Au cours de la dernière décennie, les tensions entre réfugiés et communautés d’accueil ont fait l’objet d’une attention croissante, notamment dans les contextes de déplacement prolongé. Le HCR reconnaît depuis longtemps que les déplacements massifs peuvent avoir des impacts négatifs sur les communautés d’accueil. La Déclaration de New York de 2016 a établi que la plupart des réfugiés vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, où ils sont souvent considérés comme une charge pesant sur des infrastructures sociales déjà sursollicitées ou comme des concurrents dans un contexte de perspectives économiques limitées.
Dès les années 1970, les programmes de développement et d’aide aux réfugiés ont visé à alléger ces pressions en valorisant l’aide aux réfugiés en tant qu’investissement dans les infrastructures locales[1]. Même en l’absence d’une politique officielle, le HCR a introduit des droits ad hoc à l’assistance en réponse à des demandes locales, par exemple en permettant aux populations hôtes d’accéder aux services du camp ou en donnant la priorité à la population locale en ce qui concerne les opportunités d’emploi.
Outre les préoccupations liées à la charge alléguée que représente l’accueil des réfugiés, les communautés locales peuvent adopter des attitudes discriminatoires fondées sur la race, l’ethnie, la religion, la nationalité ou la culture. Ces attitudes peuvent être profondément enracinées, surtout lorsqu’elles sont ancrées dans des souvenirs douloureux de violence et d’injustice historiques. Par exemple, les Syriens déplacés au Liban sont parfois associés au régime syrien qui a occupé le pays de 1990 à 2005. Au Kenya, les réfugiés somaliens ont été traités comme une menace pour la sécurité en raison des atrocités commises par les militants d’Al-Shabaab – notamment l’attaque du centre commercial Westgate en 2012 et le massacre de l’université de Garissa en 2015.
Le problème des tensions survenant dans des contextes d’accueil de réfugiés n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’application du concept de « cohésion » par les acteurs de la protection des réfugiés. Au Bangladesh, le déclin de la tolérance parmi les communautés proches du camp de Cox’s Bazar a suscité des appels à une plus grande attention portée à la cohésion sociale dans les programmes d’aide[2]. Dans la colonie de Kalobeyei, au Kenya, une étude commandée par le HCR a été réalisée en 2019 afin d’analyser l’impact de l’aide fournie en espèces sur la cohésion sociale[3]. De même, dans les plans régionaux de réponse pour les réfugiés syriens et vénézuéliens, les acteurs de l’aide intègrent désormais la cohésion à leur programmation concernant les pays voisins.
Par le passé, les acteurs de la protection des réfugiés se concentraient sur la prévention des conflits, le rétablissement de la paix et la « coexistence ». Il s’agissait alors d’atténuer les tensions et d’instiller des valeurs minimales de tolérance. Ce programme est relativement modeste par rapport à l’agenda de la « cohésion », qui implique une vision plus ambitieuse de la promotion de la confiance, de l’appartenance sociale, de l’inclusion économique et de la participation politique. De plus, alors que la coexistence présuppose que plusieurs groupes vivent les uns à côté des autres, la cohésion implique une réduction de l’importance des frontières entre ces groupes. Les différences linguistiques sont révélatrices : nous parlons de coexistence « entre » les réfugiés et leurs hôtes, alors que la cohésion est encouragée « au sein » d’une communauté diversifiée, comme l’illustrent les approches territoriales[4] de l’assistance, qui sont devenues de plus en plus courantes.
Un objectif politique fragmenté et importé ?
Bien que la cohésion soit de plus en plus présente dans le discours sur la protection des réfugiés, le HCR ne dispose pas de politique officielle en matière de cohésion sociale. Au contraire, le concept apparaît dans divers domaines politiques, avec des définitions différentes et non explicitées. Le Pacte mondial sur les réfugiés (PMR) présente la cohésion comme un avantage potentiel des activités sportives et culturelles. La cohésion est ainsi définie principalement en termes de relations « horizontales » ou « intercommunautaires ». Cependant, le manuel du HCR sur la responsabilité à l’égard des personnes affectées (Accountability to Affected People, AAP) requiert que toutes les communautés (y compris les communautés hôtes) soient incluses dans les mécanismes de prise de décision et de retour d’information afin de garantir que chacun ait son mot à dire dans l’élaboration des politiques. Cela correspond à la dimension de la cohésion dite « verticale », ou « de la communauté à l’institution ».
