La Politique nationale de 2013 relative aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) en Afghanistan ambitionnait de contribuer au renforcement de la réponse nationale face au nombre croissant de PDI à travers le pays[1]. Selon l’objectif visé, en plus d’instiller un sentiment de responsabilité et de redevabilité nationales parmi les autorités, cette nouvelle politique devait devenir le point de référence des acteurs internationaux et nationaux en ce qui concerne l’intégration complète des personnes déplacées dans les programmes prioritaires nationaux et dans les plans de développement soutenus par les acteurs internationaux.
Le processus d’élaboration d’un instrument national a démarré en février 2012, suite à la couverture médiatique internationale de décès tragiques d’enfants n’ayant pas survécu au froid de l’hiver dans les camps de PDI informels de Kaboul. Ce drame a incité le président Hamid Karzaï et les ministres du Cabinet afghan à confier au ministère des Réfugiés et du Rapatriement (MRR) la tâche d’élaborer une politique nationale exhaustive en matière de déplacement interne. En juillet 2012, un atelier consultatif de deux jours a été organisé à Kaboul, auquel ont participé des représentants clés du gouvernement, des responsables politiques, des organisations non gouvernementales (ONG), des membres de la population des PDI, de même que le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays.
L’un des aspects fondamentaux de ce processus politique était de parvenir à une meilleure compréhension des besoins des PDI. Les données collectées dans le cadre d’une grande étude nationale sur la protection des PDI[2] indiquait que la situation de ces dernières était pire que celle des réfugiés rapatriés ou des communautés d’accueil : les PDI étaient marginalisées dans leur communauté, souffraient d’un accès insuffisant aux terres et aux logements, vivaient dans des conditions d’hébergement plus précaires, présentaient des niveaux plus élevés d’insécurité alimentaire et tendaient à bénéficier d’un moindre accès aux services. Les enquêtes successives ont toutes réitéré ce que les PDI souhaitaient, à savoir l’intégration locale – et pourtant la réponse des autorités s’est concentrée sur le retour.
Échec de la mise en œuvre
Dès le départ, l’étendue de l’appropriation de la politique a été quelque peu limitée par le fait qu’aucune partie prenante afghane ne dirigeait le processus de rédaction (celui-ci étant dirigé par un spécialiste de la protection, secondé par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et le MRR). Après une série d’ateliers consultatifs à l’échelle nationale, une politique a été rédigée en six mois, adoptée en novembre 2013 et lancée en février 2014. Il était prévu que sa mise en œuvre commence en septembre 2014.
Reconnaissant que les solutions seraient tant locales que nationales, c’est aux gouvernements provinciaux qu’a été confiée la responsabilité primaire de l’ébauche des plans de mise en œuvre, laissant l’échelon national, à savoir le MRR, en charge de regrouper ces différents plans provinciaux en un seul plan national de mise en œuvre. Le déploiement de la politique devait avoir lieu en 2015 dans quatre provinces pilotes : Nangarhar (est), Herat (ouest), Balkh (nord) et Kaboul (centre).
Bien que des ateliers aient été organisés à Nangarhar et Kandahar en 2014, le déploiement est demeuré principalement symbolique. L’un des aspects essentiels de l’atelier de Nangarhar était l’engagement de l’ensemble des parties prenantes vis-à-vis du besoin de formation au contenu de la politique relative aux PDI, du partage d’informations avec les communautés de PDI à propos de leurs droits, d’un plus grand engagement auprès de la société civile et du suivi de la mise en œuvre de la politique, accompagné d’un processus transparent de décaissement des fonds. Seul le premier engagement relatif à la formation a été respecté (par le biais d’initiatives dirigées par des ONG internationales, telles que Welthungerhilfe et le Conseil norvégien pour les réfugiés (CNR)).
Depuis, il est devenu évident que la conception des plans provinciaux n’est jamais allée plus loin que les deux premières provinces pilotes. Nangarhar (en 2014-15) et Herat (en 2016) ont été les deux premières à élaborer un Plan d’action provincial (PAP) et elles étaient également deux des administrations provinciales les plus disposées à considérer l’intégration locale dans le cadre de leur plan de réponse au déplacement interne. Le PAP de Herat a abouti à la création de l’Initiative interorganisations pour des solutions durables, dont l’objectif était de faciliter les solutions durables et la mise en œuvre des PAP. À Nangarhar, la situation s’est compliquée après les retours massifs du Pakistan à partir de 2015, sous l’effet desquels la priorité opérationnelle a été réorientée vers l’assistance aux rapatriés (dont un grand nombre finirait en fait par connaître un déplacement secondaire ou devenir des « rapatriés-PDI »).
