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Mobilisation des réfugiés pour soutenir leurs droits en Jordanie, au Liban et en Turquie
  • Watfa Najdi, Mustafa Hoshmand, Farah Al Hamouri and Oroub El Abed
  • June 2023

Les initiatives menées par les réfugiés pour soutenir les communautés de réfugiés au Moyen-Orient se sont développées de différentes manières en réponse à un environnement politique souvent restrictif. La communauté humanitaire internationale et la communauté des chercheurs devraient reconnaître la capacité de ces initiatives et trouver des moyens de les écouter, d’apprendre d’elles et de collaborer avec elles de manière plus efficace.

La littérature sur la mobilisation des communautés s’est développée ces dernières années, avec un intérêt particulier pour les communautés de réfugiés. Cela reflète le programme de « localisation de l’aide » promu lors du sommet humanitaire mondial des Nations unies de 2016, et la reconnaissance croissante par les Nations unies du rôle joué par les acteurs locaux et les leaders au sein des groupes de réfugiés. Cette tendance s’inscrit également dans le cadre du « Grand Bargain » (lancé lors du Sommet mondial sur l’action humanitaire) qui vise à améliorer l’efficacité de la réponse humanitaire en renforçant les capacités des acteurs humanitaires locaux et en leur offrant un meilleur accès au financement et à l’information. De même, le Pacte mondial sur les réfugiés de 2018 a mis l’accent sur le renforcement de l’autonomie des réfugiés et sur la reconnaissance de la valeur de la participation des réfugiés à la prise de décision.

Le changement de paradigme dans le financement humanitaire vers des approches plus inclusives et axées sur le développement a incité les acteurs humanitaires et les donateurs privés à financer des organisations dirigées par des réfugiés (RLO), en les encourageant à devenir autonomes. Cependant, peu de recherches ont été menées sur les expériences des RLO au Moyen-Orient[1] et sur les stratégies qu’elles emploient pour faire valoir leurs droits et contester les asymétries de pouvoir dans les pays d’accueil et au sein du système humanitaire international.

Pour étudier cette question, nous avons examiné la mobilisation des réfugiés au sein des écosystèmes locaux, nationaux et internationaux, en nous concentrant sur les divers environnements politiques du Moyen-Orient. Cela nous a permis de mieux comprendre les structures que les réfugiés ont créées et le rôle qu’ils ont pu jouer. Après 18 mois de recherche documentaire, de cartographie, de recherche sur le terrain, d’entretiens, de groupes de discussion et d’analyse comparative en Jordanie, au Liban et en Turquie, nous avons identifié un total de 336[2] réponses dirigées par des réfugiés, de modèles et de types différents, y compris un nombre limité de RLO enregistrées ainsi qu’un éventail beaucoup plus large et un plus grand nombre de RLO moins visibles et généralement de plus petite taille.

Les résultats de nos recherches ont permis d’élaborer la définition suivante d’une RLO adaptée au contexte du Moyen-Orient :

Une RLO est une réponse organisée, formelle ou informelle, initiée, dirigée ou gérée par une ou plusieurs personnes déplacées de force afin de fournir à la communauté des services humanitaires, socio-économiques, culturels et/ou de protection.[3]

Les RLO au Moyen-Orient : présents et actifs malgré des politiques restrictives

Les trois pays inclus dans cette étude mènent des politiques différentes à l’égard des réfugiés : des politiques qui ont été élaborées en réponse à l’évolution de la dynamique du pouvoir, des relations internationales et de l’évolution des intérêts.

En Jordanie, les non-Jordaniens se voient refuser le droit de constituer des entités de la société civile ; même si un seul des membres d’une telle entité est non-jordanien, l’organisation doit obtenir l’accord spécial du Premier ministre, un sésame extrêmement difficile à obtenir. En Jordanie, les réfugiés sont considérés comme des « demandeurs d’asile » (la Jordanie n’est pas signataire de la Convention de 1951 sur les réfugiés) et se voient donc refuser le droit de s’organiser comme les non-Jordaniens.

