La réinstallation planifiée[1] a repris de l’importance en tant que stratégie visant à réduire l’exposition de certaines communautés vulnérables aux impacts du changement climatique et des catastrophes. Il existe deux postulats très couramment acceptés parmi les chercheurs et les décideurs politiques à propos des cas de réinstallation historique de communautés : premièrement, ces cas ont presqu’exclusivement eu lieu à l’intérieur des pays concernés et non pas à travers des frontières internationales ; deuxièmement, dans leur majorité ils ont été le résultat de projets de développement à grande échelle. En effet, les seuls exemples comparables de réinstallation transfrontalière dans ce contexte sont trois cas historiques qui ont eu lieu dans le Pacifique au milieu du 20e siècle et que l’on suppose être des exemples isolés. Il s’agissait de la réinstallation des Banabans de ce qui sont à présent les Kiribati vers Fidji en 1945 ; la réinstallation partielle des habitants de Vaitapu de ce qui est aujourd’hui Tuvalu vers Fidji en 1947 ; et la réinstallation des Gilbertins à Gizo et Wagina dans les Iles Salomon entre 1955 et 1964.[2]
Mais depuis la fin du 18e siècle jusqu’à la moitié du 20e siècle, la redistribution de population était considérée comme un moyen légitime de résoudre des problèmes de surpopulation, de pénurie de ressources et donc de conflit[3]. La réinstallation était considérée non seulement comme une solution préventive visant à anticiper la surpopulation et la pénurie de ressources, mais aussi comme une réponse à des déplacements existants. Tout au long de cette période, les chercheurs comme les hommes d’État consacraient beaucoup d’énergie à l’élaboration de programmes destinés à résoudre des préoccupations relatives à la population mondiale. Nombre d’entre eux étaient réellement convaincus que la migration, les transferts de population et la colonisation (également décrite comme étant « une migration en vue d’installation ») pourraient redistribuer la population mondiale des régions densément peuplées vers des zones à faible densité ou « vides ».
Lors de la Conférence internationale sur la population de 1927 par exemple, la croissance de la population était invoquée comme le problème le plus important auquel le monde se trouvait alors confronté. En 1937, l’Institut international de coopération intellectuelle a rassemblé 150 érudits dans le cadre de sa Conférence pour un changement pacifique dans le but d’examiner le concept de « désencombrement international ». En février 1938, l’Organisation internationale du travail (OIT) a organisé une conférence sur « l’Organisation d’une migration à visée d’installation ».
Au cours de la conférence d’Evian de juillet 1938 de triste mémoire, le Président des États-Unis, Franklin Roosevelt ne cherchait pas seulement des solutions immédiates pour les personnes déjà déplacées à l’intérieur de l’Europe mais aussi des plans à long-terme destinés à résoudre la surpopulation future. Il avançait que des terres étaient nécessaires pour la réinstallation de groupes de 50 à 100 000 personnes, et ce pour un total d’environ 10 à 20 millions de personnes. En 1942, Roosevelt a créé une initiative secrète de recherche, le « projet M » (M pour migration), recrutant une petite équipe d’experts dans le but d’étudier des sites potentiels de réinstallation à travers le monde. Lors de la conclusion de ce projet, en novembre 1945, cette équipe avait compilé plus de 660 études de sites, représentant quelques 96 volumes de documentation. L’Argentine, le Brésil, la Bolivie, le Venezuela, le Territoire du Nord en Australie, le Canada et la Mandchourie avait été identifiés comme les territoires offrant les meilleures perspectives de réinstallation.
Mais tout le monde ne partageait pas le zèle du Président à l’égard de la réinstallation. Même si des terres pouvaient être trouvées, le processus de réinstallation ne serait ni rapide ni facile. Les experts en matière de population signalaient des obstacles, comme des coûts élevés, des compétences incompatibles et inadaptées (des commerçants et des professionnels se déplaçant, par exemple, vers des zones rurales), des moyens de transports inadéquats, des préoccupations relatives à la capacité d’adaptation aux climats tropicaux, des questions de maladies, et une réticence des États à accepter des groupes suffisamment importants pour résister à l’intégration. Il était également important de tenir compte des exigences juridiques concernant l’admission et le séjour, des attitudes locales envers les nouveaux arrivants, et de la capacité d’adaptation des migrants eux-mêmes (notamment leur volonté d’accepter, pour une période au moins, un niveau de vie inférieur à celui qui était le leur dans leur pays d’origine).
