Le Programme de développement durable à l’horizon 2030 reconnaît que le déplacement forcé constitue l’une des principales menaces pour le développement. Il affirme que les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) doivent être autonomisées et que les gouvernements doivent prendre en compte leurs besoins, et il engage l’ensemble des pays à garantir une migration sûre, ordonnée et régulière, en respectant les droits humains et en traitant les personnes déplacées de manière humaine[1]. Plusieurs des Objectifs de développement durable (ODD) inclus dans le Programme à l’horizon 2030 s’accompagnent de cibles et d’indicateurs relatifs au déplacement interne. L’une de ces cibles encourage la production de données ventilées selon le statut migratoire, y compris le déplacement interne, tandis que l’un des indicateurs se rapporte aux déplacements provoqués par les catastrophes[2].
Presque tous les ODD se rapportent d’une manière ou d’une autre au déplacement interne, et vice versa. En effet, le principe fondamental du Programme à l’horizon 2030, qui consiste à « ne laisser personne au bord du chemin », est de toute évidence pertinent pour toute personne touchée par le déplacement interne. Selon le contexte national et les priorités des gouvernements, cette question peut être incluse dans les objectifs relatifs à la réduction de la pauvreté, à la santé ou au bien-être, aux installations humaines, au changement climatique et bien plus encore. Le déplacement interne influe, de manière directe ou indirecte, sur chaque indicateur socio-économique, de la sécurité à l’éducation et de l’emploi à l’environnement, tandis que le degré d’avancement de chacun de ces indicateurs peut multiplier ou réduire les risques et les impacts du déplacement.
Le suivi : négligé et irrégulier
Malgré tout cela, les stratégies nationales continuent d’ignorer largement le déplacement interne. Le Programme à l’horizon 2030 inclut des dispositions liées au suivi des progrès par le biais d’examens nationaux volontaires, qui sont des rapports publiés par les gouvernements au sujet de leurs efforts pour atteindre les ODD d’ici 2030[3]. Entre 2016 et 2018, 100 pays ont soumis des examens nationaux volontaires. Toutefois, seuls quelques-uns des pays les plus touchés par le déplacement interne ont soumis un tel examen, et seul un sur 4 mentionnait le déplacement interne ; seul un sur 10 prend en compte, de manière même limitée, ses conséquences pour le développement et les éventuels moyens d’y remédier.
Dans les cas où le déplacement interne est mentionné dans ces examens, il l’est en relation à un éventail d’objectifs. L’examen de l’Afghanistan met en lumière le déplacement interne en tant qu’obstacle à la croissance économique et à la réduction de la pauvreté, et le relie donc à l’ODD 1 (réduction de la pauvreté). L’examen de l’Azerbaïdjan appelle à la ventilation des données en fonction du statut de déplacement et démontre que le pays assure le suivi du déplacement interne dans le cadre de l’ODD 1, mais aussi de l’ODD 5 (égalité des sexes), et indique également que, dans ses efforts visant à réduire la pauvreté, le gouvernement envisage de se concentrer sur les plus vulnérables, y compris les PDI. L’examen du Salvador mentionne le déplacement provoqué par les catastrophes et son coût pour l’économie. Le Nigéria reconnaît le déplacement induit par les conflits comme un obstacle majeur à la réalisation des ODD, un sujet qu’il aborde sous l’ODD 16 (paix, justice et institutions solides) l’ODD 4 (éducation de qualité) et l’ODD 17 (partenariats pour la réalisation des objectifs). Quant à la république de Chypre, elle associe le déplacement interne à l’ODD 11 (villes et communautés durables) puisque ses zones urbaines accueillent de nombreuses PDI depuis les années 1970. L’Égypte mentionne le déplacement interne dans le cadre de l’ODD 13 (action climatique) et fait allusion au déplacement anticipé de millions de personnes sous l’effet de la hausse du niveau des mers, des inondations et de l’érosion. Enfin, l’Ouganda a adopté un indicateur spécifique au déplacement dans le cadre de l’ODD 6 (eau propre et assainissement).
Options pratiques pour un suivi des avancées
Cette diversité montre qu’il existe des possibilités pour tous les pays touchés par le déplacement interne d’intégrer des efforts spécifiques à leurs stratégies nationales de développement et à leur cadre de suivi des ODD. Lorsqu’ils ne l’ont pas fait, c’est peut-être parce qu’ils envisagent le déplacement interne comme une question humanitaire plutôt qu’une question de développement, ou qu’ils ne sont pas disposés à reconnaître ce phénomène, ou à affecter les ressources nécessaires pour y apporter une solution.