Au Liban, les politiques concernant les différents groupes de réfugiés sont en constante évolution. Les organisations étrangères[4] suivent une procédure d’enregistrement établie par un décret spécial du Conseil des ministres. Une RLO suit la même procédure d’enregistrement qu’une ONG locale. Toutefois, il est important de noter que les Syriens, les Palestiniens et les autres réfugiés ne sont pas autorisés à créer des organisations et doivent donc s’associer à des ressortissants libanais pour les aider, les protéger et les représenter publiquement devant l’État.

La loi turque ne fait pas de distinction entre les étrangers et les citoyens turcs en ce qui concerne la création d’une ONG en Turquie, mais un certain nombre de conditions doivent être remplies pour créer une association légale ou une ONG en Turquie. Plus important encore, l’organisation doit compter au moins sept membres fondateurs qui sont soit des Turcs, soit des étrangers ayant un statut légal en Turquie.

Compte tenu des réglementations restrictives des pays d’accueil et des exigences des donateurs, la majorité des RLO ne sont pas enregistrées, n’ont pas été en mesure d’obtenir un financement externe et disposent d’une visibilité très limitée au-delà des communautés qu’elles desservent. Plusieurs facteurs déterminent la création des RLO et les types d’actions qu’elles entreprennent :

  • les politiques ambiguës ou restrictives du pays d’accueil en ce qui concerne le statut de réfugié,
  • l’environnement politique actuel relatif à l’enregistrement des organisations,
  • le niveau de sensibilisation des réfugiés aux législations et politiques nationales,
  • le capital social et financier ainsi que les réseaux que les réfugiés possèdent ou auxquels ils ont accès,
  • le soutien que les réfugiés reçoivent des organisations humanitaires internationales.

 

Les RLO en action : formes, tailles et modèles

Cet environnement réglementaire et politique a entraîné une grande diversité dans les formes que peut prendre une RLO. Nous avons regroupé les différentes manifestations des RLO en plusieurs couches. Ces couches reflètent la manière dont l’action de la RLO se développe en fonction des besoins de la communauté, de la concentration ou de la dispersion des membres de la communauté (dispersés dans de grandes zones urbaines ou concentrés dans des contextes semi-urbains ou ruraux), de la disponibilité des fonds, du statut juridique, des structures de mobilisation de la communauté et de l’accès aux réseaux locaux et internationaux (c’est-à-dire la capacité d’assurer la liaison avec les organisations d’aide humanitaire établies afin de coordonner les services).

Couche 1 – organisations transnationales : Il s’agit de RLO capables de travailler au-delà des frontières en mobilisant des réseaux transnationaux qui incluent les communautés de réfugiés en exil. De cette manière, les RLO sont en mesure d’élargir la portée de leurs services, d’augmenter la taille des communautés qu’elles peuvent atteindre et de diversifier leurs réseaux avec les donateurs internationaux. Nous avons identifié cinq organisations de ce type en Turquie, six en Jordanie et douze au Liban.

Couche 2 – mobilisation communautaire institutionnalisée : Dans cette catégorie, nous trouvons les RLO qui sont parvenues à s’enregistrer en tant qu’organisation, société à but lucratif (entreprise sociale) ou association, institutionnalisant ainsi leur mobilisation communautaire. Cela leur permet d’attirer des financements extérieurs et d’élargir la communauté qu’elles servent. Nos recherches ont permis d’identifier cinq organisations enregistrées en Turquie, 36 au Liban et 80 en Jordanie.

Couche 3 – mobilisation communautaire localisée : Ce phénomène se produit lorsque les membres d’une communauté de réfugiés sont rassemblés par un ou plusieurs leaders qui mobilisent la communauté par le biais d’un réseau. Ces entités sont alors en mesure d’atteindre un plus grand nombre de réfugiés en obtenant des fonds et un soutien pour la communauté de la part des acteurs locaux. Nous en avons dénombré 56 en Jordanie, 57 au Liban et 58 en Turquie.

