À la mi-mai 2020, deux cas de COVID-19 ont été signalés dans le camp de réfugiés de Cox’s Bazar, au Bangladesh. Cette nouvelle a soulevé de graves préoccupations à cause de ses implications potentiellement dévastatrices. Plusieurs caractéristiques des conditions de vie des personnes forcées de se déplacer peuvent faciliter la rapide propagation du virus : la densité de population dans les camps de réfugiés, un accès limité aux services de santé, des niveaux existants de malnutrition, de santé fragile, et de ressources financières limitées.
Au cours des quatre premiers mois de la pandémie de COVID-19, l’incidence des infections signalées parmi les personnes déplacées est restée plutôt limitée. Cependant, il est difficile de réaliser une évaluation précise de l’incidence de la maladie dans le contexte du déplacement en raison d’un phénomène bien connu et persistant : le manque de données fiables et publiques sur les conditions de vie des personnes déplacées, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des camps.
Certaines des caractéristiques propres à cette maladie rendent encore plus pertinent le besoin de collecter et d’analyser certaines données relatives aux personnes déplacées. Plusieurs aspects du COVID-19 rendent une estimation de l’étendue de sa propagation réelle au sein d’une population donnée particulièrement difficile, même dans les économies développées. En effet, ses symptômes sont les mêmes que pour beaucoup d’autres maladies, un pourcentage élevé de personnes infectées ne peuvent manifester aucun de ces symptômes et un grand nombre des personnes décédées après avoir contracté le virus souffraient déjà de graves problèmes de santé sous-jacents. De nombreux experts ont donc lancé un appel pour intensifier la collecte et l’analyse de données afin de bâtir des systèmes plus fiables et comparables permettant de suivre et de prévoir l’évolution de l’infection. Une étude conduite par des chercheurs de la London Business School[1] démontre comment le dépistage d’échantillons aléatoires de la population, l’enregistrement de leurs caractéristiques sociodémographiques et la déduction des caractéristiques les plus susceptibles de prédire si une personne dans la population globale est infectée ou non, peuvent constituer une approche valide pour limiter la propagation du virus et, par là-même, réduire le nombre de décès.
Tests et ressources
Certes, cette stratégie est séduisante, mais elle repose sur une condition préalable très importante : la capacité des autorités sanitaires locales et nationales à réaliser suffisamment de tests de dépistage, en couvrant un échantillon représentatif de la population. Cette condition est difficilement satisfaite dans de nombreux pays qui doivent actuellement accueillir les populations déplacées les plus nombreuses. Bien entendu, il est particulièrement difficile d’estimer le nombre de tests réalisés dans chaque pays, mais les informations disponibles indiquent que certains des pays accueillant un grand nombre de déplacés comptent parmi ceux qui ont réalisé le moins grand nombre de tests par million d’habitants. Beaucoup de ces pays sont accablés par les conflits et une instabilité politique prolongée et leurs systèmes de santé sont déjà gravement sous-financés. Prenons l’exemple du Soudan du Sud qui, à la fin 2018, accueillait plus de 2 millions de déplacés, dont près de 300 000 réfugiés. Selon des rapports récents, en avril 2020, le système sanitaire du pays disposait de seulement quatre respirateurs et 24 lits en unités de soins intensifs pour une population de 11,7 millions d’habitants, dont plus de la moitié n’a pas accès aux services de santé primaire[2]. Comme dans d’autres pays de la région, la crise est venue aggraver une situation socio-économique déjà complexe où la sécurité alimentaire, la malnutrition et la pauvreté sont généralisées. Dans des contextes caractérisés par un tel manque de ressources, les coûts directs et indirects pour réaliser ces tests sont si élevés qu’il n’est tout simplement pas possible de collecter les données médicales des populations déplacées et des informations sur l’incidence du COVID-19 parmi celles-ci. Qui plus est, la pandémie et les stratégies visant à la contenir ont également d’importantes répercussions sur la collecte des données individuelles et des ménages parmi les populations déplacées. Par exemple, les restrictions en matière de mobilité et la nécessité de réduire les contacts sociaux ont fortement limité les possibilités de recueillir des données selon la méthode traditionnelle de l’entretien en personne.
Dans une certaine mesure, ces obstacles exacerbent les difficultés déjà présentes. Les acteurs fournissant l’assistance humanitaire et les chercheurs étudiant le déplacement travaillent souvent dans des contextes d’urgence où les données sont rares. Par conséquent, le besoin de données pour éclairer les décisions a nécessité l’adoption d’initiatives visant à faciliter la collecte systématique, l’analyse rigoureuse et la publication libre de données. Un exemple d’une telle initiative est le Centre commun de données sur les déplacements forcés (Joint Data Center on Forced Displacement – JDC) de la Banque mondiale et du HCR, récemment établi ; il s’agit d’une collaboration entre ces deux institutions multilatérales en vue d’améliorer la qualité et la quantité de microdonnées pour soutenir la prise de décisions politiques basées sur des données tangibles en réponse aux crises mondiales du déplacement[3].
En plus des connaissances actuelles et des meilleures pratiques déjà en place, le JDC a invité des chercheurs de son propre réseau à présenter leurs plans pour analyser les impacts du COVID-19 sur les personnes déplacées. Les résultats montrent que la crise du COVID-19 s’est traduite par des efforts à la fois redoublés et plus rapides pour mettre en œuvre des méthodes innovantes de recherche et de collecte des données.
