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Les évacuations : une forme de déplacement lié aux catastrophes ?

Les déplacements liés aux impacts de catastrophes et aux changements climatiques atteignent des niveaux records. En 2020, on comptait près de 31 millions de déplacements internes imputables à des catastrophes ; à la fin de cette même année, il restait toujours quelque sept millions de personnes en situation de déplacement[1]. Ces mouvements étaient en grande partie le résultat d’évacuations menées par les gouvernements. Dans de telles situations, les évacuations sont un mécanisme d’urgence pour déplacer les personnes hors des zones de danger. En tant que composante majeure des stratégies nationales et locales de réduction des risques de catastrophe, ces évacuations peuvent contribuer à sauver des vies. Elles peuvent cependant aussi constituer une forme de déplacement arbitraire, déracinant des individus pendant de longues périodes et entraînant des violations de leurs droits.

Au cours des dernières années, les incendies de forêt en Australie, aux États-Unis d’Amérique et en Grèce ont entraîné un nombre sans précédent d’évacuations. En 2020, le cyclone Amphan a déclenché près de cinq millions d’évacuations à travers le Bangladesh, l’Inde, le Myanmar et le Bhoutan. Alors que les crises contemporaines exacerbent les situations, davantage de personnes risquent de se trouver piégées ou déplacées par les impacts de catastrophes, les changements climatiques, les conflits et d’autres causes d’urgences humanitaires.

Manque de données et de compréhension

Il est très difficile de quantifier le nombre exact de personnes évacuées dans le monde. De nombreuses personnes ne sont pas comptabilisées dans les données recueillies parce qu’elles ne se rendent pas dans les centres d’évacuation mais s’abritent chez des parents ou des amis. Bien que l’Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC) ait élaboré des indicateurs de substitution pour les évacuations, il reconnaît volontiers que ses estimations sont imprécises et plutôt prudentes. C’est le nombre de déplacements (basé sur des indicateurs de substitution tels que la taille des ménages dans les zones affectées) qui est comptabilisé plutôt que les individus, puisque les mêmes personnes peuvent être déplacées plusieurs fois. En outre, ces données ne font pas la différence entre les évacuations préventives et les déplacements résultants de catastrophes[2].

Les implications qui en découlent sont énormes. Sans informations précises, les autorités et les communautés ne peuvent pas planifier, préparer ou répondre de manière adéquate aux catastrophes, ni s’assurer que les plans d’évacuation sont bien conçus. Lorsque les interventions en cas de catastrophe relèvent de plusieurs juridictions (par exemple, lorsqu’elles sont menées à la fois par les autorités nationales et locales), des lacunes, des chevauchements et des confusions peuvent apparaître. Les directives internationales n’abordent guère ces questions de manière approfondie, se contentant de remarquer que la coopération est nécessaire lorsque de multiples acteurs sont impliqués.

De fait, cela témoigne d’un problème plus profond : les évacuations, bien qu’un phénomène courant et à grande échelle, restent peu étudiées, imprécises sur le plan conceptuel et fragmentées, tant dans les publications universitaires que dans la pratique[3]. Dans la littérature sur la migration forcée, par exemple, les évacuations ne sont souvent mentionnées qu’anecdotiquement, reléguées ainsi à l’arrière-plan derrière le déplacement, la migration et les réinstallations planifiées, ce qui semble curieux – et problématique – compte tenu du très grand nombre de personnes concernées chaque année.

Il est possible de soutenir qu’une telle omission puisse découler en partie du fait que les évacuations sont souvent considérées comme une intervention positive, alors que le déplacement est généralement perçu comme négatif. Conçues dans le cadre d’un paradigme de « sauvetage », elles sont généralement considérées comme une mesure temporaire et proactive visant à mettre les gens en sécurité face à une menace imminente, plutôt que comme un signe de risque et de vulnérabilité. Alors que l’IDMC, par exemple, reconnaît les évacuations comme une forme de déplacement, il observe également que parce qu’elles ont le potentiel de réduire le nombre de vies perdues lors de catastrophes, elles contribuent à démontrer que « tout déplacement n’est pas négatif[4] ». Ceci même si les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays stipulent que les évacuations en cas de catastrophe seront considérées comme arbitraires « à moins que la sécurité et la santé des personnes touchées n’exigent leur évacuation » (Principe 6(2)(d)). En d’autres termes, une évacuation justifiable dans le contexte d’un danger imminent peut devenir illégale si les personnes sont déplacées plus longtemps que nécessaire et soumises à une restriction de leurs droits.

Répondre aux besoins de protection

Que des gouvernements procèdent à des évacuations avec les meilleures intentions du monde ne les exonèrent pas de leurs obligations de préserver les droits de l’homme de manière plus générale, particulièrement en cas de prolongement du déplacement. Les normes inscrites dans le droit relatifs aux droits de l’homme, le Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe, le Guide NEDEM [5]et plusieurs autres directives, ont ici une pertinence directe mais elles ne figurent pas toujours dans les lois et politiques nationales. En outre, la diversité des acteurs impliqués au niveau opérationnel peut entraîner une fragmentation de la réponse sur le terrain. En contrepartie, cela risque, par inadvertance, d’entraver l’accès à des informations précises, aux autorités compétentes, aux produits de première nécessité et aux voies d’évacuation sûres et accessibles.

