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Quand les personnes déplacées mènent la recherche : l’expérience de l’Afrique de l’Est

Les chercheurs réfugiés sont généralement inclus dans les projets de recherche en tant qu’assistants et collecteurs de données plutôt qu’en tant que chercheurs principaux ou responsables. Cela peut conduire à une exploitation et à des déséquilibres de pouvoir entre chercheurs initiés et leurs homologues « outsiders » dans les projets de recherche particuliers et dans le domaine de la recherche sur la migration forcée.

Nous utilisons le terme « chercheur initié » pour désigner tout chercheur ayant une expérience vécue du déplacement, notamment les réfugiés, les demandeurs d’asile, les personnes déplacées internes, les apatrides et d’autres groupes qui ont été déplacés de force ou vivent en exil, qu’ils soient toujours déplacés ou qu’ils se soient réinstallés. Nous utilisons l’expression « chercheur outsider » pour désigner un chercheur qui n’a pas d’expérience vécue du déplacement – que l’université ou l’institution de recherche qui l’emploie soit établie dans le Sud globale ou dans le Nord globale. Notre étude porte sur la nature et l’influence des organisations dirigées par des réfugiés (ODR) en Afrique de l’Est, c’est-à-dire dirigées par des chercheurs initiés déplacés, du début à la fin[1]. Nous explorons les avantages et les défis associés au fait d’être un chercheur initié et plaidons pour la nécessité de soutenir la recherche menée par les réfugiés.

Les avantages d’être des chercheurs initiés

Les ODR sont un sujet peu étudié dans les études sur les migrations forcées. Notre étude documentaire initiale a mis en évidence le peu d’informations disponibles sur les ODR et les formes qu’elles prennent en Afrique de l’Est, notamment en Tanzanie et en Éthiopie[2]. Notre connaissance intime des communautés de réfugiés sur les lieux de l’étude a constitué un avantage évident pour nous aider à identifier des ODR de tailles et de niveaux d’influence divers lors de la conception de l’étude. Nous avons une connaissance approfondie du contexte social de la communauté des réfugiés en raison de notre expérience vécue de personnes déplacées. Certains d’entre nous ont également une expérience personnelle de travail ou de bénévolat avec les ODR. De nombreuses ODR dans nos communautés n’ont pas de présence en ligne, mais nous savons par expérience que certaines de ces organisations, même si plus petites et disposant de moins de ressources, ont une influence significative sur les personnes réfugiées et les communautés de réfugiés. Le fait de connaître le rôle des ODR de petite taille nous a convaincus de la nécessité d’inclure des ODR de différentes tailles et d’examiner en profondeur leur influence sur la communauté des réfugiés.

Que nous soyons des chercheurs et chercheuses initié(e)s a également créé un climat favorable entre nous et les participants réfugiés. Ces derniers et les ODR de notre étude se sont sentis plus à l’aise pour partager leurs expériences et leurs points de vue avec nous. Contrairement aux chercheurs outsiders, notre expérience commune a contribué à créer une relation de bonne qualité entre nous et les participants, ces derniers ayant souvent mentionné qu’ils parlaient à des pairs. Nous supposons que cela est dû à leur conviction que nous comprenons les répercussions potentielles d’une rupture de la confidentialité, car nous serions confrontés aux mêmes problèmes en cas de violation de la confidentialité de ce que nous-mêmes confierions. En outre, les participants sont plus susceptibles de penser que nous nous engageons résolument à ce que leurs contributions soient entendues par les parties prenantes, notamment les donateurs, les ONG internationales et les institutions gouvernementales, car nous partageons les mêmes défis. Les participants attendent plus d’honnêteté de notre part que de celle de chercheurs outsiders, car nous faisons partie de la même communauté et avons également fait l’expérience d’être interviewés et de ne jamais être informés des résultats de la recherche en question.

Une expérience diversifiée

Notre équipe se compose de quatre chercheurs et chercheuses ayant des antécédents différents et des expériences diversifiées du déplacement. Les chercheurs principaux en Ouganda, au Kenya et en Tanzanie vivent toujours dans le pays où ils ont été déplacés. En Ouganda, la chercheuse principale est une réfugiée kényane du camp de réfugiés de Nakivale. Au Kenya, la chercheuse principale est une réfugiée soudanaise qui a vécu à la fois dans un camp et en milieu urbain, ce qui lui permet de s’identifier plus facilement aux participants de ces deux milieux. En Tanzanie, le chercheur principal est un ancien réfugié de la République démocratique du Congo basé à Dar-es-Salaam.

En revanche, le chercheur principal éthiopien est un ancien réfugié qui est retourné à Addis-Abeba. Les chercheurs qui se trouvent encore dans les pays où ils ont vécu ou vivent l’expérience du déplacement ont tendance à être considérés comme des pairs par les participants, mais le chercheur principal éthiopien a été perçu comme un outsider par les réfugiés accueillis en Éthiopie, parce qu’ils ne partageaient ni la même nationalité ni la même langue. Cependant, lorsque ce chercheur a partagé son expérience en tant que réfugié, les participants se sont mis à le considérer comme quelqu’un qui est à la fois un initié et un outsider.