Difficultés juridiques et politiques
Aujourd’hui, la politique afghane relative aux PDI court le risque d’être abandonnée. Une grande partie des pratiques liées à la réponse aux PDI prennent de nouvelles directions, qui ne sont pas nécessairement alignées avec la politique, mais qui ne la contredisent pas forcément non plus. Ces pratiques incluent le processus d’enregistrement, de même qu’un nouveau cadre national.
Alors que la politique relative aux PDI appelait à l’établissement d’un système consolidé de gestion des informations, elle ne prévoyait pas de système national d’enregistrement des PDI, préférant plutôt déléguer l’identification et la vérification des PDI aux directions provinciales chargées des réfugiés et des rapatriements (DRR). Toutefois, un nouveau « système de dépôt de demande » a été introduit en tant que principal système d’enregistrement des PDI et de fourniture d’aide humanitaire. Les réactions des utilisateurs n’ont pas été positives[3]. Premièrement, ce système se limite uniquement aux zones contrôlées par le gouvernement. Deuxièmement, les bureaux du DRR exigent que les PDI se présentent en personne pour soumettre une demande et n’acceptent pas les listes de bénéficiaires soumises par les organisations, empêchant par là-même l’enregistrement des personnes incapables de se déplacer. Troisièmement, les PDI de longue durée et les personnes déplacées à plusieurs reprises ne peuvent pas déposer de demande, elles non plus, car les demandeurs sont autorisés à réaliser une seule et unique demande, même si leurs besoins persistent ou s’ils se déplacent vers une autre province. Les informations fournies sont insuffisantes, le coût du processus est prohibitif pour un grand nombre et le système empêche l’accès des groupes les plus vulnérables.
En avril 2018, la communauté humanitaire a commencé à prendre certaines mesures qui ont été les bienvenues en vue de l’établissement de procédures opérationnelles standard sous l’égide du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (BCAH), dans l’objectif de réduire la dépendance des agences humanitaires vis-à-vis du système de dépôt de demande des PDI dirigé par le gouvernement. Cependant, le rôle de la communauté internationale dans l’établissement d’un système d’alerte et d’une approche simplifiée de la coordination dirigée par le BCAH remet en question la notion d’appropriation nationale. Un atelier récemment organisé à l’Autorité nationale de gestion des catastrophes en Afghanistan (ANDMA) a déraillé à cause de discussions à propos du système de dépôt de demande, ce qui témoigne des tensions avec les institutions nationales.
Alors que la politique nationale relative aux PDI appelait à un partage des responsabilités entre le MRR et l’ANDMA, le Gouvernement d’unité nationale d’Afghanistan, constitué en 2014, a remplacé ces plans par une structure réaménagée responsable de la question du déplacement et par un nouveau cadre de politique englobant les rapatriés et les PDI. Toutefois, après les tensions politiques et constitutionnelles soulevées par l’établissement du Gouvernement d’unité nationale, la politique relative aux PDI n’était plus considérée comme une priorité nationale. Le Comité exécutif chargé des déplacements et des retours (DiREC) est le groupe interministériel qui est responsable de la mise en œuvre de ce cadre. Il a pris des mesures importantes pour finaliser et obtenir la validation d’un nouveau décret relatif à l’affectation des terres (décret présidentiel 305), ce qui est perçu comme un instrument indispensable à la réintégration des réfugiés et des PDI. Toutefois, l’application du décret présidentiel 305 se heurtera aux mêmes obstacles que la politique nationale relative aux PDI. La mise en œuvre du décret pourrait s’avérer tout aussi compliquée que celle de la politique nationale relative aux PDI.
La coordination et la coopération entre les ministères, les agences gouvernementales et les acteurs provinciaux concernés ont toujours représenté de grandes difficultés pour la politique nationale relative aux PDI. De nombreux acteurs internationaux, appuyés par des bailleurs, ont œuvré pour faire avancer la sensibilisation et la compréhension de la situation des PDI en organisant des formations et des ateliers à différents niveaux du gouvernement. Cependant, aucune volonté politique n’est venue accompagner, et encore moins renforcer, ces efforts. En raison de la faiblesse des institutions et de l’insuffisance des ressources financières et des capacités techniques, aucun leader n’a jamais été trouvé pour faire respecter les responsabilités décrites dans la politique.
Conclusions et recommandations
À de nombreux égards, les parties prenantes ayant contribué à concrétiser la Politique nationale de l’Afganistan relative aux PDI ont suivi le processus exactement comme il avait été prévu, c’est-à-dire en gagnant progressivement l’appui national, en établissant un processus de consultation pour garantir l’appropriation par le gouvernement, en apportant une assistance technique au MRR, en sensibilisant les autres agences gouvernementales et en diffusant la politique aux niveaux infranationaux. Cependant, en fin de compte, la politique n’a jamais été mise en œuvre, et c’est pourquoi l’Afghanistan est un exemple qui illustre les difficultés lorsqu’il s’agit de mettre véritablement en application les lois et les politiques relatives aux PDI. Toutefois, quelques actions auraient peut-être pu changer ce résultat.
