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Les effets négatifs de la loi nigérienne contre le trafic des êtres humains

Comme le nord du Niger jouxte les routes migratoires traditionnelles d’Afrique de l’Ouest, cette région a toujours été traversée par des flux mixtes de migrants et de demandeurs d’asile. Parmi ces flux, on retrouvait des migrants à la recherche d’un emploi dans la région et un ensemble de migrants et de demandeurs d’asile espérant atteindre l’Europe, en passant principalement par la Libye. C’est dans ce contexte qu’un système de trafic relativement formel est apparu, ce qui a fini par apporter une contribution non négligeable à l’économie locale.

Toutefois, au début des années 2010, alors que les flux migratoires traversant le Sahel et le Sahara ne cessaient de croître,  l’Union européenne (UE) s’est montrée de plus en plus disposée à empêcher les ouest africains[1]. S’appuyant sur un engagement accru des pays de la région au cours de cette période, et en réponse à l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile et de migrants arrivant en Europe, l’UE a établi un Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFUA) pour financer des programmes dans les domaines du développement, du contrôle des frontières et de la migration, afin d’intervenir à la source pour prévenir les flux migratoires irréguliers.

Ces dernières années, le Niger a ainsi bénéficié de larges sommes versées par l’UE en matière d’assistance au développement, dont 1,2 milliard d’euros entre 2014 et 2020 seulement. Le Fonds, qui déploie des projets à hauteur de 253 millions d’euros au Niger, participe aux efforts de lutte contre le trafic en formant les gardes-frontières nigériens et en offrant aux anciens trafiquants la possibilité de monter leur propre petite entreprise en tant qu’alternative au trafic comme moyen de survie. Ces politiques ont été couronnées de succès sur le plan de la réduction des flux migratoires traversant le nord du Niger puisque, selon les estimations, ceux-ci ne représentent plus que 20 % de leur volume pré-intervention2.

Cependant, cette réduction a eu également de nombreuses retombées négatives. Premièrement, en empêchant tous les citoyens non nigériens de voyager au nord d’Agadez, la loi anti-trafic limite injustement la mobilité régionale. Bon nombre des migrants et des demandeurs d’asile qui transitent habituellement par le nord du Niger devraient être autorisés à migrer à travers le pays en toute légalité. Le Niger est membre de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), dont l’approche commune de la migration donne priorité à la liberté de mouvement des ressortissants de ses pays membres et protège les droits des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés3. Ainsi, cette restriction des déplacements affaiblit les efforts du Niger sur deux fronts : en entravant la libre circulation des ressortissants de la CEDEAO et en empêchant les demandeurs d’asile de fuir les conflits armés et autres types de violences dans les pays voisins tels que le Mali et le Nigéria.

Par ailleurs, ces mesures de lutte contre le trafic ont également eu un impact profond, tant sur l’économie du nord du Niger (une région isolée dans l’un des pays les plus pauvres du monde) que sur les opportunités économiques des migrants et des demandeurs d’asile. L’application soudaine de cette interdiction n’a donné aucune alternative aux Nigériens qui avaient tiré leur revenu des centaines de milliers de migrants et de demandeurs d’asile qui, selon les estimations, avaient traversé des villes telles qu’Agadez lors du pic migratoire de 2015 et 2016. Cette population nigérienne comprend non seulement d’anciens transporteurs mais aussi des gérants de restaurants, d’hôtels et de magasins fréquentés par les personnes en transit. En outre, la limitation des déplacements à travers le Niger des personnes à la recherche d’un emploi en Algérie, en Libye ou dans un autre pays d’Afrique n’a fait qu’exacerber les pressions économiques dans un environnement déjà difficile.

Enfin, cette interdiction a créé de nombreux risques sécuritaires pour les trafiquants, leurs clients prospectifs et même pour la population de la région en général. Bien que les flux se soient atténués, ils n’ont pas été totalement éliminés. Au contraire, les trafiquants et leurs clients ont été forcés d’emprunter de nouveaux itinéraires pour contourner Agadez et d’autres zones fortement contrôlées, en passant souvent par des pays voisins tels que le Tchad, où les itinéraires sont moins sûrs et moins bien connus. Alors qu’auparavant, les véhicules des trafiquants étaient accompagnés par des personnels de sécurité approuvés par l’État, l’interdiction en place pousse aujourd’hui les trafiquants à éviter à tout prix la police et les forces armées, même si cela implique d’abandonner leurs passagers en plein désert. En conséquence, bien que nous ne disposions pas de données complètes à ce sujet, il semble que le nombre de décès se soit envolé et l’on estime que deux fois plus de migrants décèdent en traversant le Sahara qu’en traversant la Méditerranée4. Qui plus est, les tensions entre les populations autochtones et migrantes se sont accentuées, un signe alarmant dans une région déjà frappée par un ralentissement économique et par la menace des groupes armés non étatiques.

