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Réfléchir en amont : examen critique d’une épidémie de choléra en Éthiopie

Selon l’un des récits fondateurs de l’histoire de la santé publique, en 1854, John Snow a retiré la poignée d’une pompe alimentant en eau des résidents locaux de Londres frappés par une maladie mystérieuse et mortelle. À l’époque, le mode de transmission de cette maladie était contesté, et il n’existait aucun remède connu. Depuis lors, le choléra a acquis le statut de maladie d’origine bactérienne, qu’il est possible d’éviter et de guérir, et dont on sait qu’elle se transmet par les réseaux d’approvisionnement en eau. Les personnes atteintes du choléra peuvent être traitées par réhydratation et antibiotiques. Il existe trois vaccins oraux disponibles pour une administration à grande échelle. Et la connaissance des modes de transmission permet de prévenir les épidémies en protégeant les réserves d’eau de la contamination.  

Cependant, malgré les progrès de la médecine et de la santé publique, le choléra n’a pas disparu ; il continue de prospérer dans les milieux où les populations n’ont pas accès à des sources d’eau protégées et à des services d’assainissement de base[1]. Ces dernières années, les épidémies de choléra ont été particulièrement fréquentes à la suite de guerres et de catastrophes, par exemple au Yémen dans le contexte d’un conflit armé (2016-18), et en Haïti après le tremblement de terre (2011). Dans de tels cas, les réponses d’urgence doivent se concentrer sur la prestation de traitements cliniques et la vaccination des communautés touchées. Une fois la crise passée, il est toutefois important de prendre en compte les conditions qui rendent les populations vulnérables à la maladie en première instance. Les causes les plus immédiates sont l’insuffisance des services d’approvisionnement en eau et d’assainissement, mais plus fondamentalement, ces conditions sont dues aux inégalités sociales. Dans le cas que nous analysons ici, une épidémie s’est déclarée non pas dans le contexte d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle, mais en relation avec des projets de développement tels que des routes, des barrages hydroélectriques et des plantations, qui ont contraint des personnes à se déplacer à l’intérieur de leur propre pays.

Le choléra et le développement dans la basse vallée de l’Omo

Le choléra a été signalé sur les hauts plateaux éthiopiens en avril 2019, et en janvier 2020, il est arrivé dans la basse vallée de l’Omo, où nous avons mené des recherches pendant plusieurs années. L’objet de nos recherches, ainsi que le contexte de développement de l’épidémie, était l’expansion des plantations sucrières et des infrastructures routières dans une région ethniquement diverse qui, jusqu’à récemment, avait peu d’importance pour l’économie éthiopienne. Parallèlement à la construction du barrage Gibe III en amont, les projets de développement des dix années précédant 2020 ont amené un grand nombre de travailleurs migrants et une présence militaire accrue dans la région.

Les premiers cas de choléra dans la basse vallée de l’Omo sont apparus dans un village habité par les Kwegu, des pêcheurs et agriculteurs riverains, qui s’approvisionnent en eau dans un affluent de l’Omo. En amont, un camp de travailleurs et un détachement militaire avaient, selon les rapports locaux, rejeté des eaux usées brutes directement dans cet affluent. Dans les semaines qui ont suivi, au moins 200 personnes sont tombées malades et 23 sont mortes dans le district où vivent nos contacts. Huit de ces décès sont survenus chez les Kwegu, sept autres chez les Bodi et six chez les Mursi[2]. Ces derniers groupes sont des agro-pasteurs et comme la majorité de la population indigène de la basse vallée de l’Omo, ils vivent de l’élevage et de l’agriculture.

Pourquoi, dans le contexte des programmes de développement de la région, les membres de ces groupes étaient-ils nouvellement vulnérables au choléra ? Au cours des dix années précédentes, les Kwegu, les Bodi et les Mursi ont peu bénéficié des programmes de développement locaux. Ils ont perdu des terres vitales au profit des plantations sucrières étatiques ; et le barrage Gibe III, en mettant fin à la crue annuelle de l’Omo, a éliminé une composante majeure de leurs systèmes de subsistance. L’agriculture de décrue – un système qui utilise l’eau et le limon fournis par la crue annuelle du fleuve – était un pilier de l’économie locale et une source essentielle pour la culture de la céréale de base, le sorgho. En 2020, cela faisait quatre ans qu’ils n’avaient pas pu obtenir de récoltes provenant des rives du fleuve. Par conséquent, ils étaient affamés, et lorsque le choléra est arrivé, leurs systèmes immunitaires étaient déjà affaiblis.

