En décembre 2019, le HCR a organisé son tout premier Forum mondial sur les réfugiés (FMR), qui a rassemblé plus de 3 000 participants, afin d’envisager de nouvelles approches de la protection et des solutions visant les réfugiés à l’échelle mondiale. L’un des aspects les plus salués du Forum a été l’inclusion, pour la première fois, de représentants des réfugiés – au nombre de 70, ils provenaient de 22 pays d’origine et de 30 pays d’accueil. En outre, les représentants des réfugiés ont prononcé des discours au sein de presque tous les panels organisés lors de l’événement. Après l’événement, le HCR a déclaré que « le rôle central des réfugiés, tant dans la préparation du FMR que dans leur participation à cet événement […], a démontré l’importance de garder les réfugiés au cœur des questions qui concernent leur vie et leur avenir », créant ainsi un « précédent important » et servant de « modèle pour de futures bonnes pratiques » (traduction libre de l’anglais)[1].
Bien qu’elle ne représente que 2 % du total des participants, cette incorporation de représentants des réfugiés au FMR répond aux appels des communautés de réfugiés en faveur d’une plus grande inclusion et constitue la tentative la plus concertée à ce jour du HCR et des États d’intégrer activement les points de vue des réfugiés dans les dialogues intergouvernementaux de haut niveau en présentiel. Alors qu’une analyse historique récente a révélé que les réfugiés ont joué un rôle fondamental dans l’élaboration de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et dans les premières années d’activité du HCR, ceux-ci n’ont cependant pas été considérés par les États et les autres acteurs comme une partie prenante légitime et indépendante[2]. Plus récemment, des représentants des réfugiés ont participé aux consultations formelles et informelles qui ont mené à l’élaboration du Pacte mondial sur les réfugiés (PMR) de 2018[3], bien que cette participation ait été moins importante que celle des réfugiés au FMR.
Jusqu’à présent, l’essentiel de l’attention concernant la participation des réfugiés au FMR s’est concentré sur le nombre et la diversité des réfugiés présents. En revanche, on a accordé beaucoup moins d’attention aux discours prononcés par ces représentants des réfugiés, en dépit de leur pertinence et de leur actualité en ce qui concerne le régime international de protection des réfugiés. Cet article présente certains des messages clés et des idées soulevées par ces défenseurs, ainsi que certaines de leurs suggestions de réforme. L’article encourage également les lecteurs à consulter directement chacun des 64 discours prononcés, qui sont disponibles sous la forme d’une bibliographie complète et assortis des liens Internet permettant d’écouter tous les enregistrements[4].
Autoprésentation
Lorsque l’on écoute les réfugiés s’exprimer lors de l’édition inaugurale du FMR, on est frappé par les différentes manières dont les intervenants se sont présentés. En particulier, cette présentation d’eux-mêmes ne correspondait pas toujours aux étiquettes et aux descriptions qui leur étaient accolées dans le programme du Forum. Si nombre d’entre eux se sont identifiés comme réfugiés ou anciens réfugiés (et dans certains cas, ils étaient explicitement fiers de cette identité), d’autres appréhendaient l’étiquette de « réfugié », étant donné la manière dont elle a affecté leur accès aux droits fondamentaux dans les pays d’accueil. Felix Sesay, réfugié et co-parrain de l’événement[5], a relevé qu’il était difficile d’être étiqueté comme réfugié, car cela l’a empêché d’accéder au système éducatif lorsqu’il a sollicité la protection du Ghana. Hina Shikhani a également exprimé sa détermination à ne laisser « aucune étiquette restreindre [s]es capacités et [s]on potentiel[6] » lorsqu’elle a cherché à suivre un enseignement supérieur en tant que réfugiée afghane au Pakistan.
