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Préserver la dignité des Syriens déplacés

En tant que Syrien ayant une expérience de l’analyse, de la recherche et de l’écriture dans le domaine de l’humanitaire, je souhaite depuis longtemps écrire sur l’importance de la dignité pour les Syriens en ce moment particulier. J’ai été frappé à plusieurs reprises de constater comment je perds ma capacité à expliquer même les choses les plus simples dès que quelqu’un me demande comment je vais ou comment ma famille se porte en Syrie. De telles questions (généralement posées avec les meilleures intentions) réveillent une fois encore l’humiliation extrême que vous ressentez lorsque, en seulement quelques semaines, mois ou années, vous perdez le contrôle sur tout ce qui vous était cher. Depuis le déclenchement même du soulèvement populaire en Syrie, la dignité a joué un rôle tant au niveau individuel que collectif. « Le peuple syrien ne se laissera pas humilier » : tel était l’un des premiers slogans, mais aussi l’un des plus fréquemment entendus pendant ce soulèvement et le conflit qui s’est ensuivi. Cette notion de dignité a ensuite été reprise de manière répétée dans les récits, les slogans, les œuvres d’art, ou encore les discours politiques et sociaux apparus ultérieurement en Syrie. Il ne devrait donc pas être surprenant de constater qu’après l’éclatement du conflit et les déplacements forcés massifs qu’il a entraînés, de nombreux Syriens expriment leur consternation face à l’humiliation infligée, non seulement par les détenteurs du pouvoir en Syrie, mais aussi par ceux qui contrôlent dorénavant leur vie dans le contexte du déplacement.

Les interprétations de la notion de dignité sont très variables. Une journaliste interrogée dans le cadre de cette recherche nous a expliqué comment, selon elle, « la dignité signifie simplement d’être traitée comme un être humain. Elle signifie que j’ai des droits, que j’ai accès à l’information sans être humiliée et que mon espace personnel est respecté, et non pas violé. » Selon une femme médecin et professionnelle de l’aide, « la dignité se définit par l’intensité avec laquelle vous rejetez l’humiliation et par la force avec laquelle vous y réagissez ».

Impact et représentation des organisations

Les organisations humanitaires internationales et leur personnel ont rarement été systématiquement questionnés ou soumis à un examen minutieux de l’impact (intentionnel ou non) de leurs comportements et de leurs actions sur la dignité des Syriens déplacés. Plusieurs praticiennes syriennes nous ont indiqué que, lorsque les réfugiés syriens reçoivent de l’aide de la part d’organisations internationales, ils se font crier dessus, voire injurier, par le personnel. Elles ont expliqué également que les hommes demandaient à leur femme d’aller chercher l’aide car ils supposaient que les femmes accepteraient et toléreraient plus facilement l’humiliation. Comme l’a observé un réfugié syrien au Liban : « Nous avons l’impression d’être des rats de laboratoire. Les organisations internationales viennent vers nous avec d’innombrables questionnaires et évaluations de besoins, puis elles repartent et nous ne recevons jamais aucune assistance de leur part. Elles pensent que nous n’avons rien d’autre à faire de nos vies, à part remplir leurs formulaires et répondre à leurs questions. C’est un manque de respect à notre égard. Nous aussi, nous avons notre dignité. »

À propos des fonds distribués par les organisations non gouvernementales (ONG), l’un des bénéficiaires a confié : « Il est particulièrement humiliant de voir les organisations internationales vous offrir des fonds humanitaires et de développement. C’est comme si nous mendions pour recevoir de l’argent… c’est littéralement de la mendicité. » Un bénévole syrien travaillant au Liban nous a fait part de sa vision des organisations internationales avec lesquelles il travaille : « En tant que bénévole syrien, elles nous payent très peu, presque rien, pour réaliser des tâches longues et exigeantes pour leur compte… Moi aussi, j’ai besoin de survivre dans la dignité. » Ces expériences sont des exemples du déséquilibre des relations de pouvoir qui s’est instauré, avec d’un côté, les réfugiés et les praticiens syriens et, d’un autre côté, les acteurs humanitaires internationaux.

La représentation qui s’ensuit des réfugiés comme victimes impuissantes, désespérées et passives est rarement abordée avec honnêteté, et d’autant moins par les responsables et les décideurs. Dans leurs publicités et leurs matériels de levée de fonds relatifs à la crise humanitaire syrienne, les organisations humanitaires dépeignent les Syriens comme des victimes sans recours, à quelques exceptions notables près. Plusieurs d’entre elles utilisent les images d’un enfant syrien misérable, généralement dans un camp de réfugiés – un constat d’autant plus accablant après les longues campagnes menées dans les années 1980 et 1990 pour encourager une utilisation plus respectueuse des images. Lorsque, dans le cadre d’une conversation informelle, on leur demande ce qu’ils pensent de l’utilisation de telles images, certains travailleurs humanitaires internationaux font part de leur désaccord avec la politique de leur organisation, tandis que d’autres soutiennent que, pour réussir à lever suffisamment de fonds, les organisations humanitaires n’ont probablement pas d’autre choix que de continuer à diffuser l’image de réfugiés désespérés, vivant dans le dénuement et ayant cruellement besoin d’assistance internationale.

Empêcher la perte de dignité

Les parades auxquelles nous avons recours, nous, les Syriens déplacés (y compris ceux qui sont également des praticiens humanitaires), pour tenter de préserver notre dignité sont particulièrement sophistiquées et sont sources de frustration. Il m’est arrivé d’être ignoré par des responsables dans des situations où je suis pourtant présent en ma qualité de consultant ou d’expert, et devrais donc me trouver sur un pied d’égalité. D’ailleurs, une syrienne ayant fondé une organisation syrienne pour l’éducation, l’aide et le développement me rejoint sur ce point : « Comme tous les Syriens assistant à des réunions avec les agences humanitaires internationales, je me sens tellement humiliée. Ils nous regardent et ils nous parlent comme si nous étions des enfants, des idiots ou si nous ne valions tout simplement rien…quand l’une des agences de l’ONU nous a demandé d’élire un représentant pour les organisations syriennes, nous avons proposé trois candidats. En fin de compte, ils ont décidé de choisir un non-Syrien pour nous représenter. C’est un grave manque de respect à notre égard. » Dans de telles situations, il m’arrive, comme les autres personnes qui m’entourent, de chercher à préserver ma dignité en me repliant dans un isolement auto-imposé.

Ces questions complexes et difficiles ne sont évidemment pas propres à la Syrie : elles peuvent probablement s’appliquer sous une forme ou une autre à presque toutes les interventions humanitaires. Toutefois, j’espère que cet article encouragera les acteurs humanitaires internationaux à débattre et à (ré)évaluer leur vision de la dignité et la manière dont ils se conduisent dans le cadre des interventions humanitaires menées dans le monde entier. Les réfugiés et les praticiens syriens doivent pouvoir participer directement et véritablement à ces débats, mais aussi à l’élaboration des politiques qui influencent leur vie.

 

Kholoud Mansour Kholoud.mansour@cme.lu.se
Consultante indépendante et chercheuse originaire de Syrie, Université de Lund
www.cmes.lu.se/staff/kholoud-mansour

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