Couche 4 – initiative philanthropique individuelle : Ces initiatives représentent l’action d’une seule personne ou d’un petit groupe de personnes de la communauté qui ont identifié un besoin particulier et se sont organisées pour y répondre. Ces initiatives sont souvent menées par des réfugiés influents ayant accès à de l’argent et à des réseaux. Nous avons identifié trois initiatives de ce type en Jordanie, cinq au Liban et treize en Turquie.

Stratégies des RLO : le capital social et les réseaux pour combler les lacunes

L’une des caractéristiques d’une RLO est le rôle des réfugiés dans la gouvernance et le processus de prise de décision de l’organisation. Ainsi, le statut juridique des réfugiés eux-mêmes a joué un rôle important dans la détermination de leur capacité à institutionnaliser et à développer leur organisation : une étape importante dans l’amélioration de la visibilité de l’organisation et de son champ d’action.

Quelle que soit l’ampleur de l’activité, nous avons constaté que toutes les RLO ont été créées pour combler les lacunes en matière de protection et d’assistance laissées par les acteurs humanitaires internationaux et résultant des politiques de l’État hôte en matière d’accès aux droits et services fondamentaux. Nous avons constaté que les RLO font preuve d’autorité grâce à leurs activités dans les domaines de la protection sociale et de la prestation de services, tout en offrant un espace pour maintenir ou recréer leur patrie en exil.

Les RLO ont eu un impact positif significatif dans leurs domaines d’activité sur l’ensemble des 11 sites étudiés. L’impact significatif des RLO, qu’elles soient petites et relativement invisibles ou grandes et enregistrées, découle principalement de la force des relations établies entre les membres de la RLO d’une part et les membres de la communauté d’accueil d’autre part. Les RLO les plus performantes ont également établi des relations durables avec les fonctionnaires de l’État d’accueil et les membres des organisations internationales et des donateurs. L’impact des RLO a été mesuré en fonction du nombre de personnes desservies, des programmes mis en œuvre, du personnel recruté et des objectifs atteints.

En outre, bien que peu nombreuses au Moyen-Orient, les RLO liées à des réseaux transnationaux ont eu un impact plus visible en raison de leur capacité à travailler dans des contextes multiples, de leur accès aux acteurs institutionnels et de leur capacité à recevoir des financements extérieurs. Elles ont également été en mesure de communiquer l’efficacité de leurs programmes en termes d’objectifs ciblés, d’étapes planifiées, de résultats obtenus et de personnes touchées. Leur travail doit répondre aux besoins de leur communauté tout en respectant les conditions imposées par les donateurs. En revanche, l’impact des RLO non enregistrées s’est avéré limité aux membres de leur communauté immédiate et plus dépendant des liens sociaux qu’elles ont tissés parmi les membres des communautés qu’elles desservent. Cet impact, bien que difficile à quantifier, a été identifié comme significatif et important pour les réfugiés, car il a contribué à soutenir une communauté d’entraide qui, à son tour, a facilité la protection sociale et d’autres formes de soutien.

Bien qu’il soit important de reconnaître l’impact des RLO plus importantes et plus visibles et les contributions significatives qu’elles apportent, il est tout aussi important de ne pas négliger le travail et le rôle des RLO plus petites et souvent non enregistrées.

Les RLO en tant que partenaires et décisionnaires à part entière

Pour comprendre le travail et l’impact des RLO au Moyen-Orient, il faut comprendre en profondeur les diverses réalités de la gouvernance locale et nationale des réfugiés dans cette région. Les acteurs nationaux, régionaux, internationaux et transnationaux contribuent à façonner les politiques de chaque pays en matière de réfugiés et où l’État « maintient les styles traditionnels de gouvernance étatique en termes d’élaboration de règles bureaucratiques » et exerce son pouvoir sur les réfugiés.[5] Cela détermine par conséquent la taille des RLO ainsi que leur plan de travail, leur accès au financement et leur « impact ».