Premièrement, le mandat du Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays[4] aurait dû être renforcé afin de fournir un soutien aux capacités plus spécialisé et plus centré sur les pays pour favoriser l’élaboration de lois et de politiques relatives aux PDI. Au-delà de l’ébauche initiale des politiques, remarquablement peu d’assistance institutionnelle internationale spécialisée demeure disponible pour les pays qui cherchent à intégrer de nouvelles politiques complexes à leur plans d’intervention nationaux et sous-nationaux, ou à légiférer pour garantir certains droits et certaines protections aux PDI. Le bureau du Rapporteur spécial pourrait jouer un rôle vital en supervisant ces efforts, notamment en identifiant le type d’assistance requise à la mise en œuvre sur le terrain et en suivant les progrès réalisés par rapport à des critères de référence approuvés.
Deuxièmement, il aurait fallu mobiliser un plus grand soutien national dès le départ, en impliquant les organisations de la société civile (OSC). À part quelques représentants des communautés de PDI, la société civile afghane n’a pas été adéquatement informée, ni suffisamment impliquée dans ce processus et, par conséquent, la perception selon laquelle la politique relative aux PDI avait été imposée par la communauté internationale était en grande mesure inévitable. L’implication des OSC et des ONG locales aurait également pu porter ses fruits en permettant de mieux surmonter les obstacles à l’accès. La société civile nationale peut également jouer un rôle important dans le suivi et l’évaluation de la mise en application des instruments nationaux relatifs aux PDI et en menant des actions de plaidoyer auprès des homologues gouvernementaux concernés.
Troisièmement, des engagements de financement à long terme sont nécessaires si l’on souhaite véritablement renforcer la capacité nationale pour atteindre un niveau lui permettant de concrétiser les engagements exprimés. Le renforcement des capacités ne peut pas se limiter à des ateliers de sensibilisation et/ou des formations ponctuels. Il est plutôt préférable de mettre en place un programme spécifique de soutien spécialisé à la mise en œuvre pour le principal ministère chargé du déplacement interne (dans le cas de l’Afghanistan, le MRR).
Perspectives futures
En 2018, 20 ans après le lancement des Principes directeurs et quatre ans après le lancement de la Politique nationale de l’Afghanistan relative aux PDI, les PDI afghanes ne disposent toujours pas des connaissances élémentaires quant à leurs droits et aux recours à leur disposition. Des enquêtes révèlent un gouffre béant entre les 70 % qui identifient leurs droits à l’alimentation et à l’eau, et les 7 % qui identifient leur droit à voter[5]. Certaines PDI, dont les femmes, restent particulièrement vulnérables et manquent souvent d’accès à une assistance spécialisée. Les familles de PDI qui ne reçoivent aucune aide recourent à des stratégies de survie nuisibles, telles que le travail des enfants et le mariage précoce. Parallèlement, les conflits et les violences continuent de déplacer de plus en plus d’Afghans, tandis qu’un nombre croissant de réfugiés de retour grossissent les rangs des personnes déplacées de l’intérieur. Les solutions durables demeurent hors d’atteinte pour la grande majorité des PDI afghanes qui sont prises au piège entre l’instabilité politique et l’insécurité croissante.
Il est donc crucial que des mesures soient prises pour que la protection et l’assistance aux PDI, en particulier dans les domaines de la loi et de l’élaboration des politiques, restent l’une des plus grandes priorités de la communauté internationale et du gouvernement national. La Politique nationale de l’Afganistan relative aux PDI peut servir de directive importante pour les autorités nationales et les autres parties concernées qui participent à la réponse. Elle peut également servir d’outil important pour garantir les droits des PDI, tels que définis dans les Principes directeurs. Pour qu’un processus amorcé, comme c’est souvent le cas, par la communauté internationale, connaisse le succès, il doit être mis en œuvre à l’échelle nationale.
Nassim Majidi nassim.majidi@samuelhall.org
Fondatrice et directrice, Samuel Hall https://samuelhall.org
Dan Tyler dan.tyler@nrc.no
Directeur régional du plaidoyer, Asie, Europe et région Amérique latine (AELA), Conseil norvégien pour les réfugiés www.nrc.no
[1] Les estimations sont variables, mais il est généralement accepté qu’au moins 650 000 Afghans ont été déplacés rien qu’en 2016 en conséquence des conflits.
[2] Samuel Hall/CNR/Observatoire des situations de déplacement interne (2012) Challenges of IDP Protection: Research study on the protection of internally displaced persons in Afghanistan
[3] Samuel Hall/CNR/IDMC (2018) Escaping war: Where to next?
www.internal-displacement.org/publications/escaping-war-where-to-next
[4] www.ohchr.org/EN/Issues/IDPersons/Pages/IDPersonsIndex.aspx
[5] Voir note de fin de texte no3.