Alors que le HCR s’est efforcé de combler l’écart de plus en plus important entre les coûts de fonctionnement et les dons, l’agence a ciblé de nouveaux « marchés en croissance » en vue d’un financement philanthropique et étatique, qui pour beaucoup se trouvent dans des États riches non signataires. Cela a des conséquences sur la manière dont le HCR opère dans ces pays, car les stratégies de collecte de fonds doivent être envisagées parallèlement aux autres objectifs de l’organisation, tels que l’incitation à adhérer à la Convention de 1951 sur les réfugiés. La nature de ces dons affecte également les opérations du HCR, quel que soit l’endroit où ces fonds sont dépensés, contribuant ainsi à façonner la protection des réfugiés à une échelle plus globale. Pour comprendre pleinement la manière dont les États non signataires influencent à la fois la mise en œuvre du mandat du HCR et la mise en place de la protection des réfugiés de manière plus générale, nous devons donc « suivre la trace de l’argent ». Dans cette brève étude de cas, et dans l’intention de soulever, plutôt que de répondre, à des questions portant sur ce domaine en pleine évolution du don, cet « argent » sera le Fonds de Zakat pour réfugiés.
Le Fonds de Zakat pour réfugiés
En septembre 2016, le HCR a lancé le premier volet de son initiative Zakat. Il l’a fait en partenariat avec la Fondation Tabah, une organisation à but non lucratif basée aux Émirats arabes unis qui apporte son soutien aux organisations cherchant à développer leurs services « dans le respect des valeurs islamiques et confessionnelles[1] ». L’initiative a été conçue pour encourager les musulmans à verser leur contribution à la Zakat (dons monétaires indexés sur la richesse personnelle qui constituent l’un des cinq piliers de l’Islam) de manière à ce qu’elle soit distribuée aux réfugiés et autres personnes relevant de la compétence du HCR par le biais de ses vastes réseaux humanitaires. Au cours de la première année de l’initiative, tous les fonds collectés ont été distribués par le biais de programmes d’assistance en espèces aux réfugiés syriens en Jordanie pour les aider à couvrir leurs frais essentiels de subsistance et à rembourser leurs dettes.
En avril 2019, le HCR a achevé la requalification de cette initiative et a dévoilé le nouveau Fonds Zakat pour réfugiés, destiné à « aider les particuliers et les institutions financières islamiques à assumer leur responsabilité sociale en ayant un impact mondial[2] » et ciblant les quelques 76 milliards de dollars de contributions Zakat versés par les musulmans chaque année. Les publications et les supports marketing du Fonds mettent l’accent sur les besoins énormes et non satisfaits des musulmans déplacés, et sur le fait que le secteur privé – y compris les philanthropes privés – a un rôle clé, voire une responsabilité, à jouer pour leur venir en aide. Le Fonds requalifié vise en effet à soutenir les musulmans déplacés dans un ensemble d’États non signataires (Jordanie, Liban, Bangladesh, Malaisie et Irak) et d’États signataires (Égypte, Yémen et Mauritanie). Pour le cabinet d’études engagé pour aider le HCR à concevoir et à lancer le Fonds, l’initiative représente une « solution prometteuse pour combler le déficit de financement du HCR[3] ».
Le secteur financier islamique et les États non signataires
Si, en théorie, l’adoption par le HCR de la Zakat comme solution potentielle s’adresse à tous les musulmans du monde, dans la pratique, le Fonds a donné la priorité à l’obtention d’un soutien et de partenariats avec de riches États non signataires, en particulier ceux du Golfe, l’Indonésie et la Turquie. La Zakat, le secteur financier islamique et la richesse du Moyen-Orient sont régulièrement évoqués ensemble dans les déclarations du HCR, ce qui montre l’inclination de l’organisation à les cibler collectivement. Le HCR a déclaré que la valeur potentielle de la Zakat « est modeste lorsque mise en perspective avec les 1,7 milliards de dollars de richesse détenus par des particuliers fortunés au Moyen-Orient, sans compter les 2,5 milliards de dollars d’actifs détenus au niveau mondial par le secteur financier islamique[4] ». L’initiative Zakat a été volontairement relancée à Dubaï, la « capitale de l’économie islamique », et le responsable des partenariats avec le secteur privé du HCR dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord a clairement indiqué que le fonds avait été remodelé afin « d’évoluer vers une structure plus attrayante aux yeux de l’industrie mondiale de la finance islamique[5] ».
