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Transfert du pouvoir dans le secteur du déplacement forcé : de la nécessité d’un changement organisationnel interne

De plus en plus, les acteurs mondiaux reconnaissent que les personnes ayant une expérience vécue du déplacement forcé et leurs hôtes alliés sont à l’origine de solutions holistiques et communautaires durables et rentables dans les communautés d’accueil des réfugiés. Cependant, les personnes ayant une expérience vécue pertinente et leurs partenaires restent trop souvent exclus du système humanitaire et de développement actuel et sont les moins susceptibles de recevoir un soutien financier ou d’être intégrés dans les processus stratégiques et décisionnels clés.

Le HCR a inscrit son engagement en faveur d’une participation significative des réfugiés dans le cadre du Pacte mondial sur les réfugiés de 2018 et continue de promouvoir cet objectif, notamment lors du Forum mondial 2019 sur les réfugiés (FMR) et de la Réunion de suivi des hauts responsables en 2021. De nombreuses ONG internationales semblent avoir suivi le mouvement en signant l’engagement de participation du Global Refugee-led Network (qui vise à promouvoir les organisations dirigées par des réfugiés (ODR)) et en augmentant la représentation des intervenants réfugiés lors de leurs événements publics. L’accent a également été mis sur l’accélération de la localisation au cours des dernières années, comme lors du Sommet humanitaire mondial en 2016, où les organisations humanitaires et les donateurs se sont engagés à fournir au moins 25 % du financement humanitaire directement aux organisations locales et nationales par le biais du Grand Bargain[1].

Cependant, ces engagements ne se sont pas concrétisés. Malgré les promesses de localisation, le pourcentage du financement humanitaire directement fourni aux acteurs locaux et nationaux a en réalité diminué, passant de 2,8 % en 2017 à 1,2 % en 2021[2]. Plus frappant encore, nous estimons que sur les 31,3 milliards de dollars qui passent par le système humanitaire mondial, moins d’un pour cent des fonds va directement aux ODR[3]. En outre, malgré l’engagement du HCR en faveur d’une participation significative des réfugiés, moins de 3 % des plus de 3 000 participants au FMR en 2019 étaient des réfugiés[4].

Les échecs de ces engagements ne sont pas surprenants compte tenu des pratiques et des dynamiques de pouvoir actuelles au sein de notre secteur. Par exemple, alors que nous entendons de plus en plus souvent exprimer un intérêt pour le financement et le partenariat avec des organisations locales (y compris des ODR), nous constatons que l’on attend toujours de ces partenaires qu’ils se conforment aux pratiques courantes au sein de la « culture blanche dominante » – que nous définissons comme les les normes, les préférences et les craintes des personnes blanches d’origine européenne qui modèlent massivement notre travail et nos institutions, la façon dont nous nous percevons et interagissons avec nous-mêmes et avec les autres, ainsi que le processus qui guide notre prise de décision[5]. Cela inclut, notamment, la maîtrise de l’anglais, la pensée linéaire et le fait de lier les activités à un calendrier. Lorsque, inévitablement, les partenaires locaux ne peuvent ou ne veulent pas adopter ces méthodes de travail, les acteurs internationaux sont déstabilisés et reprennent leurs pratiques habituelles. Ces méthodes reflètent essentiellement les intérêts du partenaire international, à savoir les accords de sous-traitance, les financements à court terme qui entravent le développement organisationnel, et les collaborations à court terme avec des partenaires locaux qui manquent de transparence et d’obligation redditionnelle.

S’engager en faveur des changements internes : une condition préalable au transfert du pouvoir

Notre secteur doit reconnaître, analyser et combattre les dynamiques de pouvoir qui permettent aux acteurs internationaux de dicter les règles du jeu. En s’engageant auprès des leaders du Global Refugee-led Network, du Network for Refugee Voices, d’Adeso Africa et du NEAR Network, Asylum Access a identifié, depuis 2018, le rôle essentiel que nous pouvons et devons jouer nous-mêmes pour commencer à transférer le pouvoir aux acteurs locaux et soutenir les programmes de leadership et de localisation des réfugiés.