Ces facteurs contribuent à expliquer pourquoi – en dépit du soutien de champions politiques puissants et de propositions théoriques élaborées – la réalité concrète de la réinstallation transfrontalière à grande échelle s’est trouvée beaucoup plus limitée que les visions qui la sous-tendaient. Des propositions de projets de réinstallation en Alaska, aux Philippines, en Afrique et en Amérique latine ne se sont, soit jamais matérialisés, ou n’ont impliqué au final que des nombres de migrants très restreints. En outre, l’acrobatie politique en vigueur entre le Royaume-Uni et les États-Unis a signifié que chacun des deux pays semblait enthousiaste lorsque la zone de réinstallation prévue se trouvait dans la sphère de l’autre, mais tout à fait réticent à engager des ressources ou amender la législation domestique sur l’immigration lorsqu’il s’agissait de traduire les idées en plans concrets.
Facteurs familiers
Des précédents non négligeables montrent les considérations multiples qui doivent être prises en compte dans n’importe quel déplacement. Par exemple, la conférence de 1938 de l’OIT a recueilli une longue liste de questions pratiques et juridiques qu’il était nécessaire de considérer avant d’envisager tout déplacement.[4] Incontestablement, des problèmes similaires sont aujourd’hui encore des obstacles et mettent un frein à un déplacement envisagé pour pallier aux impacts du changement climatique et des catastrophes. Les discussions actuelles concernant la planification d’une réinstallation font écho aux délibérations qui ont eu lieu un siècle auparavant : préoccupations relatives à la capacité d’accueil des terres, pénurie de ressources et conflits potentiels. Des préoccupations communes persistent comme savoir si les bénéfices du déplacement dépassent significativement les désavantages psychologiques et pratiques qu’il entraîne. Et aujourd’hui comme par le passé, les gouvernements se réfugient derrière la nécessité de recherches plus détaillées ou plus nombreuses comme raison pour ne pas prendre de mesures concrètes, même lorsqu’ils disposent d’une multitude d’éléments empiriques. Certes, des lacunes subsistent en termes de connaissances mais il existe déjà de nombreuses priorités évidentes qui devraient permettre le développement d’une politique.
Il existe également des débats méthodologiques qui résonnent de manière familière sur la manière d’identifier les personnes qui doivent se déplacer et dans quels délais. Aujourd’hui, comme en 1920, on se demande si déterminer l’habitabilité à long-terme d’un territoire en fonction uniquement de la taille de sa population et de ses dangers potentiels ne serait pas trop rudimentaire. À l’époque, on craignait que cela ne tienne pas compte de l’impact d’atténuation que représentaient les avancées technologiques ou agricoles. Aujourd’hui, on se préoccupe de ce que ces projections puissent négliger la capacité d’adaptation et de résilience des populations qui s’ajouterait aux développements techniques potentiels.
Finalement, les préoccupations concernant « la justice climatique » évoquent des idées du début du 20e siècle sur le droit au territoire. Dans les années 1920 et 1930, certains penseurs ont suggéré que des pays devraient céder leur territoire à d’autres populations nécessitant des terres (et de la nourriture) si leurs propres citoyens ne les cultivaient pas. Pourquoi des populations en pleine croissance ne devraient-elles pas, argumentaient-ils, être en mesure de s’étendre, comme d’autres pays l’avaient fait auparavant en s’appropriant des terres et des richesses à une époque où le monde était ouvert à la colonisation ? Aujourd’hui, certains argumentent que les pays qui sont les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre, devraient être contraints de compenser les pays les plus touchés par le changement climatique anthropique qui se trouvent être typiquement des pays qui ont le moins contribué au réchauffement de la planète.
En étudiant la réinstallation à travers une perspective historique, nous pouvons tirer de nombreux enseignements tant sur le fond que sur les processus et les concepts. L’histoire de la réinstallation se caractérise par un abime entre d’une part des visions théoriques grandioses et de l’autre des difficultés d’application concrète. Les obstacles politiques et pratiques qui s’opposaient à la réinstallation dans le passé perdurent aujourd’hui, et ces expériences renforcent les constatations des chercheurs modernes selon lesquelles la réinstallation est une entreprise ardue et complexe, et qu’elle rarement considérée comme un succès par ceux qui se déplacent.
Jane McAdam j.mcadam@unsw.edu.au est Professeure de droit et Directrice du Centre Andrew & Renata Kaldor de droit international des réfugiés à l’Université de New South Wales en Australie. www.kaldorcentre.unsw.edu.au
[1] Cet article utilise indifféremment les termes « relocation » et « resettlement », en fonction du langage en usage pendant les périodes historiques examinées. Une distinction similaire n’étant pas entièrement satisfaisante en français, les deux termes ont été traduits par « réinstallation ».
[2] Voir McAdam J (2014) « Historical Cross-Border Relocations in the Pacific: Lessons for Planned Relocations in the Context of Climate Change », Journal of Pacific History 49, 301.
[3] Voir McAdam J (2015) « Relocation and Resettlement from Colonisation to Climate Change: The Perennial Solution to “Danger Zones” », London Review of International Law 3, 93.
[4] Voir Organisation internationale du travail (1938) « The Organisation of Migration for Settlement », International Labour Review 37, 561 http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1467-8292.1938.tb00554.x/pdf.