Aujourd’hui, la réalité du déplacement forcé se caractérise par des flux mixtes, des politiques migratoires restrictives et des liens plus étroits entre migration économique et fuite pour raisons politiques. En conséquence, l’assistance aux personnes déplacées de force implique d’intervenir dans différents types de contextes: camps, centres de détention, lieux de transit et environnements urbains – des contextes qui multiplient les obstacles à la dignité humaine et à l’accès aux services essentiels. Parallèlement, de nouveaux groupes vulnérables frappent à la porte des cliniques Médecins Sans Frontières (MSF), dont des victimes de la traite des êtres humains, de catastrophes environnementales ou de l’insécurité alimentaire. Il est souvent trop difficile d’identifier la principale raison du départ de ces personnes, alors même qu’elle est l’une des clés du statut juridique qu’elles sont censées obtenir à leur arrivée.
Alors que les catégories juridiques sont souvent peu adaptées à la réalité et à ses complexités, les vulnérabilités restent semblables indifféremment du statut. Ne répondant ni aux critères du statut de réfugié ni à ceux du migrant économique, nombreuses personnes en mouvement sont victimes de politiques inadaptées, d’un défaut d’assistance et de violations de leurs droits humains. Dans les pays de destination, leur situation dépend de la politique d’accueil, variable selon les pays mais toujours politisée, et de la bonne volonté des organisations et des ONG internationales ou locales disposées à leur venir en aide. Souvent, le manque d’assistance ou l’incohérence des politiques ne font qu’aggraver les besoins humanitaires, créant une véritable «lacune de protection» pour les personnes concernées, de même que des casse-têtes juridiques pour les organismes d’assistance et les États. Les pays récepteurs de tels influx doivent adapter leurs politiques relatives aux migrants et aux réfugiés afin d’éviter une accentuation de la vulnérabilité de ces derniers et de défendre leurs droits humains et leur dignité humaine.
Récemment, MSF est intervenu dans plusieurs situations où un nombre élevé de migrants forcés – partageant les mêmes besoins et vulnérabilités, voire le même profil ou les mêmes raisons de fuir – se sont trouvés dans une situation critique tant sur le plan médical qu’humanitaire. Parmi les exemples récents les plus marquants, on peut citer les Zimbabwéens qui ont traversé en masse la frontière qui les sépare de l’Afrique du Sud (2007-13) et les Haïtiens laissés pour compte dans la région amazonienne du Brésil (2011). Ces deux groupes répondent aux schémas classiques de la migration économique: la recherche d’opportunités économiques, une forte proportion d’hommes parmi les migrants et/ou le recours à des itinéraires de contrebande. Pourtant, nombre d’entre eux citent des raisons bien plus complexes que le simple fait de vouloir améliorer leur situation économique. Alors que certains ont fui en tant que réfugiés, la plupart ont choisi de fuir par stratégie de survie, pour échapper aux conséquences de la fragilité de leur pays, y compris les épidémies de grande échelle, les catastrophes naturelles et l’indigence extrême. Dans un tel contexte, on peut dire que la vulnérabilité de ces personnes a fini par égaler, voire surpasser, celle des réfugiés établis dans le même pays de destination.
Les Haïtiens établis au Brésil
Les chiffres officiels indiquent que 3.814 Haïtiens ont pénétré sur le sol brésilien entre 2010 et 2012, par vagues successives irrégulières, en traversant la frontière amazonienne qui sépare le pays du Pérou. La plupart avaient traversé le Pérou avec l’aide de contrebandiers après avoir rejoint le Panama ou l’Équateur par avion. Bien que la migration haïtienne ne soit pas en soi un phénomène récent, puisque l’on estime qu’un Haïtien sur six vit hors de son pays, c’était la première fois que ce phénomène touchait le Brésil. En 2011, MSF a mené une enquête dans la ville frontalière de Tabatinga, où la plupart des Haïtiens avaient été laissés à leurs propres moyens. 40% des personnes interrogées venaient des régions haïtiennes qui avaient été frappées par le séisme de janvier 2010. Bien que 84% citaient le chômage comme principal motif de leur migration, le séisme représentait la deuxième raison la plus courante (56%). 69% indiquaient avoir été affectés par le séisme, 51% ayant perdu leur logement et 33% un membre de leur famille. 41% d’entre eux mentionnaient également l’insécurité comme un facteur de départ. Même si les Haïtiens ne pouvaient être considérés comme des réfugiés prima facie, nombre d’entre eux étaient toutefois conscients de la crise humanitaire dans leur pays et du fardeau que les retours forcés représenteraient dans le contexte de destruction et de déplacement post-séisme. En février 2010, le HCDH[1] et l’UNHCR ont exhorté les pays à ne plus rapatrier les migrants haïtiens sans papiers et à leur accorder une protection pour raisons humanitaires, un appel renouvelé en 2011 et 2012.
