html
[4] HCR (2021) Global trends: Forced displacement in 2020 www.unhcr.org/60b638e37/unhcr-global-trends-2020, p20. En 2017, environ 22% des situations de réfugiés prolongées de l’époque avaient duré plus de 38 ans, et 51% entre 10 et 38 ans. Calculé à partir de chiffres tirés de HCR (2018) Global Trends: Forced displacement in 2017 www.unhcr.org/statistics/unhcrstats/5b27be547/unhcr-global-trends-2017.html bit.ly/UNHCR-GlobalTrends2017, p22
[5] Loescher G et Milner J (2009) « Comprendre l’envergure du défi », Revue Migrations Forcées, numéro 33 www.fmreview.org/fr/situations-prolongees
[6] Etzold B, Belloni M, King R, Kraler A et Pastore F (2019) « Transnational Figurations of Displacement: Conceptualising protracted displacement and translocal connectivity through a process-oriented perspective », document de travail TRAFIG n° 1. BICC, p2 -25.
https://trafig.eu/output/working-papers/2019-01/D011-TWP-Transnational-Figurations-of-Displacement-Etzold-et-al-2019-v02p-20190709.pdf
[7] Cette section s’appuie sur : Kraler A, Fourer M, Knudsen A, Kwaks J, Mielke K, Noack M, Tobin S, et Wilson C (2020) « Learning from the Past : Protracted displacement in the post-World War II period », TRAFIG working paper No 2. Bonn : BICC.
https://trafig.eu/output/working-papers/trafig-working-paper-no-2
[8] Ferreira F, Jacobs C, Kea P, Hendow M, Noack M, Wagner M, Adugna F, Alodat A M, Ayalew T, Etzold B, Fogli C, Goumenos T, Hatziprokopiou P, Javed M, Kamanga K C, Kraler A, Momani F A et Roman E (2020) « Governing protracted displacement : An analysis across global, regional and domestic contexts », TRAFIG working paper No 3, BICC, p38.
https://trafig.eu/output/working-papers/trafig-working-paper-no-3/D031-TWP-Governing-Protracted-Displacement-Ferreira-et-al-2020-v03p-2021-06-22.pdf.pdf; voir aussi le dossier RMF au sujet de l’Externalisation www.fmreview.org/fr/externalisation.