Pour fournir une explication plus complète qui puisse rendre compte de la vulnérabilité de ces populations face au choléra, nous devons toutefois répondre à des questions plus fondamentales : Pourquoi les habitants de la basse vallée de l’Omo n’ont-ils pas eu accès à des sources d’eau protégées ? Pourquoi des services d’eau et d’assainissement élémentaires ne figuraient-ils pas parmi les priorités des plans de développement de la région ?

La villagisation comme modèle de développement

Le principal axe de la planification du développement pour la population autochtone de la basse vallée de l’Omo était un programme de villagisation. En 2012, le gouvernement local a déclaré qu’au cours de l’année suivante, la majorité de la population de la zone Sud Omo (environ 45 000 personnes) devrait abandonner son mode de vie semi-nomade et s’installer définitivement dans des villages nouvellement créés. Dans ces nouvelles communautés, les résidents recevraient de l’eau potable ainsi que d’autres services de base tels que la scolarisation et les soins médicaux. On s’attendait à ce que la population se conforme au plan et que des améliorations en matière de santé et de bien-être s’ensuivent. 

Malheureusement, cette politique a ignoré des aspects importants de la réalité économique et culturelle. Elle n’a, en particulier, pas tenu compte de la valeur du bétail en tant que richesse – grâce aux produits laitiers – et en tant qu’élément important du régime alimentaire local. Le plan de villagisation ne prévoyait pas la poursuite de l’élevage du bétail ; il supposait que les nouveaux résidents adopteraient simplement le mode de vie des petits exploitants agricoles. Il ne tenait pas compte non plus de la fierté qu’ils tiraient de leur rôle de gardiens de la terre. En s’installant en masse sur des sites adjacents aux nouvelles plantations sucrières, ils renonçaient de fait à la propriété de la majeure partie de leurs terres[3].

L’un des avantages des sites de villagisation était les réserves d’eau protégées qui y avaient été installées, et les résidents des communautés préexistantes situées à proximité  appréciaient également de pouvoir en faire usage. Mais s’il était possible de vivre dans les nouveaux villages tant que le gouvernement distribuait de l’aide alimentaire, ceux qui ont tenté d’y gagner leur vie ont trouvé les parcelles agricoles trop petites et l’approvisionnement en eau d’irrigation insuffisant. Les conflits avec d’autres groupes récemment réinstallés ont engendré un sentiment d’insécurité. En 2018, le programme s’est désagrégé. Les agents de santé primaire ont déménagé, la distribution de l’aide alimentaire a cessé, et les habitants se sont retrouvés dans une situation pire qu’avant.

Une épidémie de préjugés ?

Alors que le nombre de personnes présentant des symptômes de choléra a augmenté au cours des premières semaines de 2020, c’est une ancienne institutrice ayant des amis dans les communautés touchées qui a tiré la sonnette d’alarme. Le choléra – ou son symptôme révélateur, la diarrhée aqueuse aiguë – est une maladie qui doit être obligatoirement déclarée au système de santé publique éthiopien, mais il y avait peu de professionnels de santé pour le faire. Grâce à l’initiative de l’enseignante, de l’aide a été mobilisée, notamment des produits de stérilisation et des jerrycans pour le traitement de l’eau. Une ONG locale s’est occupée de fournir les traitements médicaux. Ces efforts ont permis d’interrompre la transmission et, en quelques semaines, l’épidémie avait disparu. Mais des questions subsistent : Pourquoi n’y avait-t ’il pas de protection de l’alimentation en eau en dehors des sites de villagisation ? Et plus généralement, pourquoi le développement de la région avait-il été planifié en tenant si peu compte des besoins locaux ?