En 2010, suite à l’appel lancé par l’ONU au moment du séisme en faveur de la protection temporaire des migrants haïtiens, le Brésil a régularisé la situation de quelque 300 ressortissants de l’île présents sur son territoire en leur octroyant un «visa humanitaire». Toutefois, les autorités fédérales ne sont pas allées jusqu’à définir de cadre politique relatif à l’immigration haïtienne, ce qui les a empêché de réagir en temps opportun aux influx ultérieurs aux frontières du pays. Sans politique précise et malgré la décision gouvernementale de ne pas compter les Haïtiens parmi les réfugiés, les Haïtiens de Tabatinga n’avaient d’autre choix que de faire appel au système d’asile pour obtenir des papiers temporaires ainsi que le droit de travailler et de partir de Tabatinga. Cependant, sous l’effet de l’avalanche de nouvelles demandes d’asile, des retards dans le traitement des demandes et de l’extrême isolement de Tabatinga, la vulnérabilité et les besoins humanitaires des migrants se sont intensifiés jusqu'à atteindre des proportions alarmantes. Coincés pendant deux à quatre mois à Tabatinga, les Haïtiens sans emploi ont commencé à s’endetter pour payer le loyer de logements dont les conditions générales et sanitaires laissaient à désirer. Une enquête menée par MSF a révélé que la majorité d’entre eux disposaient d’un espace de vie limité à seulement 1m², dormaient à même le sol, disposaient d’un accès limité à l’eau potable et à l’assainissement et ne mangeait qu’un seul repas quotidien fourni par l’église locale. Le gouvernement fédéral avait demandé à l’UNHCR de ne pas porter assistance aux migrants haïtiens en dépit de leur statut de demandeurs d’asile tandis que les autorités municipales considéraient le «problème haïtien» comme un problème fédéral. Dans ce contexte d’exclusion flagrante, MSF a mis en place une intervention de petite échelle visant à améliorer les conditions de vie minimales et fait pression auprès des autorités locales pour octroyer aux réfugiés l’accès aux services essentiels du pays, ce qui a abouti à l’intégration complète de tous les migrants dans le système de santé brésilien.
Le 13 janvier 2012, le gouvernement brésilien a adopté une loi régularisant tous les Haïtiens présents sur le territoire et autorisant le regroupement familial. Cette décision a permis de faciliter l’immigration légale, cent visas étant octroyés chaque mois par l’ambassade brésilienne en Haïti.
Les Zimbabwéens établis en Afrique du Sud
Un cas semblable est celui des quelque deux millions de Zimbabwéens qui ont traversé la frontière sud-africaine pour fuir les conséquences de la crise économique et politique qui a secoué leur pays dans les années 2000. Alors que la région connaît depuis longtemps plusieurs types de migration de main-d’œuvre et de migrations internes ainsi que des flux de réfugiés, la migration des Zimbabwéens ces dix dernières années se démarque par sa complexité. L’insécurité alimentaire et le manque d’accès aux services essentiels tels que les soins de santé se sont révélés être deux facteurs importants du départ des Zimbabwéens vers l’Afrique du Sud. En 2009, le Zimbabwe était le pays du monde qui dépendait le plus de l’aide alimentaire; on estimait alors que sept de ses neuf millions d’habitants étaient exposés à l’insécurité alimentaire. 15% de la population adulte souffrait du VIH tandis que 94% était au chômage. Parallèlement, toutes les provinces du pays étaient affectées par la pire épidémie de choléra que l’Afrique avait connu depuis quinze ans. Le service public zimbabwéen, bien trop fragile, ne parvenait pas à faire face à la situation. Ce sont ces conditions désespérantes que les migrants ont cherché à fuir, avec la survie pour seule motivation.