Tout au long de notre cheminement ces dernières années, Asylum Access a découvert que la condition préalable nécessaire pour modifier les équilibres de pouvoir dans le secteur du déplacement forcé est un engagement à un changement organisationnel interne et à un apprentissage continu axé sur le leadership des réfugiés et la localisation. Nous avons appris que, pour œuvrer à réaliser ces engagements, nous devons nous engager dans trois grands domaines.

  1. Comprendre les dynamiques de pouvoir

Tout d’abord, pour corriger les déséquilibres systémiques dans le domaine de la réponse aux réfugiés, nous devons nous familiariser avec les dynamiques de pouvoir historiques et actuelles présentes dans notre secteur. La déconnexion entre les engagements des acteurs internationaux (pour localiser et promouvoir le leadership des réfugiés) et la réalité (beaucoup ne veulent pas abandonner le pouvoir, le contrôle, la visibilité et l’espace – ou ignorent comment le faire) est principalement enracinée dans le passé colonial de notre secteur et le racisme structurel actuel. De nombreuses pratiques et attitudes sont issues de l’ère coloniale : l’aide destinée aux régions anciennement colonisées provient des anciennes puissances coloniales ; une terminologie omniprésente, telle que le « renforcement des capacités », dépeint les populations non blanches comme manquant de compétences ; les barèmes de rémunération privilégient les expatriés par rapport au personnel local pour un travail similaire dans les mêmes lieux ; et ceux qui ont le plus souvent accès aux financements sont une poignée d’acteurs de premier plan entretenant des relations avec les donateurs.

Le point de départ pour faire évoluer ces attitudes et pratiques profondément enracinées est d’investir dans le renforcement des savoirs internes sur des sujets tels que la prédominance de la suprématie blanche, le « complexe du sauveur blanc » et la culture professionnelle dominante blanche dans notre secteur, ainsi que l’histoire du colonialisme et du néocolonialisme dans les systèmes plus larges de déplacement forcé, d’aide humanitaire et de développement international. Chez Asylum Access, nous avons un budget dédié pour soutenir la formation dans ces domaines clés dans le but d’accroître la sensibilisation et les savoirs en interne. Nous organisons régulièrement des ateliers sur la lutte contre le racisme, ainsi que sur la diversité, l’équité et l’inclusion (la « DEI ») à l’intention du personnel et des membres du conseil d’administration ; et nous travaillons à l’élaboration de processus décisionnels transparents et inclusifs. De plus, nous avons doté le développement professionnel de fonds supplémentaires afin de soutenir ces processus.

Notre expérience dans ces domaines nous a permis de changer notre façon de travailler. Par exemple, au lieu de supposer à tort que les partenaires locaux « manquent » de capacités ou d’expertise, nous les approchons en comprenant qu’ils possèdent les savoirs, les compétences et les expériences nécessaires, mais qu’ils manquent souvent de ressources pour renforcer leurs organisations et développer leurs projets et programmes. Ce glissement d’approche permet de construire des partenariats qui favorisent le partage mutuel des savoirs, le renforcement des capacités et l’impact global, au lieu de perpétuer la dynamique unidirectionnelle et descendante qui prévaut dans les partenariats actuels.

  1. Investir dans le leadership des réfugiés, la lutte contre le racisme et la DEI

Il s’impose d’investir dans le leadership des réfugiés, le leadership local, la lutte contre le racisme et la DEI sur le plan interne pour faire évoluer les dynamiques de pouvoir dans notre secteur. Les organisations doivent réexaminer leurs propres structures de direction, de gouvernance et de personnel afin de s’assurer que les personnes ayant des connaissances et une expérience pertinentes du fait de leur vécu font partie de nos équipes et orientent de plus en plus la direction de l’organisation. Chez Asylum Access, nous avons lancé un processus pour nommer, analyser et mettre à jour nos processus décisionnels stratégiques et budgétaires, avec l’intention explicite de partager équitablement le pouvoir entre le personnel de direction qui travaille dans notre siège mondial et les personnes qui travaillent dans les organisations nationales qui composent la famille Asylum Access.

