Il y a 10 ans, alors que j’écrivais au sujet du processus Carthagène+20, je réfléchissais à la trajectoire de l’Amérique latine et des Caraïbes dans le domaine de la protection des réfugiés depuis la Déclaration de Carthagène de 1984.[1] Je recherchais les éléments communs à tous les processus commémoratifs de Carthagène qui avaient abouti à d’importantes Déclarations régionales[2] ainsi que les éléments les plus uniques de chacune d’entre elles. Cette réflexion semble encore plus opportune aujourd’hui, à l’heure de son 30ème anniversaire, qui a culminé par l’adoption de la Déclaration du Brésil et de son Plan d’action[3] par 28 pays et trois territoires d’Amérique latine et des Caraïbes.
Parmi les éléments communs, on peut citer le fait que, depuis 1984, les États participants ont réaffirmé le besoin de renforcer le régime de protection internationale des réfugiés, des déplacés et des apatrides en soulignant, premièrement, l’importance centrale du principe pro homine ;[4] deuxièmement, la fiabilité des instruments internationaux relatifs aux personnes réfugiées et apatrides ; et troisièmement, la convergence et la complémentarité du droit international des droits humains, du droit international des réfugiés et du droit humanitaire international. Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est que cette défense de la protection internationale s’inscrit dans le cadre d’un environnement mondial de plus en plus restrictif.
De surcroît, toutes les déclarations régionales ont souligné l’importance de solutions durables ou soutenables. Elles appuient l’adoption d’approches pragmatiques et flexibles tout en soulignant qu’il est plus facile de réaliser des solutions durables dans un cadre de paix et de respect des droits humains. Parallèlement, elles soulignent explicitement ou implicitement que les réfugiés et les personnes déplacées jouent un rôle essentiel dans le processus de construction de la paix.
De plus, toutes les déclarations reconnaissent l’importance de la collaboration de la communauté internationale et mettent en lumière les principes de solidarité, de coopération et de responsabilité régionales. C’est dans un tel cadre, qui insiste sur la responsabilité première de la région, que la coopération internationale est sollicitée et accueillie.
Deux autres éléments communs valent également la peine d’être notés. Le premier concerne la nature ouverte, inclusive et exhaustive des dialogues entre les autorités nationales, la société civile (y compris le monde universitaire) et les organisations internationales et régionales concernées. Le deuxième concerne la capacité de la région à produire à la fois des idées innovantes et des propositions efficaces qui ne se sont pas seulement montrées utiles pour les situations de réfugiés et de déplacés en Amérique latine et aux Caraïbes, mais qui ont également été étudiées et reprises dans d’autres régions du monde.
Par exemple, la Conférence internationale sur les réfugiés d’Amérique centrale (Conferencia Internacional sobre Refugiados Centroaméricanos [5]) a été amorcée en 1999 en conséquence du processus de Carthagène, ouvrant la voie à des initiatives révolutionnaires, dont les dialogues FOREFEM qui ont permis aux femmes de faire entendre leur voix et d’inclure leur témoignage dans la recherche de solutions durables.[6] Ces dialogues ont également déclenché d’autres processus en faveur des femmes, notamment celui menant à la reconnaissance de leurs droits à des documents personnels et de leurs droits fonciers, ou leurs capacités à organiser leurs propres mouvements de rapatriement volontaire.
Éléments distinctifs du processus de Carthagène
La Déclaration de Carthagène de 1984 et particulièrement célèbre pour sa définition élargie des réfugiés, qui s’est avérée être un instrument crucial de la protection des réfugiés d’origine centre-américaine dans les années 1980 et qui continue de l’être pour des milliers de réfugiés de la région et d’autres continents.
La Déclaration de San José de 1994 (Carthagène+10) est peut-être la moins connue et la moins citée des déclarations régionales. Toutefois, il s’agit d’une déclaration visionnaire dans la mesure où elle a mis en avant une série de principes sur le déplacement interne, plusieurs années avant la formulation des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l'intérieur de leur propre pays.
La Déclaration de Mexico de 2004 (Carthagène+20) est unique pour trois raisons particulières. Premièrement, elle s’accompagnait d’un plan d’action. Deuxièmement, ce plan d’action incluait trois programmes innovants en faveur de solutions durables, qui épousaient encore plus fermement les principes de solidarité et de responsabilité conjointe via les Villes de solidarité, la Réinstallation de solidarité et les Frontières de solidarité. Troisièmement, la portée des consultations avait été élargie pour y inclure trois réunions sous-régionales, qui donnaient encore plus de légitimité au processus.
Et aujourd’hui, la Déclaration du Brésil de 2014 suit le chemin engagé par la Déclaration de Mexico, dans la mesure où elle inclut un plan d’action ambitieux pour la période 2015-2024. L’un de ses 11 programmes d’action intègre pour la première fois les pays des Caraïbes en tant que membres à part entière du processus. Parmi les autres éléments de Carthagène+30 qu’il convient de souligner, on peut citer l’appel à éradiquer l’apatridie d’ici 2024, un programme de mobilité professionnelle (également appelé la « quatrième solution ») et un accord pour mieux comprendre les conséquences humanitaires (y compris le déplacement) des violences perpétrées par le crime international organisé afin de mieux y faire face.
Carthagène+30 a suivi le plus grand processus consultatif depuis 1984, avec quatre réunions sous-régionales et un événement ministériel de clôture organisé à Brasilia, auquel ont participé quasiment tous les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, d’autres représentants d’États observateurs, des réfugiés, des personnes déplacées de l’intérieur, des apatrides, des organismes régionaux et internationaux ainsi que plus de 150 représentants d’ONG et du monde universitaire.
Carthagène incarne la capacité et la volonté d’un sous-continent entier à analyser périodiquement les défis humanitaires à venir ainsi que les difficultés contemporaines des réfugiés, des personnes déplacées de l’intérieur et des apatrides de la région, afin de s’équiper d’un instrument commun de principes politiques et directeurs (via la Déclaration) et de mécanismes de coordination, de coopération et d’intervention (via le Plan d’action) afin de répondre aux besoins humanitaires et de protection identifiés de manière collaborative. Aucun autre continent ne s’est doté d’un forum de ce genre.
Carlos Maldonado Castillo maldonca@unhcr.org est un membre du personnel de l’UNHCR qui a participé au dixième anniversaire de la Déclaration de Carthagène sur les réfugiés en 1994 et qui a coordonné le rôle de l’UNHCR dans les processus de Carthagène+20 et Carthagène+30.
[2] Déclaration de San José sur les réfugiés et les personnes déplacées, 7 décembre 1994 : www.refworld.org/docid/4a54bc3fd.html ; Déclaration et Plan d'action de Mexico pour renforcer la protection internationale des réfugiés en Amérique latine, 16 novembre 2004 : www.refworld.org/docid/424bf6914.html ; Déclaration de Brasilia sur la protection des réfugiés et des apatrides dans les Amériques, 11 novembre 2010 : www.refworld.org/docid/4cdd44582.html
[3] Déclaration et Plan d’action du Brésil, 3 décembre 2014 : www.refworld.org/docid/5487065b4.html
[4] Le principe selon lequel la loi doit être interprétée et appliquée de la manière la plus respectueuse des droits humains de la personne concernée.