Lorsque trois jeunes travailleurs syriens ont été volontairement brûlés vifs dans une usine d’Izmir, dans l’Ouest de la Turquie, cette attaque raciste n’a fait l’objet d’aucun article dans les principaux médias turcs et n’a été rendue publique que 35 jours plus tard, lorsque l’Observatoire syrien des droits de l’homme en a fait état[1]. Dans un autre incident, Anas Modamani, réfugié syrien en Allemagne, a été photographié par les médias alors qu’il prenait un selfie avec la chancelière Angela Merkel. Sur la base d’une faible ressemblance physique, Modamani a ensuite été présenté à tort par les médias comme l’un des auteurs des attentats-suicides de Bruxelles perpétrés par le groupe État islamique. Le selfie a été largement diffusé sur les réseaux sociaux et intégré dans un récit de sécurité nationale qui associait les réfugiés au terrorisme.
Pour tenter de reprendre la main sur leurs propres récits (et donc d’influencer les politiques qui les concernent), les réfugiés syriens ont commencé à créer des plateformes médiatiques numériques indépendantes. Sur ces plateformes[2], les Syriens jouent un rôle actif dans la collecte, le compte rendu, l’analyse et la diffusion d’informations sur les événements et les problématiques qui les impliquent ou les concernent d’une manière générale dans les pays d’accueil. Alors que les médias grand public se concentrent souvent sur les conséquences économiques, sociales et politiques de l’accueil des réfugiés syriens, les médias gérés par des réfugiés mettent en lumière les politiques et les pratiques des pays d’accueil qui conduisent à l’isolement, à l’aliénation et à la discrimination. Bien entendu, la simple existence de médias gérés par des réfugiés ne conduit pas nécessairement à la démocratisation du discours sur les réfugiés. Ces plateformes n’ont pas le pouvoir, l’autorité et la visibilité dont jouissent les médias traditionnels pour façonner l’imaginaire du public. En outre, les perspectives présentées dans les médias gérés par des réfugiés ne sont souvent pas reprises par les médias grand public.
La Turquie et l’Allemagne offrent des aperçus intéressants du fonctionnement des plateformes médiatiques gérées par des réfugiés. Les deux pays accueillent d’importantes populations de réfugiés syriens, la Turquie accueillant environ 3,6 millions de réfugiés syriens et l’Allemagne environ 800 000. La Turquie et l’Allemagne sont peut-être les deux pays dans lesquels nous observons le degré de diversité démographique le plus élevé au sein de la population de réfugiés syriens, ainsi que les meilleurs exemples d’autoreprésentation dans divers médias. C’est dans ces pays que les journalistes syriens ont été le plus actifs et se sont le plus exprimés sur les questions qui les concernent – plus que dans d’autres pays accueillant des réfugiés syriens, comme le Liban et la Jordanie.
Médias gérés par des réfugiés en Turquie
Les plateformes médiatiques gérées par des réfugiés en Turquie se concentrent sur plusieurs domaines politiques, notamment les domaines suivants :
Les implications du statut de protection temporaire. Les médias militant en faveur des réfugiés syriens soutiennent que l’octroi du statut de protection temporaire – le statut juridique accordé aux réfugiés syriens en Turquie – indique que l’État considère la présence des réfugiés comme une situation temporaire et s’attend à ce que ces réfugiés retournent en Syrie dans un avenir proche[3].
Les politiques et programmes d’intégration sociale du gouvernement. Lancés par la Direction générale de la gestion des migrations, la principale autorité responsable de l’ensemble des affaires relatives aux migrations et à la protection internationale en Turquie, ces programmes sont critiqués, car ils ne concernent que les Syriens alors qu’ils devraient également impliquer les citoyens turcs aux niveaux local, régional et national.
Les dangers de l’instrumentalisation politique de la problématique des réfugiés syriens. Il s’agit d’une stratégie adoptée par les acteurs politiques pour obtenir des gains électoraux ou consolider leur pouvoir en Turquie.
Les mythes qui circulent sur les réfugiés dans les médias grand public et les attaques racistes visant les réfugiés. Dans un contexte de crise économique en Turquie, ces mythes portent principalement sur les coûts de l’accueil des réfugiés et façonnent les perceptions du public. À titre d’exemple, les discours de haine proférés par des Turcs à l’égard des réfugiés syriens se sont intensifiés en 2020, les réfugiés syriens étant de plus en plus présentés comme la cause principale des conditions économiques désastreuses et de la pénurie d’emplois dans le pays[4].