Le HCR a largement importé son approche politique de la cohésion sociale par l’entremise de partenariats avec d’autres organisations. Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières a été élaboré sous la direction de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et aborde la cohésion de manière plus explicite que le PMR. Ainsi, son objectif 16 vise à « donner aux migrants et aux sociétés des moyens en faveur de la pleine intégration et de la cohésion sociale ». L’OIM a placé la cohésion au cœur de sa stratégie d’intégration des migrants et a lancé une initiative sur la diversité, l’inclusion et la cohésion sociale[5].
De même, la cohésion sociale figure de longue date au rang des stratégies de développement du PNUD et de la Banque mondiale. Le PNUD s’engage auprès du HCR par le biais du Partenariat sur le déplacement forcé, qui contribue à la réponse régionale aux réfugiés pour la Syrie. La Banque mondiale s’est associée au HCR pour son « Development Responses to Displacement Impact Project » (projet d’intervention au plan du développement contre les effets des déplacements de populations) dans l’Est et la Corne de l’Afrique, ainsi que pour son Guichet pour les réfugiés et les communautés d’accueil.
Donner de la cohérence à la politique de cohésion
Bien que le HCR s’inspire des approches de ses partenaires en matière de cohésion sociale, une stratégie plus explicite est nécessaire quant au rôle spécifique de la cohésion sociale dans le mandat du HCR. Les entretiens menés avec les acteurs de terrain au Liban et au Kenya ont révélé une incertitude généralisée, voire un désaccord, sur la signification de la cohésion, ainsi que sur les moyens de l’intégrer dans les programmes d’aide aux réfugiés et de la mesurer à des fins de suivi et d’évaluation.
Les entretiens avec le personnel actuel et ancien du HCR suggèrent que la cohésion a un rôle à jouer dans au moins deux de ses divisions. Dans la division de la Protection internationale, la cohésion peut contribuer à prévenir les préjudices que subissent les réfugiés dans les lieux où ils demandent l’asile. Par exemple, les communautés d’accueil hostiles aux réfugiés ou qui éprouvent du ressentiment à l’égard de l’aide apportée à ces derniers peuvent prendre des mesures à leur encontre – expulsions forcées, vols, voire violences physiques. De même, les pays ou les communautés d’accueil risquent, s’ils estiment que l’aide est distribuée de manière inéquitable, de prendre des mesures pour empêcher la fourniture de cette aide. La gestion des tensions entre réfugiés et hôtes est donc essentielle au maintien de l’« espace de protection ».
Dans la division de la Résilience et des solutions du HCR, la cohésion peut contribuer à la réalisation de « solutions locales », définies par le Conseil international des agences bénévoles comme suit : « des arrangements qui ne remplacent pas, mais [plutôt] complètent et facilitent l’accès à des solutions durables[6] ». Les réfugiés sont souvent bloqués dans des situations où une intégration juridique complète, y compris la naturalisation, n’est pas politiquement réalisable à court terme. Ici, les programmes de cohésion sociale poursuivent un objectif moins ambitieux, à savoir rendre l’exil plus tolérable et faciliter des formes limitées d’inclusion sociale et économique. Lorsque les réfugiés peuvent participer à la vie sociale, économique et politique de leur communauté d’accueil, ils sont davantage en mesure de rechercher des solutions durables selon leurs propres conditions. Cela peut constituer un tremplin vers l’intégration locale ou, alternativement, une préparation au rapatriement volontaire ou à la recherche de voies complémentaires vers des pays tiers.
Intégrer la cohésion dans la programmation de l’aide
Les objectifs de cohésion sociale peuvent être intégrés de manière plus cohérente et efficace dans la programmation de l’aide aux réfugiés lorsque les visées politiques sont plus claires. Il s’agit notamment d’élaborer les paramètres permettant de mesurer les améliorations en matière de cohésion, ainsi que les données probantes sur lesquelles faire reposer les interventions. Les principales questions nécessitant des recherches et des données probantes sont les suivantes :
La cohésion implique-t-elle l’intégration, l’inclusion ou l’interaction ? Le terme de cohésion s’applique à un large éventail de modèles d’intervention. Une approche consiste à investir dans les infrastructures communes telles que les routes, les réseaux électriques et les infrastructures d’approvisionnement en eau, ainsi que dans les services tels que l’éducation, les soins de santé et la gestion des déchets, qui peuvent être mis sous pression après l’arrivée de populations déplacées. Une deuxième approche consiste à inclure les hôtes en tant que bénéficiaires dans les programmes qui sont classiquement destinés aux réfugiés. Cette approche répond aux plaintes visant l’aide centrée sur les réfugiés et est attachée à réduire le ressentiment de la population d’accueil. Néanmoins, la logique des programmes soutenant cette approche est orientée vers des perspectives économiques – c’est-à-dire des mesures des coûts et des avantages de l’accueil – plutôt que vers des perspectives anthropologiques et sociologiques. Un troisième modèle est axé sur l’augmentation et l’amélioration des interactions entre les différentes communautés. Cette approche est soutenue par des études qui montrent une corrélation positive entre les interactions et les perceptions intergroupes.