Réponses politiques et analyse

Bien que certaines mesures soient prises aujourd’hui pour protéger les personnes risquant d’être abandonnées par des trafiquants craignant d’être sanctionnés par la législation antitrafic, ces mesures ont besoin d’être élargies et mieux soutenues. Par exemple, les bailleurs devraient envisager d’accroître leur assistance financière et logistique aux acteurs tels que l’Organisation internationale pour la migration (OIM) qui conduit actuellement des missions de sauvetage vitales dans le désert. Ce financement supplémentaire pourrait s’accompagner de garanties d’amnistie de la part des autorités nigériennes pour les trafiquants disposés à divulguer les itinéraires empruntés ou l’emplacement précis des passagers qu’ils ont abandonnés. Même si cette approche à deux volets ne répond pas aux causes sous-jacentes de ce phénomène, elle permettrait au moins de répondre partiellement aux problèmes de l’augmentation du nombre de décès dans le Sahara.

Les programmes de subsistance financés par l’UE ont été présentés comme une alternative pour les trafiquants, principalement parce qu’ils financent la création de petites entreprises. Néanmoins, ces programmes ont été critiqués à cause de leurs délais de déploiement trop longs, leurs critères d’éligibilité trop stricts et leur trop faible capacité à remplacer les revenus précédemment générés par le transport, l’hébergement et l’alimentation des migrants et des demandeurs d’asile. Par ailleurs, ces limitations ont des implications en termes de genre, puisque les femmes (plus susceptibles d’avoir participé indirectement au trafic) sont moins susceptibles de pouvoir accéder au financement, déjà limité, de nouveaux moyens de subsistance. Les bailleurs internationaux tels que l’UE devraient donner priorité à l’expansion des programmes de subsistance, tout en veillant à ce que les activités plus générales de coopération au développement et les autres types d’assistance financière bénéficient directement à leurs destinataires. Bien qu’il soit important de reconnaître qu’une telle évolution économique systématique n’est pas un processus à court terme, la définition de mesures précises pour améliorer la situation actuelle contribuerait à un déclin de la vulnérabilité générale et des tensions omniprésentes dans le nord du Niger. Qui plus est, l’atténuation des pressions économiques pourrait également réduire l’hostilité vis-à-vis des demandeurs d’asile et des migrants qui tentent encore aujourd’hui de transiter par Agadez.

La loi anti-trafic du Niger et son externalisation de facto du contrôle des frontières européennes ont eu de nombreuses répercussions néfastes dans le nord du pays. Bien que cette loi ait été promulguée par les autorités nigériennes, son élaboration et sa mise en œuvre ont été manifestement influencées par les intérêts mais aussi par les financements européens. Sur le long terme, ce type de politique axée sur le contrôle ne parviendra jamais à éliminer complètement les motivations sous-jacentes de ces flux migratoires mixtes et ne fera que perpétuer les conflits, les difficultés économiques et les formes de trafic les plus dangereuses. Il faut donc abroger cette loi anti-trafic ; à sa place, le Niger et l’UE devraient envisager des politiques différentes qui correspondent mieux au contexte régional et qui répondent mieux aux besoins et aux intérêts des populations locales, des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés.

 

Colleen Moser colleen.moser@graduateinstitute.ch
Candidate au master en Études du développement à l’Institut de hautes études internationales et du développement https://graduateinstitute.ch/

 

[1] République du Niger (2015) « Loi Nº 2015-36 du 26 mai 2015 relative au traffic illicite de migrants » https://www.unodc.org/res/cld/document/ner/2015/loi_relative_au_trafic_illicite_de_migrants_html/Loi_N2015-36_relative_au_trafic_illicite_de_migrants.pdf

2 Châtelot C (2018) « Le Niger, sous-traitant africain de la politique migratoire de l’Europe », Le Monde Afrique https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/28/le-niger-sous-traitant-africain-de-la-politique-migratoire-de-l-europe_5322665_3212.html

3 Tubiana J, Warin C et Saeneen GM (2018) « Multilateral Damage The impact of EU migration policies on central Saharan routes », Clingendael Reports https://www.clingendael.org/pub/2018/multilateral-damage/

4 Miles T et Nebehay S (2017) « Migrant deaths in the Sahara likely twice Mediterranean toll: U.N. » Reuters https://www.reuters.com/article/us-europe-migrants-sahara/migrant-deaths-in-the-sahara-likely-twice-mediterranean-toll-u-n-idUSKBN1CH21Y

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