La loi géorgienne a toujours accordé une protection spéciale aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) par des conflits. En 1996, deux ans avant le lancement des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, la Géorgie a adopté sa propre loi sur le déplacement interne. Conçue pour protéger les personnes ayant été forcées de fuir les deux régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud au début des années 1990, cette loi conférait un statut juridique particulier aux PDI qui leur permettaient de recevoir certaines prestations, dont une allocation mensuelle octroyée par l’État.
Bien que cette allocation n’ait jamais suffi pour couvrir les besoins essentiels, elle constitue une importante source de soutien, qui est également chargée d’une valeur symbolique dans la mesure où elle signale que le gouvernement se préoccupe de la situation des PDI[1]. Cependant, en dehors de la fourniture de cette petite allocation mensuelle, les autorités géorgiennes n’avaient défini aucune stratégie pour porter assistance aux PDI et les protéger. Par conséquent, pendant de nombreuses années, les PDI sont restées marginalisées au sein de la société géorgienne et ont continué de vivre dans les bâtiments publics et privés délabrés où elles avaient initialement trouvé refuge après avoir pris la fuite.
Le lancement des Principes directeurs en 1998 ne s’est pas traduit par un changement radical immédiat, mais son impact n’en a pas été pour le moins tangible. Le gouvernement a rapidement adopté les Principes en tant que cadre normatif international sur lequel les actions nationales et locales devraient se baser. En 2000, le gouvernement a adapté sa loi nationale relative au déplacement interne en supprimant plusieurs dispositions juridiques qui empêchaient les PDI d’exercer pleinement leurs droits en tant que citoyens géorgiens. Le cadre de politique nationale sur le déplacement interne qui a suivi en 2007 (connu comme la Stratégie d’État pour les PDI) reflétait également le ferme engagement du gouvernement en faveur des Principes directeurs, y compris, pour la première fois, la reconnaissance, pour les PDI, de l’existence d’une autre solution possible que le retour. Toutefois, ce n’est que la recrudescence des violences armées en août 2008, avec sa nouvelle vague de déplacements forcés, qui a impulsé la dynamique politique et attiré les financements nécessaires pour faire avancer l’intégration locale des PDI. Cependant, au lieu d’adopter une approche globale basée sur les besoins, le gouvernement et ses principaux bailleurs se sont principalement concentrés sur la fourniture de solutions de logement durables aux PDI[2].
En 2014, en plus de continuer à faire des solutions de logement durables une priorité, le gouvernement a adopté une stratégie de moyens d’existence qui encourage des mesures spécifiques pour favoriser l’autonomie des PDI. Cette même année, une nouvelle loi sur les PDI est également entrée en vigueur afin d’aligner le cadre juridique sur les normes internationales. Cette nouvelle loi protège les PDI contre toute expulsion de locaux dont ils sont légalement propriétaires, affirme que toutes les PDI doivent recevoir la même allocation, introduit une procédure simplifiée d’octroi du statut de PDI, reconnaît le droit des PDI à la restitution de leur propriété et redéfinit le concept de la famille afin de respecter le droit à l’unité familiale[3].
Néanmoins, en dépit de ces modifications apportées aux lois et aux politiques, les autorités ont encore tendance à estimer que fournir aux PDI un logement durable s’apparente à une solution durable. En même temps, les activités continues de suivi et de profilage prouvent que même les PDI auxquelles l’État a fourni un logement durable continuent d’être vulnérables, et ont souvent besoin d’un soutien financier, et autre. Plusieurs problèmes persistent encore parmi les PDI, dont les suivants : l’isolement et l’exclusion des réseaux sociaux plus élargis ; le manque de possibilités de subsistance et d’accès à des terres à proximité de leurs installations ; leur mauvais état de santé ; et des informations insuffisantes ou inadaptées à propos de leurs droits et de leurs possibilités d’assistance.
En comparaison avec les autres groupes vulnérables, les PDI dépendent plus lourdement des transferts de fonds et des prestations sociales, et continuent à rencontrer des difficultés pour accéder aux mêmes droits que les autres[4]. En d’autres termes, les Principes directeurs n’ont pas encore été pleinement mis en œuvre en Géorgie.
Entraves à l’application des Principes
Trois grands obstacles ont entravé l’application complète des Principes. Premièrement, le déplacement interne est une question très politisée en Géorgie dans la mesure où elle est intrinsèquement liée à l’intégrité territoriale de l’État géorgien. Bien que le gouvernement reconnaisse avoir perdu, pour l’heure, le contrôle des deux régions sécessionnistes de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, le droit des personnes déplacées à retourner chez elles demeure son objectif politique le plus important, d’autant que sa concrétisation signalerait que le gouvernement a repris le contrôle de ces régions. L’intégration locale des PDI peut donc servir uniquement de solution temporaire, jusqu’à ce que le retour devienne possible, notamment parce que les PDI elles-mêmes préfèrent le retour aux autres solutions durables[5]. Cependant, l’attention accordée au retour, tant par le gouvernement que par les personnes déplacées, a freiné une application plus rapide des Principes directeurs sur le territoire contrôlé par la Géorgie.