La cohésion doit-elle constituer un domaine de programmation distinct ou être intégrée dans d’autres secteurs ? Certains projets font de la cohésion un objectif principal, par exemple les projets orientés vers l’éducation à la paix, les mécanismes de résolution des conflits et le dialogue communautaire. Toutefois, de nombreux projets ont intégré la cohésion dans d’autres secteurs, comme les projets d’infrastructure qui emploient à la fois des réfugiés et des membres de la population locale pendant la construction, ou les projets de subsistance qui offrent un soutien commercial aux deux groupes.
Les programmes de cohésion doivent-ils être ciblés ? Alors que certaines approches de la programmation de la cohésion sociale sont largement inclusives ou formulées à l’échelle de la communauté, d’autres se concentrent sur des sous-populations ciblées. Les programmes fondés sur la vulnérabilité supposent que les membres les plus démunis de la population d’accueil sont les plus susceptibles de se mobiliser par rapport aux plaintes d’aide centrée sur les réfugiés. Le fait de les inclure parmi les bénéficiaires de l’aide permet donc de réduire les tensions concernant la distribution de l’aide. Certains projets ciblent les jeunes, qui sont les plus susceptibles de s’engager dans des confrontations physiques ; d’autres font appel aux femmes en tant que bâtisseuses de ponts potentielles entre les communautés.
Comment surveiller au mieux les tensions et la cohésion ? La surveillance des tensions sociales repose souvent sur des enquêtes de perception, dans lesquelles on cherche à recueillir les sentiments éprouvés à propos des membres d’autres groupes. Toutefois, ces enquêtes reposent souvent sur des catégories abstraites fondées sur la nationalité ou le statut juridique, ce qui incite les personnes interrogées à penser en termes de stéréotypes plutôt qu’en fonction de leurs relations réelles avec des personnes réelles[7].
Enfin, quels sont les effets non intentionnels de la gestion des relations entre réfugiés et hôtes ? On suppose parfois que l’attention accrue portée aux communautés hôtes représente un pas dans la bonne direction. Cependant, l’extension de l’aide aux citoyens membres de la population locale comporte un risque, celui de contourner l’État et de susciter des attentes futures en matière de « droits des hôtes » – ce qui contraindrait les organisations de protection des réfugiés à s’écarter de leur mandat et augmenterait les coûts. Ces coûts supplémentaires pourraient miner l’espace de protection dans un régime d’aide déjà sous-financé. En outre, ces droits peuvent créer des tensions supplémentaires au sein de la population hôte[8]. Les tensions entre réfugiés et hôtes sont intrinsèquement politiques, et les tentatives pour y remédier peuvent encore politiser les étiquettes existantes.
Cory Rodgers cory.rodgers@qeh.ox.ac.uk @CoryJRodgers
Chargé de recherche principal, Centre d’études sur les réfugiés, université d’Oxford
[1] Crisp J. (2001), « Mind the Gap! UNHCR, Humanitarian Assistance and the Development Process », New Issues in Refugee Research, document de travail n° 43, HCR, Genève.
[2] Olney J., Badiuzzaman M., Azizul Hoque M. (2019), Social Cohesion, Resilience and Peace Building Between Host Population and Rohingya Refugee Community in Cox’s Bazar, Bangladesh, Centre for Peace and Justice, BRAC University, Dhaka.
[3] HCR et CDA (2019), Effects of Cash on Social Cohesion in Kalobeyei Settlement, Kenya: A Do No Harm Assessment. https://bit.ly/cash-kalobeyei
[4] Voir Schell J., Hilmi M. et Hirano S. (2020), « Area-based approaches: an alternative in contexts of urban displacement », Revue Migrations forcées, n° 63. https://www.fmreview.org/cities/schell-hilmi-hirano
[5] Voir : OIM, Migrant Integration and Social Cohesion. https://www.iom.int/migrant-integration-and-social-cohesion
[6] HCR et ICVA (2020), Local Solutions for Refugees: Key Considerations. https://bit.ly/UNHCR-ICVA-fr
[7] Cette question est abordée dans l’article de Hunt et Rodgers au sein de ce dossier.
[8] Rodgers C. (2021), « The “Host” Label: Forming and Transforming a Community Identity at the Kakuma Refugee Camp », Journal of Refugee Studies, vol. 34, n° 2.