Cette stratégie de collecte de fonds ciblée commence à porter ses fruits. Au cours de sa première année d’existence, le Fonds a collecté 38,1 millions de dollars, bien que 35 millions proviennent d’un seul donateur : Son Excellence Sheikh Thani Bin Abdullah Al Thani du Qatar, qui a été nommé Éminent défenseur du HCR quelques mois seulement après ce don. Le HCR a également essayé d’exploiter les dons individuels, en particulier ceux de « musulmans de la génération Y férus de technologie » des États du Golfe[6]. En 2019, près de 60 % de tous les dons numériques au Fonds de Zakat destinés aux réfugiés provenaient de particuliers basés aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite.
Ces fonds ont permis au HCR de soutenir des programmes et des populations qui ont été négligés par le passé. Les dons réalisés par l’intermédiaire de la Zakat ont renforcé les fonds d’assistance en espèces du HCR et ont fourni à l’organisation les moyens de remédier au sous-financement chronique des programmes humanitaires destinés aux populations réfugiées à majorité musulmane, comme les réfugiés afghans, yéménites ou rohingyas au Bangladesh. Lorsqu’ils font un don, les donateurs peuvent sélectionner le groupe de population auquel ils souhaitent que leur argent soit affecté à partir d’une liste déroulante qui inclut comme choix « Là où les besoins sont les plus importants » ainsi que des groupes de nationalités spécifiques dans des pays spécifiques. L’année de lancement du fonds, la réponse du HCR en faveur des réfugiés rohingyas au Bangladesh a été renforcée par près de 22 millions de dollars de dons provenant de la Zakat. Les dons de particuliers et de gouvernements d’États non signataires ont ainsi bénéficié à des activités axées sur la protection dans l’ensemble des programmes de l’organisation, tout en permettant aux citoyens de ces États de contribuer aux efforts humanitaires, même si les réformes juridiques globales concernant la protection des réfugiés ne sont toujours pas à l’ordre du jour au sein de leurs propres gouvernements.
Autres conséquences
Ces deux types de dons ciblés en provenance de ces États non signataires à majorité musulmane – à savoir les dons individuels plus modestes reposant sur la Zakat et d’autres principes islamiques, et les contributions privées ou gouvernementales importantes – peuvent néanmoins avoir des conséquences plus étendues pour la protection des réfugiés qui méritent d’être examinées.
En ce qui concerne la collecte et la distribution de la Zakat, le HCR doit respecter trois principes clés énoncés dans une série de fatwas[7], qui ont toutes un impact sur les opérations de l’organisation. Premièrement, les bénéficiaires des dons de Zakat doivent appartenir à l’une des huit catégories considérées comme éligibles dans le verset 9:60 du Coran – y compris les pauvres, les nécessiteux, les personnes endettées et les « voyageurs en détresse » – et la plupart des fatwas précisent que ces bénéficiaires doivent être musulmans. Dans la mesure où à l’heure actuelle, 60 % des personnes déplacées dans le monde sont éligibles à bénéficier de la Zakat, il est peu probable que cela exige du HCR qu’il modifie ses activités dans un avenir proche.
Deuxièmement, 100 % des fonds reçus par le biais des dons de la Zakat doivent être acheminés aux familles éligibles sans que soient déduits les coûts liés aux salaires ou aux frais d’administration de ces programmes, qui doivent être couverts par d’autres sources de financement. Ce n’est que dans les endroits où les besoins de la population en matière de distributions en nature sont supérieurs à la demande d’argent liquide, ou lorsque la distribution de versements en liquide n’est pas possible, que le HCR peut distribuer des biens au lieu de versements en espèces et couvrir les frais de stockage et de transport grâce aux dons de la Zakat. L’organisation doit donc compenser ses frais généraux de fonctionnement standard de 7 % en recourant à d’autres sources de financement, ce qui peut avoir des répercussions budgétaires sur d’autres projets.
Troisièmement, afin de garantir la remise directe de chaque centime de Zakat aux populations bénéficiaires, il est dans la majeure partie des cas attendu du HCR qu’il distribue ces dons par le biais de programmes d’assistance en espèces. Alors que le HCR a présenté ces programmes comme un moyen essentiel de garantir un « soutien digne » aux réfugiés, la nécessité d’indiquer avec précision que les fonds de Zakat n’ont atteint que les populations éligibles a renforcé la tendance de l’organisation à adopter des stratégies de contrôle plus controversées, comme la reconnaissance de l’iris. Les mécanismes de distribution et de responsabilité qui accompagnent les fonds de Zakat ont donc, comme la plupart des dons à l’organisation, des impacts spécifiques et tangibles sur les bénéficiaires et les types d’activités menées par le HCR.