Plusieurs intervenants ont souligné l’humanité des personnes déplacées et ont désiré inscrire la protection des réfugiés dans un discours plus large sur les droits humains. L’ancienne réfugiée rohingya Azizah Noor a souligné, par exemple, que « les réfugiés sont aussi des êtres humains. Chaque personne sur cette terre possède des droits humains. » La réfugiée afghane Hina Shikhani a partagé cet appel à l’égalité de traitement en citant ces vers d’un poète réfugié anonyme : « Et si je suis un réfugié ? Je n’en suis pas moins humain. »
D’autres intervenants se sont identifiés comme des défenseurs des droits humains. Andrea Ayala s’est présentée en tant qu’avocate, lesbienne, personne non binaire et défenseuse des droits humains. Tous ont évoqué l’importance d’une participation significative des réfugiés ainsi que la nécessité d’éliminer les obstacles à l’égalité des genres et de faire entendre la voix des femmes et des filles réfugiées. Tina et Renée Dixson ont décrit de la même manière leur rôle de défenseuses des droits humains et des droits des personnes LGBTIQ+ déplacées.
Cette autoprésentation des orateurs réfugiés en tant que défenseurs des droits humains est intéressante, car elle légitime sous une forme différente leur droit à participer aux forums de prise de décision. Comme le réaffirme la Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme de 1998 : « Chacun a le droit, individuellement ou en association avec d’autres, de promouvoir la protection et la réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux niveaux national et international[7]. »
Représentation
Une autre observation clé des discours est la grande diversité parmi les orateurs quant aux personnes qu’ils ont cherché à représenter. Certains intervenants se sont exprimés au nom d’organisations et de réseaux représentatifs établis, soit en tant que porte-parole élus, soit en tant que fondateurs ou membres. Parmi eux, plusieurs intervenants étaient liés au Global Refugee-led Network (fondé en 2018 pour faciliter une autoreprésentation accrue des réfugiés dans l’élaboration des politiques internationales) et au Conseil consultatif mondial de la jeunesse (créé par le HCR en 2017 pour améliorer son travail avec et pour les jeunes réfugiés). L’émergence de ces initiatives a démontré la faisabilité et la nécessité de la participation des réfugiés au droit international et aux dialogues politiques. Cette participation a démenti les hypothèses inexactes et dépassées selon lesquelles les réfugiés seraient trop vulnérables, non qualifiés ou incapables d’une manière ou d’une autre de participer[8].
Plusieurs intervenants ont indiqué que leur participation constituait une représentation symbolique des réfugiés du monde. Susan Grace Duku, par exemple, a déclaré : « Je ressens le fardeau et la responsabilité qui pèsent sur mes épaules… de parler aujourd’hui, au nom… des réfugiés à travers le monde. » De même, Melika Sheik-Eldin a indiqué : « Aujourd’hui, nous ne parlons pas de nous-mêmes. Nous parlons des millions de réfugiés… qui… n’ont pas de voix. » Son discours était axé sur les besoins des femmes réfugiées âgées victimes de violences sexuelles et sexistes, qui sont souvent exclues des discussions sur la protection des réfugiés.
D’autres intervenants ont affirmé que leur participation était fortement liée à une communauté de réfugiés particulière. Azizah Noor a précisé qu’elle s’est retrouvée « à porter la voix des femmes rohingyas qui ont été confrontées à des atrocités inimaginables dans un endroit que j’appelais autrefois “chez moi”. Cela inclut le viol systématique, la torture et le meurtre de la famille et des amis. » Andrea Ayala a cherché à attirer l’attention sur le sort des personnes qui ne peuvent pas participer. « Vous me voyez, moi, a déclaré Ayala, mais je voudrais qu’à travers moi, vous voyiez Camila, qui était une femme transgenre de 26 ans originaire du Salvador… Camila a vu sa demande d’asile rejetée par le gouvernement américain, et elle est retournée au Salvador. Elle a été assassinée par des policiers quelques jours seulement après son retour. »
Enfin, d’autres intervenants ont souligné les défis de la représentation elle-même, tant au sein des communautés de réfugiés qu’avec les parties prenantes plus larges. Nombre de réfugiés dirigeants reconnaissent la nécessité de garantir la diversité au sein des communautés qu’ils représentent. Comme l’a déclaré Charles Burikumaso Nsenga : « En tant qu’homme, je ne peux pas connaître tous les besoins des différentes sphères et secteurs de la communauté. » Mustafa Alio a suggéré qu’il y avait deux poids deux mesures lorsque les parties prenantes remettaient en cause la représentativité des réfugiés dirigeants ou des groupes de réfugiés : « C’est une excuse que beaucoup de gens utilisent : “Qui représentez-vous et pourquoi voulez-vous participer ?” » Mustafa Alio, le premier conseiller en matière de réfugiés nommé par le gouvernement canadien, a souligné qu’« obtenir une participation significative est un processus qui prendra du temps et des efforts ». Il a insisté sur la nécessité pour les parties prenantes externes de soutenir le processus d’accroissement de la représentation au sein des initiatives menées par les réfugiés. Ce soutien peut prendre la forme d’une aide financière et d’une formation aux activités participatives et aux élections, ou encore d’un plaidoyer et d’une réforme législative visant à supprimer certains des obstacles à la participation auxquels les réfugiés sont confrontés.