Mais il y a aussi peut-être une autre raison : la complexité du cadre mondial de suivi des ODD. Le nombre très élevé d’indicateurs mondiaux des ODD (232) fait peser une lourde charge sur les institutions statistiques des pays. La plupart des pays, y compris ceux à revenus élevés, ont d’ailleurs signalé être actuellement incapables de fournir des données sur chacun de ces indicateurs. Ce fardeau qui pèse sur les bureaux nationaux de statistique pourraient bien les inciter à consacrer l’ensemble de leurs ressources au suivi des ODD, ce qui pourrait réduire leur capacité à collecter des données sur tout autre sujet au cours des 12 prochaines années. Et si le déplacement interne n’est pas inclus dans ces processus, il pourrait alors très bien devenir statistiquement invisible jusqu’en 2030. Toutefois, alors que le besoin de collecter de telles de données est de plus en plus reconnu, et avec l’aide de ressources supplémentaires, il devrait être possible de s’assurer que cette question conserve sa visibilité.
La plupart des données sur le développement proviennent d’enquêtes auprès des ménages, à la fois internationales et normalisées, qui s’appuient sur les registres administratifs pour identifier les chefs de ménage à interroger. Ce système exclut automatiquement de nombreuses PDI car elles ne sont pas enregistrées auprès des autorités de leur communauté d’accueil, ou qu’elles vivent avec de la famille ou des amis, et ne sont donc pas le chef de ménage, ou encore parce qu’elles sont souvent en déplacement. Certains pays ont tenté de résoudre ce problème en conduisant des enquêtes spécifiques avec des groupes « invisibles », tels que les populations pastorales ou les résidents de bidonvilles, et une approche semblable pourrait être adoptée pour mieux représenter les PDI. Une autre solution serait d’inclure une question supplémentaire dans les enquêtes existantes auprès des ménages (telles que les enquêtes par grappes à indicateurs multiples de l’UNICEF) afin d’identifier le statut de déplacement de la personne interrogée. Cela permettrait d’analyser d’autres informations (y compris sur les revenus, le niveau d’éducation et l’état de santé) de manière séparée pour les personnes qui ont été déplacées et celles qui ne l’ont pas été, et donc de voir si les PDI sont moins bien loties.
La collecte de telles données au moyen d’une enquête conduite par les autorités pourrait toutefois s’avérer difficile dans les pays où les PDI considèrent, à tort ou à raison, que les autorités agiront de manière discriminatoire à leur encontre. Cette possibilité devrait être reconnue comme une cause éventuelle de sous-signalement et de sous-estimation. Un autre problème provient de la supposition courante que le statut de déplacement du chef de ménage reflète le statut de l’ensemble du ménage. Le Groupe d’experts sur les statistiques relatives aux réfugiés et aux PDI recommande de collecter des données afin d’éviter les surestimations, dans la mesure où l’épouse, ou l’époux, et les enfants d’une PDI n’auront peut-être pas été déplacés eux-mêmes ; il recommande d’utiliser deux catégories, à savoir « PDI » et « personnes à charge d’une PDI », ou de poser la question à chaque membre du ménage séparément[4].
Il est essentiel de suivre le déplacement interne et ce, pour plusieurs raisons. La première est d’attirer l’attention sur ce phénomène en soulignant son ampleur et sa sévérité. La seconde est d’éclairer les acteurs humanitaires et du développement afin qu’ils puissent adapter plus efficacement leurs efforts et leurs programmes. En troisième et dernier lieu, le suivi du déplacement interne devrait aider à responsabiliser les gouvernements nationaux en leur présentant, mais aussi en présentant à leur population et à la communauté internationale, les résultats de leurs actions, ou l’absence de tels résultats. Ne pas inclure le déplacement interne dans le suivi des progrès des ODD pourrait constituer une omission majeure et, comme en témoigne l’alerte donnée par le Programme à l’horizon 2030, un obstacle de taille au développement.
Christelle Cazabat christelle.cazabat@idmc.ch
Chercheuse, Observatoire des situations de déplacement interne (Internal Displacement Monitoring Centre) www.internal-displacement.org
[1] Voir l’article par Zeender dans le présent numéro.
[2] Nations Unies (2018) « Global indicator framework for the Sustainable Development Goals and targets of the 2030 Agenda for Sustainable Development » https://unstats.un.org/sdgs/indicators/Global%20Indicator%20Framework%20after%20refinement_Eng.pdf
[3] La base de données des examens nationaux volontaires compile les informations des pays participants. Les examens référencés dans le présent article datent tous de l’année 2017, à l’exception de ceux de l’Égypte et de l’Ouganda, qui datent de 2016. Les examens sont disponibles sur : https://sustainabledevelopment.un.org/vnrs/
[4] Technical Report on Statistics of Internally Displaced Persons: Current Practice and Recommendations for Improvement Prepared by the Expert Group on Refugee and Internally Displaced Persons Statistics, Document de référence de la Commission de statistique des Nations Unies pour la Quarante-neuvième session, 6–9 mars 2018
https://unstats.un.org/unsd/statcom/49th-session/documents/BG-Item3m-IDPStat-E.pdf