Le fait de recevoir un financement humanitaire à grande échelle de la part d’États non signataires soulève une autre série de questions. Son Excellence le Sheikh Thani Bin Abdullah Al Thani du Qatar a fourni au HCR la plus importante contribution qu’il ait jamais reçue d’un donateur individuel, et pourtant le Qatar n’a ratifié ni la Convention de 1951 ni son Protocole de 1967. Quelles sont les implications pour le travail de plaidoyer du HCR au Qatar lorsque des membres de la famille Al Thani, qui est au pouvoir dans le pays, ont fait don de sommes aussi importantes à l’organisation ? De même, le HCR a fait part de son intention de cibler l’Arabie saoudite, l’Indonésie et la Turquie, trois pays qui, selon l’organisation, offrent le plus grand potentiel de dons de Zakat dans le monde islamique. L’Arabie saoudite et l’Indonésie n’étant pas signataires de la Convention de 1951, le fait que le HCR courtise des hommes d’affaires et des politiciens de premier plan dans ces États en vue d’obtenir des fonds pourrait-il se traduire par une diminution de son influence dans les discussions relatives à l’amélioration de la protection des réfugiés sur place ?
Comme pour tout financement de donateurs, les dons des États non signataires sont également liés aux priorités politiques et économiques de ces États. Pour donner ne serait-ce qu’un exemple, par le biais de la Cité humanitaire internationale de Dubaï, puis sous l’égide de l’Initiative mondiale Mohammed Bin Rashid Al Maktoum, Dubaï est aujourd’hui le plus grand centre humanitaire du monde. Le pays a soutenu d’énormes efforts humanitaires au Yémen, notamment en reconstruisant l’infrastructure portuaire du pays, alors qu’il s’agit par ailleurs d’un pays auquel il a également imposé un blocus. Les dirigeants de Dubaï ont toutefois clairement indiqué que ce soutien visait en partie à offrir des débouchés commerciaux aux Émiriens, dans le cadre d’un humanitarisme à visée commerciale qui cherche ouvertement à garantir un retour sur investissement. Si les États non signataires sont ainsi applaudis par des agences telles que le HCR, l’UNICEF et le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) pour avoir comblé des déficits de financement (en particulier pour des opérations de secours prolongées dans des pays à majorité musulmane), les partenariats sur le terrain risquent de mêler ces acteurs multilatéraux aux processus particuliers d’ingénierie sociale et politique que les États du Golfe tentent de mettre en place en ciblant l’aide humanitaire.
Les États non signataires peuvent rester réticents à s’insérer dans le régime international des réfugiés en ratifiant la Convention de 1951, alors qu’ils deviennent de plus en plus importants en tant que donateurs et « investisseurs » et que leurs citoyens sont de plus en plus appelés à assumer leurs responsabilités philanthropiques. Le financement s’accompagne toutefois d’influence. Ce n’est pas nouveau dans l’histoire du développement et de l’aide humanitaire, et cela se poursuit actuellement à travers d’innombrables programmes de protection des réfugiés, tels que les initiatives financées par l’Union européenne en Afrique, qui sont largement orientées vers les priorités du bloc en matière de gestion des migrations. Examiner la manière dont les États signataires et non signataires exercent une influence les uns sur les autres et sur le HCR par l’adoption de lois, de normes et d’actions ne suffit plus, les connexions et les interdépendances financières mentionnées plus haut méritent également un examen plus approfondi.
Georgia Cole Georgia.cole@ed.ac.uk
Lauréate d’un poste de recherche postdoctorale, École des sciences sociales et politiques, Université d’Édimbourg
[1] www.tabahfoundation.org/en/
[2] HCR (2019) « UNHCR unveils the Refugee Zakat Fund, a global Islamic finance structure to help displaced populations worldwide » www.unhcr.org/hk/21715-unhcr-unveils-the-refugee-Zakat-fund-a-global-islamic-finance-structure-to-help-displaced-populations-worldwide.html.
[3] Voir note de fin de texte 2.
[4] HCR (2019) Réfugiés : Les plus nécessiteux des fonds de la Zakat https://Zakat.unhcr.org/wp-content/uploads/2020/02/UNHCR-Annual-Zakat-Report-2019-FINAL-EN_1-page.pdf
[5] Voir note de fin de texte 2.
[6] HCR (2019) Fonds de Zakat pour les réfugiés : Rapport semestriel 2019 https://Zakat.unhcr.org/wp-content/uploads/2019/08/UNHCRs-Refugee-Zakat-Fund-Mid-Year-Report-2019-FINAL-v1.pdf
[7] Un avis juridique non contraignant sur un point de la loi islamique.