Messages clés
L’un des éléments qui distinguent les discours des réfugiés de ceux des autres parties prenantes au FMR est l’utilisation du récit personnel. Les réfugiés ont souvent raconté leurs expériences vécues du déplacement et ont exploité ces récits pour mettre en évidence les problèmes du régime international de protection des réfugiés. En outre, ils ont partagé des exemples locaux, régionaux et mondiaux de meilleures pratiques. Il s’agit notamment du développement d’initiatives menées par des réfugiés, de projets collaboratifs avec les gouvernements d’accueil et les organisations de la société civile, et de programmes de bourses d’études dont ils ont bénéficié. Par ailleurs, les intervenants ont proposé des recommandations politiques concrètes à l’intention des États membres des Nations unies, des acteurs humanitaires et du HCR. Ces recommandations portaient sur de multiples dimensions du déplacement, les plus importantes concernant l’éducation, la prise en compte des besoins des femmes, des filles et des communautés LGBTIQ+ , et la participation significative des réfugiés à la prise de décision.
En ce qui concerne l’éducation, de nombreux intervenants ont souligné la nécessité d’élargir les possibilités d’octroi de bourses d’études supérieures aux réfugiés. Ils ont également souligné l’importance d’intégrer les enfants réfugiés dans les systèmes éducatifs nationaux et de développer l’accès à distance à l’éducation dans les camps et les zones rurales. Les intervenants ont souligné la nécessité de fournir un accès égal aux opportunités pour les femmes et les filles réfugiées ainsi que pour les membres de la communauté LGBTIQ+ et de défendre leurs besoins spécifiques dans les réponses politiques. Par exemple, Tina Dixson a souligné la nécessité de se doter de « meilleures politiques sur la détermination des réfugiés en fonction de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre et des caractéristiques sexuelles ». Elle a également appelé l’auditoire à se pencher sur « le silence et l’effacement intentionnels des réfugiés LGBTIQ » dans les discussions et les documents politiques, notant l’absence de toute référence aux réfugiés LGBTIQ+ dans le PMR.
Enfin, plusieurs intervenants ont souligné l’importance de normaliser une participation diversifiée, inclusive et durable des réfugiés dans une série de domaines décisionnels. Par exemple, la déclaration finale du Global Refugee-led Network contenait des propositions concrètes visant à accroître la participation significative des réfugiés et des communautés d’accueil aux décisions qui touchent leur existence. Tout d’abord, ils ont appelé le HCR et les autres parties prenantes à soutenir la création d’au moins un siège d’observateur réfugié au sein du Comité exécutif et du Comité permanent du HCR. Deuxièmement, ils ont plaidé pour que le HCR et les institutions régionales coopèrent avec les représentants des réfugiés afin d’établir un organe consultatif dirigé par des réfugiés, dont le rôle serait d’éclairer les réponses de protection au niveau régional. Troisièmement, ils ont appelé toutes les parties prenantes à augmenter les ressources financières et non financières permettant de soutenir la participation des réfugiés. Il est important de noter que ces propositions de réforme sont issues de consultations avec des réfugiés et des réseaux de réfugiés organisées dans six régions (Amérique du Nord, Amérique latine, Europe, Afrique, Moyen-Orient et Asie-Pacifique) avant le Forum.