Nous avons également examiné plus en profondeur la manière d’accroître la représentation des personnes ayant une expérience vécue du déplacement forcé au sein de notre organisation. En conséquence, nous avons considérablement modifié nos pratiques de recrutement, afin de garantir que les personnes ayant un vécu de déplacement forcé soient toujours impliquées dans les processus de recrutement et que les autres membres du personnel comprennent la valeur de l’expérience vécue lors des décisions d’embauche. Nous avons, de plus, fixé des objectifs internes concernant la représentation du personnel ayant une expérience vécue du déplacement forcé. Enfin, nous avons commencé à utiliser plus régulièrement la traduction simultanée, soucieux de veiller à ce que les personnes dont l’anglais n’est pas la langue maternelle puissent tout de même communiquer des concepts nuancés et informer la direction de l’organisation.

Sur le plan externe, nous avons appris l’importance d’évaluer notre pouvoir et notre valeur ajoutée par rapport aux partenaires – notamment les acteurs de la société civile locale, y compris les ODR. Ces réflexions nous ont aidés à déterminer le rôle qui nous convient le mieux dans un partenariat donné, qu’il s’agisse de co-diriger, de soutenir ou de travailler tout à fait à l’écart. En investissant dans le leadership des réfugiés, le leadership local, la lutte contre le racisme et la DEI au sein de notre siège et dans nos organisations nationales, nous sommes mieux outillés pour reconnaître, souligner et exploiter les différences culturelles et les expériences uniques, tant au niveau interne qu’avec nos partenaires. En retour, cela nous permet de mieux intégrer de véritables mesures d’impact basées sur des résultats transformateurs à long terme qui transfèrent le pouvoir vers les réfugiés et les acteurs locaux.

  1. Reconnaître et mettre en œuvre une pratique et un engagement intégrant les traumatismes

Les partenariats équitables sont fondés sur la co-conception, le co-leadership, la co-visibilité, ainsi que sur la confiance et la transparence avec les acteurs locaux, notamment les réfugiés et les ODR[6]. Il importe que les organisations reconnaissent et mettent en œuvre une pratique et un engagement qui prennent en considération les traumatismes. L’exclusion systémique des acteurs locaux a entraîné des traumatismes importants pour les personnes et les organisations ayant une expérience vécue du déplacement forcé. Les principes suivants peuvent garantir un engagement approprié qui intègre les traumatismes : assurer la sécurité de toutes les parties prenantes ; maintenir la transparence dans les processus décisionnels ; valoriser l’expérience vécue et les savoirs de première main pour favoriser la collaboration et les avantages mutuels ; tirer parti des atouts des personnes et des communautés touchées par le déplacement forcé ; et reconnaître l’impact continu des traumatismes historiques pour lutter contre l’oppression systémique et institutionnelle qui perpétue le traumatisme[7].

Bilan et perspectives

Nous avons appris deux leçons principales au cours de notre cheminement – court mais décisif – sur la voie du transfert de pouvoir chez Asylum Access.

Tout d’abord, la réalisation d’un changement authentique et transformateur au niveau personnel, interpersonnel et organisationnel exige un engagement profond des dirigeants à tous les niveaux de l’organisation. Pour ce faire, il s’agit d’identifier des prosélytes en la matière au sein du conseil d’administration et du personnel, de développer un processus conçu conjointement par le conseil d’administration et l’organisation, et d’engager une quantité importante d’énergie, de temps et de ressources dans la démarche continue d’apprentissage et de désapprentissage.