Le genre des membres de l’équipe a également influencé la façon dont nous avons conçu et mené l’étude. Sur le plan de la diversité, les chercheuses principales réfugiées recherchent plus délibérément des ODR mises sur pied par des femmes, car elles s’identifient plus facilement aux défis auxquels les responsables féminines d’ODR sont confrontées, sans compter que ces ODR ont tendance à être moins visibles que celles dirigées par des hommes.

Les défis des chercheurs réfugiés

Nous avons été confrontés à plusieurs défis spécifiques au fait d’être des chercheurs initiés et à notre double identité de personnes déplacées et de chercheurs professionnels.

En ce qui concerne les relations avec les participants, l’un des défis est que ces derniers supposent souvent que nous comprenons toutes leurs difficultés et omettent donc parfois des informations lors des entretiens. Par exemple, les participants font souvent des commentaires tels que « vous voyez ce que je veux dire », ce qui suggère que certaines informations sont tues. Nous devons souvent interroger plus en profondeur pour nous assurer que nous saisissons bien toute la situation. De même, il existe un risque que nous soyons partiaux et que nous supposions que, compte tenu de nos expériences communes, les perspectives et les opinions des participants sont les mêmes que les nôtres.

L’un des défis les plus importants auxquels nous sommes confrontés consiste à être réellement reconnus comme des chercheurs légitimes par les parties prenantes telles que les ONG internationales, les agences des Nations unies et les responsables gouvernementaux, et ce bien que, à l’occasion de la réunion officielle de haut niveau du HCR en 2021, nous ayons effectué une présentation lors de l’événement parallèle sur la participation significative des réfugiés. Par exemple, quand bien même nous avons un meilleur accès à la communauté des réfugiés que les chercheurs outsiders, nous éprouvons des difficultés à obtenir des entretiens avec les acteurs humanitaires locaux et devons souvent compter sur des collègues non réfugiés pour nous présenter.

Conclusion

Ce qui rend notre étude différente, c’est qu’elle est menée par « nous-mêmes », à savoir par des personnes issues d’un contexte de déplacement, du début à la fin : depuis l’élaboration des questions de recherche et de la méthodologie jusqu’à la rédaction du rapport, en passant par la collecte et l’analyse des données. Notre étude nous offre l’occasion d’améliorer nos compétences en matière de recherche grâce à la supervision et au mentorat d’un groupe de chercheurs expérimentés, réfugiés et non réfugiés. Elle démontre également que, moyennant les ressources et le soutien appropriés, les chercheurs réfugiés peuvent mener des études et contribuer à la production de savoirs originaux dans le domaine de la migration forcée, grâce à leur position unique.

La création d’espaces permettant aux réfugiés de diriger des recherches plutôt que de se contenter de mener des travaux sur le terrain nécessitera des ajustements au sein de la recherche humanitaire et du monde universitaire et va au-delà du contrôle des chercheurs particuliers. Pour rompre les schémas actuels d’exploitation et de déséquilibre des pouvoirs entre les chercheurs initiés et les chercheurs non initiés, nous recommandons ce qui suit :

  • Les donateurs devraient financer des recherches menées par des réfugiés sur des sujets identifiés par les chercheurs réfugiés en consultation avec les membres de la communauté.
  • Les ONG internationales devraient considérer les chercheurs réfugiés comme des chercheurs légitimes et se rendre disponibles pour soutenir les processus de recherche (par exemple dans l’organisation d’entretiens et en matière de délivrance d’autorisations de recherche).
  • Les chercheurs outsiders devraient soutenir les chercheurs réfugiés en organisant des mentorats et en donnant l’accès à des opportunités de recherche, en particulier dans les espaces où subsistent des déséquilibres de pouvoir.

 

Abis Getachew abis.getachew@refugeeledresearch.org @habessinia

Chercheur, Éthiopie

 

Mary Gitahi mary.gitahi@refugeeledresearch.org @marygitahi17

Chercheuse, Ouganda

 

Uwezo Ramazani uwezo.ramazani@refugeeledresearch.org @uwezo_ramazani

Chercheur, Tanzanie

 

Andhira Yousif andhira.yousif@refugeeledresearch.org @AndhiraKara

Chercheuse, Kenya

 

[1] L’étude sur les ODR est menée par l’université Carleton par l’intermédiaire du Local Engagement Refugee Research Network (LERRN) et en partenariat avec le Refugee Studies Centre (RSC) de l’université d’Oxford. En Afrique de l’Est, le LERRN et le RSC collaborent également avec la Dadaab Response Association (DRA), qui réalise une étude de cas dans les camps de réfugiés de Dadaab dans le cadre de l’étude des ODR. L’étude est soutenue, en partie, par l’Open Society Foundations et le Centre de recherches pour le développement international.

[2] On trouve une exception dans Betts A., Easton-Calabria E. et Pincock K. (2020), The Global Governed? Cette publication fournit des informations importantes sur la nature des ODR en Ouganda et au Kenya. https://bit.ly/global-governed

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