Écouter et répondre
Permettre une participation significative des réfugiés ne consiste pas seulement à leur donner la possibilité de faire entendre leur voix lors des grandes conférences internationales. Il est tout aussi important de se préoccuper de la manière dont les autres parties prenantes écoutent et répondent à ces voix. Les institutions et les forums eux-mêmes sont-ils correctement conçus pour permettre une écoute appropriée des opinions des personnes déplacées de force ? Les points de vue des défenseurs des réfugiés sont-ils pris au sérieux et considérés de manière appropriée ? Pour que la participation des réfugiés ait un sens, les individus et les institutions doivent adapter leur façon d’écouter et de répondre.
Pour ce qui est des individus, écouter de manière appropriée exige de s’engager avec le message de l’orateur dans ses propres termes, et pas seulement de ressentir et d’exprimer de la sympathie pour les épreuves ou les expériences personnelles de l’orateur. Pour ce qui est des institutions, faciliter une écoute appropriée implique de mettre en place des forums et des mécanismes adéquats, tant physiques que virtuels. Notamment, il convient d’enregistrer correctement ce qui a été dit, de fournir des réponses réfléchies aux propositions de réforme et de laisser un espace pour la réflexion et l’émergence d’idées alternatives. Toute procédure véritablement délibérative produit des résultats imprévisibles et doit soutenir une forme de participation ouverte à un résultat que les détenteurs du pouvoir peuvent ne pas favoriser[9]. Bien que le FMR 2019 ait constitué une avancée significative en ce qui concerne l’inclusion de représentants des réfugiés, il convient d’accorder davantage d’attention à la manière dont nous écoutons les réfugiés et leur répondons lors de discussions politiques telles que celles-ci.
Tristan Harley tharley@actforpeace.org.au @drtristanharley
Consultant, Act for Peace ; affilié, Kaldor Centre for International Refugee Law, UNSW Sydney
Suyeon Lee slee@actforpeace.org.au
Consultante, Act for Peace
Najeeba Wazefadost najeeba.w.coordinator@gmail.com @NajeebaWazefado
Consultante, Act for Peace ; CEO, Asia Pacific Network of Refugees ; cofondatrice, Global Refugee-led Network
[1] HCR (2020), Outcomes of the Global Refugee Forum. https://bit.ly/GRF-outcomes ; HCR (2020), Summary of Participation and Pledges at the Global Refugee Forum. https://bit.ly/GRF-participation-pledges
[2] Harley T. (2021), « Refugee Participation Revisited: The Contributions of Refugees to Early International Refugee Law and Policy », Refugee Survey Quarterly, n° 40. https://bit.ly/participation-revisited
[3] Voir Bahram H. (2020), Between Tokenism and Self-Representation: Refugee-Led Advocacy and Inclusion in International Refugee Policy. https://bit.ly/tokenism-self-representation
[4] Speaking from Experience: A Complete Bibliography of the Speeches Made by Refugees and Persons with Lived Experiences of Displacement at the 2019 Inaugural Global Refugee Forum. https://bit.ly/speeches-bibliography-GRF
[5] HCR, Refugee Co-Sponsors. https://bit.ly/refugee-co-sponsors
[6] Les citations entre guillemets des intervenants sont librement traduites de l’anglais.
[7] Déclaration des Nations unies sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales universellement reconnus. https://bit.ly/ONU-declaration
[8] The Global Refugee-led Network (2022), Power and The Margins: The State of Refugee Participation. https://bit.ly/power-margins-fr
[9] Andrew Dobson explore cette idée dans son livre Listening for Democracy: Recognition, Representation, Reconciliation (2014, éd. Oxford University Press).