L’Afrique du Sud a d’abord considéré les Zimbabwéens arrivant à ses frontières comme des migrants économiques volontaires. De nombreux migrants avaient toutefois traversé la frontière en toute illégalité et se retrouvaient sans papiers en raison de l’impossibilité d’accéder au système migratoire officiel ou au statut de réfugié, ou encore de bénéficier de mesures de protection temporaires. Les autorités sud-africaines ont alors commencé à opérer des expulsions en masse, rapatriant 102.413 migrants zimbabwéens sans papiers entre janvier et juin 2007. Cette politique d’expulsion et ses conséquences ont poussé de nombreux Zimbabwéens à vivre dans la clandestinité, dans des conditions bien souvent dégradantes. De surcroît, cette politique, conjuguée à l’absence de statut juridique des migrants et à l’inefficacité des procédures d’asile, entravait l’accès des Zimbabwéens aux soins de santé et aux autres types d’assistance.
En avril 2009, alors que les violences électorales battaient leur plein au Zimbabwe, et sous la pression intense des ONG et des groupes de défense des droits humains, le département sud-africain de l’Intérieur a accordé aux Zimbabwéens un «permis de dispense spéciale» dans le cadre de la loi sur l’immigration, un moratoire sur les expulsions, un processus de régularisation et un visa de 90 jours aux détenteurs d’un passeport. Bien que cette nouvelle politique visait à octroyer un statut juridique à tous les Zimbabwéens, ainsi qu’à reconnaître leurs besoins de protection et l’injustice des retours forcés, le permis de dispense spéciale n’a finalement jamais été mis en place. En conséquence, Les Zimbabwéens sans papiers se sont une fois encore tournés vers le régime d’asile pour obtenir l’accès à l’emploi et à l’éducation. Cette stratégie a eu pour effet de congestionner le système d’asile alors que l’Afrique du Sud devenait le pays où les demandes en attente de traitement étaient les plus nombreuses au monde.
Le moratoire sur les expulsions a pris fin en 2011, tout comme et le processus complexe d’obtention de papiers pour les Zimbabwéens, si bien qu’une grande majorité de ces derniers s’est retrouvée de nouveau passible d’arrestation et d’expulsion. Après de nouvelles restrictions en matière d’accès aux procédures d’asile, les personnes sans papiers, quelle que soit leur nationalité, se sont vues systématiquement refuser l’entrée dans le pays et se sont donc retrouvées forcées de traverser la frontière dans la clandestinité, ou «sous le pont» comme le veut l’expression. Les «guma guma» – les groupes criminels présents le long des frontières – dérobaient les possessions des migrants ou les agressaient sexuellement; les hommes étaient souvent forcés de violer les femmes qui les accompagnaient s’ils voulaient éviter d’être violés eux-mêmes. Entre janvier 2010 et juin 2011, MSF et le Centre Thuthuzela de Musina ont traité 481 personnes qui avaient été victimes de viol ou forcées de violer alors qu’elles traversaient la frontière entre le Zimbabwe et l’Afrique du Sud par le fleuve Limpopo. Nombre de ces victimes avaient également subi d’autres types de violence tels que les passages à tabac ou l’enlèvement.[2]
Solutions partielles ou temporaires
Plusieurs facteurs influençaient les besoins humanitaires des migrants dans ces contextes: l’accès à un statut juridique, le respect des droits humains et la réactivité des régimes d’asile ou de migration face à une situation particulière. Chaque intervention de MSF était originalement motivée par l’absence d’autres réactions face aux besoins des migrants.
Les politiques nationales en matière d’asile et d’immigration définissent qui a le droit d’entrer sur un territoire et d’y séjourner mais elles sont généralement basées sur des cadres juridiques et des catégories préexistants et prédéfinis, qui s’avèrent souvent trop rigides dans le monde d’aujourd’hui. Au vu de la situation dans certains pays, dans des États fragiles tels que le Zimbabwe ou Haïti, les populations ont-elles d’autre choix que la migration? Malheureusement, plus que les besoins et la vulnérabilité des personnes, c’est la peur de créer un «facteur d’attraction» qui risque d’influencer les politiques d’assistance et de protection.
Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que le Brésil et l’Afrique du Sud ont reconnu le caractère particulier des motifs poussant les Haïtiens et les Zimbabwéens à migrer et le besoin d’adapter leurs politiques existantes. Dans chacun de ces cas, le seul recours au régime d’asile ne permettait pas de répondre aux besoins de manière juste et efficace. Alors que ces deux pays accordaient, sous certaines circonstances, le statut de résident permanent ou des visas humanitaires aux étrangers, ces mécanismes débouchaient sur des solutions de nature politique, décidées au cas par cas, et donc inefficaces. Même si le Brésil a régularisé la situation de plusieurs milliers de Haïtiens en janvier 2012, cette mesure n’a en rien résolu la situation des centaines de personnes arrivées ultérieurement, qui vivent dans les mêmes conditions désastreuses. Alors que les difficultés continuent en Haïti, il est peu probable que les migrants haïtiens les plus vulnérables parviennent à obtenir un visa, si bien qu’ils continueront d’arriver au Brésil au travers de ses vastes frontières pour se retrouver confrontés aux mêmes besoins que leurs prédécesseurs.
Le statut spécial proposé par l’Afrique du Sud aux Zimbabwéens, qui visait à leur octroyer un permis de séjour et de travail, n’a pas permis de résoudre la situation, principalement parce que les exigences avaient été mal définies ou que les demandeurs ne détenaient pas de passeport. Cette mesure ayant pris fin, les arrestations, détentions et expulsions ont repris de plus belle dans des conditions déplorables qui exposent les personnes concernées à des risques sanitaires tels que les maladies infectieuses ou l’interruption de leur traitement contre le VIH ou la tuberculose. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud est la destination de nouveaux flux mixtes de migrants vulnérables, dont des ressortissants de Somalie ou des deux Kivu ravagés par la guerre en RDC. Plutôt que de réviser ses politiques en réaction cette migration forcée, le pays referme ses frontières et restreint l’accès à la protection internationale, exposant les migrants au risque de refoulement et les forçant à pénétrer sur son territoire par des moyens tout aussi illégaux que dangereux.
De nouveaux concepts en émergence, tel que la «migration de survie»[3], ont le mérite de définir cette catégorie de migrants forcés et de remettre en question la pertinence des cadres juridiques existants puisque dans ces cas-là, ce sont la fragilité des États et les besoins humanitaires qui entraînent des vagues de migration considérables.
Les expériences de MST au Brésil, en Afrique du Sud et ailleurs mettent en lumière les conséquences humanitaires des carences de protection. L’adoption de politiques ad hoc ou temporaires a montré son inefficacité en tant que réponse à un phénomène durable et continu. Il est plus que jamais urgent d’élaborer des mécanismes cohérents et axés sur les besoins pour adapter les politiques en matière d’asile et de migration au déplacement en tant que conséquence à long terme de la fragilité des États. Sinon, certaines populations comptant parmi les plus vulnérables au monde risquent de rester prisonnières d’un piège complexe créé par la fragilité des États, l’adoption de politiques restrictives et l’inefficacité de l’assistance – avec des conséquences bien réelles tant sur le plan de la santé que de la dignité humaine.
Aurélie Ponthieu Aurelie.ponthieu@brussels.msf.org et Katharine Derderian Katharine.derderian@brussels.msf.org sont conseillères humanitaires pour Médecins Sans Frontières www.msf.org
[1] Le bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU
[2] Voir également «La bordure frontalière des trafiquants de personnes en Afrique du Sud» de Tesfalem Araia et Tamlyn Monson, RMF 33 www.fmreview.org/en/FMRpdfs/FMR33/68-69.pdf
[3] La migration de survie s’applique aux personnes qui se trouvent hors de leur pays d’origine en raison d’une menace existentielle à laquelle ils ne peuvent remédier ou qu’ils ne peuvent résoudre de l’intérieur de leur pays. Betts, A. «Survival Migration: a New Protection Framework», Global Governance, Vol. 16, No 3 http://journals.rienner.com/doi/pdf/10.5555/ggov.2010.16.3.361