Grâce à une meilleure compréhension du rôle des évacuations, il est possible d’identifier et de combler des lacunes de planification qui négligent les besoins de protection – en particulier pour des groupes qui peuvent se trouver en situation de vulnérabilité. Une enquête mondiale menée en 2013 auprès de 5717 personnes en situation de handicap a révélé, par exemple, que seulement 20,6 % d’entre elles pensaient être en mesure d’évacuer sur le champ sans aucune difficulté en cas de catastrophe soudaine. En disposant de suffisamment de temps pour partir, ce pourcentage doublait presque, mais 58 % estimaient encore qu’elles rencontreraient certaines difficultés, voire beaucoup de difficultés, à évacuer[6]. De même, des questions logistiques peuvent compliquer l’évacuation d’enfants, par exemple, lorsqu’ils sont trop jeunes pour évacuer à pied. 

Alors qu’on considère généralement que les évacuations sont de courte durée et que les personnes évacuées rentrent chez elles rapidement, des données de plus en plus nombreuses indiquent qu’un grand nombre de personnes évacuées restent déplacées pendant de longues périodes. Cela peut entraîner des lacunes au niveau des réponses nationales, qui ne tiennent pas compte de l’ampleur du déplacement, ou ne le décèlent même pas. En pratique, cela peut se traduire par un soutien insuffisant aux personnes déplacées et un manque de prise de responsabilité de la part des autorités compétentes.

Un déplacement prolongé peut également entrainer des perturbations économiques et sociales, affectant la prospérité, la stabilité et la sécurité à long terme des individus et des communautés. Par exemple, à la suite des incendies de forêt de l’été 2019-20 en Australie, l’hébergement temporaire de 65 000 personnes évacuées a coûté de 60 à 72 millions de dollars australiens pendant un an, et chaque jour de travail perdu a coûté 705 dollars australiens par personne[7]. Ces coûts sont encore supérieurs dans la région Asie-Pacifique, où ont eu lieu 80 % des déplacements dus aux catastrophes au cours de la dernière décennie[8], la plupart comptant des évacuations. Le bureau des Nations unies pour la réduction des risques de catastrophe a estimé que chaque dollar dépensé pour la préparation pourrait générer un retour sur investissement 60 fois supérieur[9], avec un effet cumulatif dans le temps. Un ajustement des interventions d’évacuation fait partie des activités de préparation aux catastrophes selon le cadre d’action de Sendai, et veiller à ce que les personnes évacuées puissent rentrer chez elles ou se réinstaller en toute sécurité est un aspect crucial de la reprise économique et sociale.

Pour que les évacuations constituent un véritable mécanisme de protection en cas de crise, il est essentiel que les décideurs politiques nationaux, régionaux et internationaux considèrent les évacuations comme une forme potentielle de déplacement et qu’ils aient à leur disposition des données fiables à ce sujet. Cela permettra en contrepartie, d’élaborer des cadres juridiques plus clairs afin de déterminer qui évacuer, pour quelle durée et selon quelles normes en matière de droits de l’Homme.

 

Jane McAdam j.mcadam@unsw.edu.au @profjmcadam

Professeure Scientia de droit et directrice du Centre Kaldor de Droit international des réfugiés, Université de New South Wales, Sydney.

 

[1] Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC) (2021) Rapport mondial sur le déplacement interne, 8, 78
www.internal-displacement.org/sites/default/files/publications/documents/grid2021_idmc.pdf

[2] IDMC (2020) Rapport mondial sur le déplacement interne : Methodological Annex, 24-25 www.internal-displacement.org/global-report/grid2020/downloads/2020-IDMC-GRID-methodology.pdf ; https://bit.ly/IDMC-GRID2020-methodology 

[3] Voir : McAdam J (2020) ‘Displacing Evacuations : A Blind Spot in Disaster Displacement Research’, Refugee Survey Quarterly, volume 39, 583 https://doi.org/10.1093/rsq/hdaa017

[4] IDMC (2020) Rapport mondial sur le déplacement interne, 14 https://bit.ly/IDMC-GRID2020

[5] Cluster CCCM (Gestion et coordination des sites de déplacement) (2014) MEND Guide : Comprehensive Guide for Planning Mass Evacuations in Natural Disasters https://cccmcluster.org/resources/mend-guide

[6] UNISDR (Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophe) (2014) Living with Disability and Disasters: UNISDR 2013 Survey on Living with Disabilities and Disasters: Key Findings, 2
www.unisdr.org/2014/iddr/documents/2013DisabilitySurveryReport_030714.pdf.

[7] IDMC (2020) The 2019-2020 Australian Bushfires : From Temporary Evacuation to Longer-Term Displacement, 4 www.internal-displacement.org/publications/the-2019-2020-australian-bushfires-from-temporary-evacuation-to-longer-term

[8] Ponserre S. et Ginnetti J. (2019) Disaster Displacement : A Global Review, 2008-2018, 7 https://www.preventionweb.net/publication/disaster-displacement-global-review-2008-2018.

[9] UNISDR (2015) GAR – Réduction du risque de catastrophe : Bilan mondial, xvii GAR2015_FR.pdf (preventionweb.net)

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