La réponse courte est le préjugé. L’histoire du choléra dans le monde a clairement montré qu’un facteur de risque majeur face à cette maladie est l’appartenance à un groupe ayant une identité racialisée, ou autrement stigmatisée. Les pasteurs et les habitants des basses terres éthiopiennes ont longtemps été considérés par les Ethiopiens des hauts plateaux comme arriérés et non civilisés, et ce préjugé était évident dans les récits qui ont accompagné l’épidémie. Certains fonctionnaires ont reproché aux habitants de boire l’eau de la rivière, d’autres ont attribué la maladie à la pratique des Kwegu consistant à manger de la viande de buffle. Ces explications ont ignoré certains faits importants. Ces communautés n’avaient pas d’autres sources d’eau à leur disposition ; la consommation de l’eau de la rivière était relativement sûre avant les projets de développement ; et l’épidémie dans la basse vallée de l’Omo avait été précédée d’une épidémie sur les hauts plateaux éthiopiens, où le choléra circulait depuis des mois. Ce sont des personnes extérieures qui avaient apporté la maladie dans la basse vallée de l’Omo.

Regarder en amont

Cette étude de cas montre l’étroitesse d’esprit qui caractérise la réflexion concernant la sécurité hydrique, ce qui, selon nous, est représentatif d’une vision inutilement étroite de l’eau, de l’hygiène et de l’assainissement (WASH) – et plus généralement des réponses aux épidémies. L’eau, l’hygiène et l’assainissement concernent principalement l’hygiène individuelle et la fourniture d’infrastructures améliorées telles que les robinets et les latrines, par opposition aux préoccupations environnementales telles que la qualité de l’eau des rivières ou la politique de distribution des ressources. Cela reflète une négligence de la médecine et de la santé publique à l’égard des conditions environnementales et politiques qui affectent la santé humaine. Une fois que John Snow a retiré la poignée de la pompe, où les résidents sont-ils allés puiser leur eau ?

L’histoire de la poignée de pompe est mémorable car elle attire l’attention sur la source du problème, à savoir l’approvisionnement en eau. Mais ce n’est que lorsque les systèmes d’approvisionnement en eau et d’assainissement de Londres ont été restructurés à la fin du XIXe siècle que le spectre du choléra a disparu de la ville. De même, les habitants de la vallée basse de l’Omo et d’ailleurs resteront en danger tant qu’ils n’auront pas accès à des installations sanitaires améliorées et à des sources d’eau protégées. Aujourd’hui, cependant, l’accès universel à ces équipements de base dépend de la mise en place d’accords politiques et économiques plus équitables. Pour protéger la santé et le bien-être des personnes les plus marginalisées du monde, nous devons réfléchir en amont.

 

Edward G J Stevenson jed.stevenson@durham.ac.uk  @jedstevenson

Professeur adjoint, Département d’anthropologie, Université de Durham, Royaume-Uni
 

Lucie Buffavand lucie_buffavand@yahoo.fr

Chercheuse, Institut des Mondes Africains, France

 

Sarai Keestra s.m.keestra@amsterdamumc.nl

Assistante de recherche, Département Santé mondiale et Développement, École d’hygiène et de médecine tropicale de Londres ; Centre médical d’Amsterdam, Université d’Amsterdam

 

[1] Les « approvisionnements en eau protégés » sont ceux qui, de par leur construction, réduisent les risques de contamination au point de collecte, par exemple en installant une enceinte en béton autour de l’ouverture du puits. L’ « assainissement de base » désigne les installations conçues pour séparer en toute sécurité les matières fécales du contact humain, par exemple, en les traitant ou en les isolant sur place, ou en les transportant pour être traitées ailleurs. Voir https://washdata.org/monitoring

[2] Le recensement le plus récent, effectué en 2007, indique que les Kwegu, les Bodi et les Mursi représentent collectivement environ 16 000 personnes. Ce chiffre ne reflète toutefois pas l’afflux récent de personnes originaires d’autres régions d’Éthiopie, qui sont désormais susceptibles de dépasser en nombre la population autochtone.

[3]  Stevenson E G J et Buffavand L (2018) « « Do our bodies know their ways ? » (Villagization, food insecurity, and ill-being in Ethiopia’s Lower Omo valley », African Studies Review 61, 1: 109-133 https://core.ac.uk/download/pdf/188182104.pdf 

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