Ensuite, l’évolution vers le changement interne relève d’un processus difficile, et les efforts visant à pratiquer l’inclusion et à affronter les dynamiques de pouvoir dans tous les éléments de notre travail peuvent se révéler coûteux et chronophages. Les mesures supplémentaires prises dans ce domaine (telles que la réalisation de traductions, l’organisation de réunions sur plusieurs fuseaux horaires, l’allocation de temps au personnel pour la co-conception des agendas et l’approbation de chacun) peuvent être considérées à tort comme « peu rentables », en particulier dans les organisations dominées par une culture professionnelle blanche. Cependant, notre expérience a révélé que les investissements en temps et en ressources en vue d’un changement interne se traduisent par une amélioration de la communication et de la confiance et par des partenariats qui tirent véritablement parti des compétences uniques des personnes ayant une expérience vécue du déplacement forcé et des communautés locales en vue d’apporter un changement à long terme[8].

Les changements internes au sein des organisations internationales ne sont pas seulement le signe d’un engagement puissant en faveur de l’équité et de l’inclusion, ils jettent également les bases d’un transfert du pouvoir dans le secteur du déplacement forcé. Toutefois, les engagements et les actions internes ne doivent pas tomber dans le piège de la répétition d’efforts ponctuels et purement symboliques, dans l’espoir qu’ils suffisent à résoudre les problèmes systémiques. Les investissements dans le changement interne se traduiront, au fil du temps, non seulement par des projets plus éthiques, plus efficaces et plus durables, mais aussi par la manière dont nous abordons ces projets et nos méthodes de travail générales.

Il existe un mouvement grandissant en faveur du leadership et de la localisation des réfugiés. Pour être réellement solidaires de ce mouvement, nous devons transformer fondamentalement la manière dont nous opérons en tant qu’organisations internationales. Nous devons investir une quantité significative d’énergie, de temps et de ressources dans le changement interne, et nous tenir systématiquement responsables de ces engagements. Nous sommes donc à la croisée des chemins. Voulons-nous perpétuer les inégalités systémiques enracinées dans le colonialisme en acceptant que rien ne change ? Ou voulons-nous réimaginer un nouveau système dans lequel l’accès, le pouvoir, les ressources et la prise de décision sont véritablement entre les mains des réfugiés et des personnes ayant une expérience vécue du déplacement forcé – en commençant dans nos propres organisations ?

 

Sana Mustafa sana.mustafa@asylumaccess.org @Sanasyr6

CEO, Asylum Access

 

Deepa Nambiar deepa.nambiar@asylumaccess.org

Directrice des partenariats, Asylum Access

 

Rahul Balasundaram rahul.balasundaram@asylumaccess.org @rahulbala_

Coordinateur des partenariats, Asylum Access

 

[1]  https://bit.ly/grand-bargain-fr

[2] Development Initiatives (2022), Global Humanitarian Assistance Report. https://bit.ly/humanitarian-assistance-report

[3] Ce chiffre est une estimation basée sur le Global Humanitarian Assistance Report ; nous avons ensuite consulté des ODR partenaires dans le monde, qui confirment cette estimation est raisonnable.

[4] HCR (2020), The Global Refugee Forum at a Glance. https://bit.ly/GRF-glance

[5] Voir Cuyahoga Arts & Culture : https://bit.ly/white-dominant-culture

[6] Asylum Access (2021), Building Equitable Partnerships: Shifting Power in Forced Displacement.  https://bit.ly/equitable-partnerships

[7] Health & Medicine Policy Research Group (2019), Trauma-Informed Policymaking Tool. https://bit.ly/trauma-informed-policymaking

[8] Nous l’avons constaté nous-mêmes chez Asylum Access, par le biais de notre initiative récompensée par 10 millions de dollars, la Resourcing Refugee Leadership Initiative (RRLI), dans le cadre de laquelle nous avons réuni une coalition de cinq ODR travaillant au transfert de la propriété et des ressources aux ODR du monde entier.

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