Adaptation des méthodologies de recherche
Les réponses collectées par le JDC, ainsi que les notes relatives aux méthodologies rédigées par d’autres acteurs sur cette même période, indiquent que les enquêtes téléphoniques à fréquence élevée sont une méthode de collecte de données de plus en plus couramment utilisée pour faire face aux difficultés liées à la conduite d’entretiens en personne. C’est pourquoi plusieurs institutions, dont la Banque mondiale, multiplient leurs efforts dans ce sens. Après avoir été anonymisées et correctement agrégées, les données provenant de téléphones portables peuvent également être utilisées pour suivre les schémas de mobilité des personnes déplacées. Cette capacité à mesurer la mobilité a gagné en importance dans les circonstances actuelles, étant donné le besoin d’évaluer l’intégration socio-économique des personnes déplacées et de la comparer aux niveaux pré-pandémie.
L’utilisation généralisée des technologies pour collecter et analyser les données, de même que le traçage et le suivi des mouvements, s’intensifient également au niveau mondial comme moyen de contrôler et de limiter la propagation du COVID-19. Cette approche risque d’exacerber les différences entre les réponses des pays développés (où l’accès aux nouvelles technologies est aisé et abordable) et les pays en développement. De plus, elle soulève d’importantes questions quant au stockage et à la manipulation des informations numériques. À cet égard, le secteur humanitaire regorge d’expériences à partager[4]. Le HCR et d’autres acteurs humanitaires, qui ont mis au point des pratiques et des directives pour traiter les données hautement sensibles, peuvent contribuer à ce débat en apportant des informations utiles, ce qui peut présenter un intérêt pour les gouvernements et les institutions du monde entier, et pas seulement pour les pays accueillant des personnes déplacées.
Les technologies modernes sont également utilisées dans d’autre exercices visant à évaluer la réponse des programmes humanitaires face à la menace du COVID-19. De nouvelles communautés de praticiens et d’acteurs humanitaires apparaissent en ligne pour partager leurs données, leurs informations et leurs meilleures pratiques. C’est le cas par exemple de la plate-forme COVID-19 Humanitarian,[5] qui vise à faciliter l’échange d’enseignements tirés des expériences de terrain durant la pandémie. Ces efforts collaboratifs peuvent contribuer à surmonter certains écueils associés à une approche de la collecte de données conditionnée par un usage répandu d’Internet et des technologies mobiles qui, à défaut, risquerait d’exclure systématiquement les communautés les plus pauvres et les plus isolées d’enquêtes pertinentes et, à terme, les empêcherait d’accéder aux ressources financières et matérielles disponibles.
Évaluation des impacts supplémentaires
Dans de nombreux cas, ce ne sont pas seulement les méthodes de collecte de données mais aussi les questions de recherche qui sont revues et adaptées. Si les données sont collectées correctement, le choc provoqué par la pandémie peut offrir aux chercheurs la possibilité d’évaluer la manière dont la maladie et les stratégies de prévention ont pu avoir différents impacts sur les caractéristiques socio-démographiques des personnes déplacées et des communautés d’accueil. Le virus a frappé de différentes façons des communautés qui partagent de nombreux points communs ; de la même manière, les stratégies d’endiguement de la pandémie mises en œuvre ont appliqué des protocoles et des tactiques différents. Ces différences influenceront la vie des personnes touchées, par exemple leurs possibilités d’emploi ou leurs opportunités en matière d’éducation. Ainsi, la comparaison des trajectoires de vie, basée sur des données détaillées, peut permettre d’isoler les impacts de la pandémie sur ces variables des impacts pouvant être attribués à d’autres facteurs. Par ailleurs, des recherches se concentrent sur l’évaluation des changements d’attitude face aux personnes déplacées au cours de cette période d’insécurité sociale et économique. Alors que la pandémie entraîne une crise économique de grande ampleur, il pourrait s’en suivre des actions xénophobes ou discriminatoires envers les personnes déplacées. Il pourrait s’avérer extrêmement utile de quantifier ces impacts pour élaborer des politiques visant à prévenir la propagation de telles attitudes dans le cadre de crises futures.
Alors que le virus commençait à se propager, les organisations internationales ont lancé des appels de fonds pour protéger les personnes les plus vulnérables du monde. Par exemple, l’appel de fonds du HCR est passé de 255 millions $US à 745 millions $US. Dans une période où les gouvernements du monde entier affrontent une incertitude économique sans précédent, il faut se montrer plus prudent que jamais pour gérer et allouer les ressources disponibles. À cette fin, il est indispensable de disposer de données actualisées pour éclairer les décisions liées à la gestion des ressources, mais aussi les décisions d’ordre politique prises par les autorités locales et nationales.
Domenico Tabasso tabasso@unhcr.org
Centre commun de données sur les déplacements forcés de la Banque mondiale et du HCR (JDC)
www.worldbank.org/en/programs/forceddisplacement/brief/unhcr-world-bank-group-joint-data-center-on-forced-displacement-fact-sheet
bit.ly/WBG-UNHCR-JDC
Les points de vue exprimés dans cet article sont uniquement ceux de l’auteur et ne représentent pas forcément ceux du JDC ni de ses institutions fondatrices.
[1] Surico P et Galeotti A (2020) « The economics of a pandemic: the case of Covid-19 » https://www.dropbox.com/s/wm521646rszpl90/slides_Covid19_final.pdf?dl=0
[2] Comité international de secours (2020) COVID-19 in humanitarian crises: a double emergency, www.rescue.org/report/covid-19-humanitarian-crises-double-emergency
[3] Entre autres activités, le JDC organise actuellement sa deuxième conférence annuelle sur le déplacement forcé. L’appel à soumissions est disponible sur bit.ly/JDC-2nd-conference.
[4] Zwitter A et Gstrein O J (2020) « Big data, privacy and COVID-19 – learning from humanitarian expertise in data protection », Journal of International Humanitarian Action 5(4) https://jhumanitarianaction.springeropen.com/articles/10.1186/s41018-020-00072-6