Médias gérés par des réfugiés en Allemagne
Les médias gérés par des réfugiés en Allemagne ont couvert un ensemble différent de thématiques, notamment :
Les limites du statut de protection subsidiaire accordé aux réfugiés syriens. Entre septembre 2015 et février 2016, le Bureau fédéral allemand des migrations et des réfugiés a offert aux Syriens le statut de réfugié, leur accordant une protection complète pendant trois ans ainsi que des documents de voyage. Les Syriens pouvaient également demander le regroupement familial. Cependant, au mois de février 2016, le gouvernement allemand a introduit un ensemble de règles plus restrictives. En vertu de ces nouvelles règles, les Syriens bénéficiaient d’une protection subsidiaire, mais non du statut de réfugié conventionnel : ils se voyaient ainsi octroyer un permis de séjour d’un an seulement et étaient contraints d’attendre deux ans pour demander le regroupement familial. Ensuite, le regroupement familial a été purement et simplement suspendu entre mi-2016 et 2018. Les médias gérés par des réfugiés se sont efforcés de sensibiliser le public à ces dispositions, en illustrant l’impact de ces politiques sur la vie des réfugiés, notamment la séparation, l’isolement et la discrimination.
Les conséquences de la levée de l’interdiction d’expulser les réfugiés. L’interdiction d’expulsion n’a pas été renouvelée en décembre 2020, ce qui signifie que les réfugiés reconnus coupables de crimes graves pourraient désormais être contraints de retourner en Syrie. L’expulsion illégale de certains réfugiés afghans vers l’Afghanistan en guerre ces dernières années a aggravé les craintes des réfugiés syriens.
Des questions plus larges dans la société allemande. Soucieuses de bousculer la représentation usuelle des réfugiés comme étant principalement des bénéficiaires d’aide, de protection et de bienveillance, les plateformes ont également choisi de donner de l’espace et de la visibilité à des événements dans lesquels les Syriens interviennent comme des fournisseurs d’aide. Par exemple, émus par les images d’inondations dévastatrices dans le Sud-Ouest de l’Allemagne, des milliers de réfugiés syriens (organisés grâce aux réseaux sociaux) se sont rendus dans la région et ont apporté aide et assistance[5]. Cette actualité a été largement couverte par les médias gérés par des réfugiés syriens en Allemagne.
Conclusion
En général, les points de vue et les témoignages des réfugiés ne trouvent guère une place dans les médias grand public. Toutefois, les moyens de production de contenus médiatiques de masse étant devenus largement disponibles grâce à un accès accru à Internet, les réfugiés ont pu développer les compétences nécessaires pour provoquer une rupture dans les politiques de représentation et influencer l’élaboration politique dans les pays d’accueil – bien que dans une mesure limitée. Le travail d’autoreprésentation contribue non seulement à restaurer le pouvoir d’action et le sens de la communauté chez les réfugiés, mais atténue également l’influence des cultures médiatiques qui privilégient les points de vue d’observateurs extérieurs par rapport aux points de vue et aux expériences vécues des individus ou des groupes observés. La présentation des actualités par les médias grand public contribue à la perception des réfugiés comme une menace pour la sécurité culturelle, économique et politique des pays d’accueil. L’intégration de plateformes médiatiques gérées par des réfugiés dans l’écosystème de l’information relative aux réfugiés peut aider à saisir une diversité de perspectives et à proposer une vision plus équilibrée des réfugiés.
Sefa Secen secen.3@osu.edu @SefaSecen3
Chercheur postdoctoral, Mershon Center for International Security Studies, université d’État de l’Ohio
[1] Observatoire syrien des droits de l’homme (2021), Three Syrian workers burned to death in İzmir in racist attack. https://bit.ly/Syrian-workers-attack
[2] Par exemple : enab baladi, almodon, intsyria, abwad, aljumhuriya, dubarah et freedomraise.
[3] Enab Baladi (2021), Who bridges the gap between the Turks and Syrian refugees? https://bit.ly/turkey-syria-refugees
[4] Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (2020), A Comparative Study on Hate Speech and Incitement to Violence in Syrian Media – Second Monitoring Round 2020. https://bit.ly/Syrian-media-study
[5] Par exemple : https://www.abwab.eu.