À travers ce travail, nous avons cherché à mettre en évidence le rôle important de l’aide humanitaire locale menée par les réfugiés, indépendamment de la taille et du statut d’enregistrement de leurs organisations. Nos conclusions mettent en évidence l’action des communautés de réfugiés et leur capacité à évaluer les choix, à prendre des décisions et à agir, en dépit d’un environnement politique restrictif. Ces constatations fournissent des éléments importants aux décideurs politiques, aux bailleurs de fonds et aux praticiens pour guider leur engagement auprès des différents types de RLO dans la région, en tenant compte des diverses structures, stratégies et niveaux de formalité représentés par les différentes réponses apportées par les réfugiés.

Plus précisément, et à la lumière des engagements du Grand Bargain et des principes du Pacte mondial sur les réfugiés, les donateurs devraient élaborer des politiques plus souples et plus permissives en matière de financement des RLO, en veillant à ce que le soutien aux RLO ne soit pas exclusivement accessible au nombre limité de RLO de premier plan dans la région.

En réponse aux engagements pris par les ONG humanitaires de localiser l’action et de transférer le pouvoir aux acteurs les plus proches des communautés nécessitant une aide humanitaire, les organisations humanitaires devraient développer des mécanismes innovants pour écouter les RLO, apprendre d’elles et collaborer avec elles. Pour ce faire, les organisations humanitaires doivent reconnaître et valoriser l’action, les connaissances, l’expertise et les perspectives des RLO et s’efforcer de supprimer les déséquilibres de pouvoir susceptibles d’entraver une collaboration efficace. Elles doivent considérer les RLO comme des partenaires précieuses à part entière au sein de la communauté des acteurs humanitaires et veiller à ce qu’elles participent sur un pied d’égalité au processus de prise de décision.

Ce principe s’applique également aux chercheurs. Étant donné les avantages considérables de la recherche participative menée par les chercheurs les plus proches du phénomène de la migration forcée, les chercheurs devraient impliquer les réfugiés en tant que membres à part entière de l’équipe de recherche dès le stade de la conception de la recherche. Ils devraient également reconnaître la contribution importante que les RLO peuvent apporter à la recherche, notamment en identifiant les besoins en matière de recherche, en comprenant les conditions locales et en évoluant dans des environnements de recherche complexes.

 

Watfa Najdi watfanajdi@gmail.com @watfanajdi

Chercheuse principale au Liban

 

Mustafa Hoshmand mustafa1.hoshmand@gmail.com

Chercheur principal en Turquie

 

Farah Al Hamouri fhamouri@gmail.com

Chercheuse principale en Jordanie

 

Oroub El-Abed oroub.elabed@gmail.com @OroubElAbed

Chercheuse principale régionale

 

Centre d’études libanaises

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[1] Nous préférons le terme « Asie de l’Ouest » à celui de « Moyen-Orient », car il est plus exact et géographiquement plus précis. Le terme Moyen-Orient est une étiquette eurocentrique et arbitraire qui perpétue les perceptions coloniales de la région et ne reconnaît pas les distinctions géographiques et les identités culturelles uniques qui la composent. Toutefois, pour rester cohérents avec le titre de ce dossier spécial, nous avons utilisé le terme « Moyen-Orient » dans notre article.

[2] Il ne s’agit pas d’un chiffre exhaustif pour toutes les initiatives de ce type qui peuvent exister dans ces pays, mais il représente celles qui ont été couvertes par notre recherche ; cependant, nous pensons que la ventilation des nombres des différents types de réponses reflète le nombre relatif de ces initiatives.

[3] El Abed O, Nadji W, Hoshmand M et Al Hamouri F (2023) « Refugee Communities Mobilising in the Middle East », LERRN https://bit.ly/rlos-mobilising

[4] L’association est considérée comme étrangère si son fondateur ou directeur n’est pas libanais, si elle est basée en dehors du Liban, ou si plus d’un quart des membres de son assemblée générale sont étrangers.

[5] Mencütek Z Ş (2020) Refugee Governance, State and Politics in the Middle East, Routledge

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