Deuxièmement, proposer des solutions de logement durables aux personnes déplacées constitue une tâche relativement simple et facilement mesurable ; en revanche, il est plus difficile de quantifier une approche de la protection et de l’assistance aux PDI basée sur les besoins, qui dépend plus fortement de données complètes et précises dans de nombreux domaines, tels que les moyens d’existence, l’éducation et les soins de santé. Le gouvernement géorgien manque toujours des capacités institutionnelles et financières pour répondre à ces besoins plus généraux.
La troisième entrave, qui est liée à la seconde, c’est que le gouvernement souhaite à tout prix présenter des résultats rapides et visibles. En tentant d’obtenir un résultat rapide, le gouvernement ne prend pas soin d’impliquer les PDI dans les processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques, et viole par là-même les Principes directeurs.
D’une approche basée sur le statut à une approche basée sur les besoins
Vingt ans après le lancement des Principes directeurs, la Géorgie ne dispose toujours pas de programme national de soutien qui reflète pleinement les besoins individuels des PDI. Pour changer cette situation, le gouvernement a proposé de passer d’une approche de l’assistance aux PDI basée sur le statut à une approche basée sur les besoins. Cela signifie que les PDI ne recevront plus d’allocation fixe, mais qu’elles bénéficieront dorénavant d’une assistance adaptée à leurs besoins individuels. Cette mesure a été bien accueillie par la communauté internationale en Géorgie, ainsi que par la société civile locale, qui la perçoivent comme un moyen plus efficace de combler les lacunes persistantes en matière de protection. Elle permet également d’aligner l’approche nationale sur les Principes directeurs.
Toutefois, les détails de cette réforme demeurent inconnus tandis que sa mise en œuvre est susceptible d’être repoussée suite au récent remaniement ministériel. À la surprise de nombreuses parties prenantes, le nouveau premier ministre géorgien, Mamuka Bakhtadze, a démantelé plusieurs ministères dans l’objectif d’améliorer l’efficacité du gouvernement. Ainsi, le ministère pour les PDI a été officiellement supprimé en juillet 2018 et ses tâches réattribuées à d’autres ministères, dont le ministère de l’Infrastructure et du Développement, dorénavant chargé de la mise en œuvre du programme de solutions de logement durables pour les PDI, et le ministère de la Santé et des Affaires sociales, aujourd’hui responsable de toutes les autres questions relatives aux PDI. De nombreux aspects pratiques doivent toujours être résolus, ce qui suggère que les réformes concernant les PDI seront suspendues jusqu’à ce que le remaniement soit achevé.
La fermeture du ministère pour les PDI pourrait suggérer que ces dernières ne constituent plus une priorité pour le gouvernement, ce qui pourrait se traduire par une nouvelle réduction de l’assistance. En conséquence, le rôle de la communauté internationale et de la société civile locale est plus important que jamais pour faire valoir les droits des personnes déplacées et veiller à ce que le gouvernement honore ses responsabilités. De manière générale, les Principes directeurs ont toujours bénéficié de l’adhésion de la Géorgie, mais il faudra continuer à travailler encore longtemps pour parvenir à leur application véritable et totale.
Carolin Funke carolin.funke@rub.de
Candidate au doctorat, Institut pour le Droit international de la paix et du conflit armé, Ruhr-University Bochum www.ifhv.de
Tamar Bolkvadze tamunabolkvadze@gmail.com
Coordinatrice du suivi et de l’évaluation et point focal sur le genre, Conseil danois pour les réfugiés – Caucase du Sud https://drc.ngo/
Cet article est l’expression d’opinions personnelles et ne représente pas nécessairement les points de vue du Conseil danois pour les réfugiés.
[1] Initialement, le montant de l’allocation versée dépendait du lieu de vie : centre collectif (initialement, l’équivalent de 5,50 $ US, puis de 12 $) ou logements privés (7 $, puis 15 $). Depuis 2014, toutes les PDI reçoivent la même somme (17 $), à moins que leur revenu brut ne dépasse un certain seuil.
[2] Défini dans la loi géorgienne comme « …fournir un logement, céder la propriété des unités résidentielles ou fournir une assistance adaptée, sous forme monétaire ou autre, aux familles de PDI ».
[3] Loi de Géorgie sur les personnes déplacées de l’intérieur – Persécutées originaire des territoires occupés de Géorgie, 1er mars 2014 http://mra.gov.ge/res/docs/201406171444442634.pdf
[4] Banque mondiale (2016) Georgia – Transitioning from Status to Needs Based Assistance for IDPs: A Poverty and Social Impact Analysis http://bit.ly/WorldBank-Georgia-2016
[5] Voir HCR (2015) Intentions Survey on Durable Solutions: Voices of Internally Displaced Persons in Georgia, p12. Selon cette enquête, 73,4 % des PDI de Géorgie choisiraient de retourner sur leur lieu d’origine. www.refworld.org/pdfid/55e575924.pdf.