En cette année du 20e anniversaire des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, engager une réflexion sur le rôle central des droits à la propriété à toutes les étapes du cycle de déplacement est de mise. Des lois régissant la propriété, justes, transparentes et objectives qui garantissent la sécurité d’occupation peuvent être déterminantes dans la prévention des conflits ; la protection des droits à la propriété des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDI) pendant leur déplacement peut contribuer à faciliter le processus de retour ; et des mécanismes de restitution de la propriété après le conflit peuvent être un élément déterminant dans la réconciliation et la résolution de querelles prolongées susceptibles de provoquer à l’avenir de nouveaux conflits et de nouveaux déplacements.
Le Principe 21 des Principes directeurs indique que « la propriété et les biens laissés par les PDI au moment de leur départ doivent être protégés contre la destruction et [spécifie que] l’appropriation, l’occupation ou l’utilisation arbitraires sont illégales », alors que le Principe 29 souligne la responsabilité du gouvernement d’aider les PDI de retour chez eux « à recouvrer, dans la mesure du possible, la propriété et les biens qu’elles avaient laissés, ou dont elles ont été dépossédées au moment de leur déplacement ». Les Principes directeurs prévoient également que les autorités doivent aider les PDI à obtenir une indemnisation appropriée, ou toute autre forme de réparation équitable, lorsque le recouvrement de la propriété et des biens est impossible.
Le niveau des dommages infligés à la propriété suite au récent conflit en Irak est stupéfiant. Dans le cadre d’évaluations menées en 2016 par l’Agence des Nations Unies pour les migrations (OIM), jusqu’à 90 % des répondants du gouvernorat de Ninive, qui comprend Mossoul et Sinjar, et 78 % des répondants du gouvernorat de Salah ad-Din ont indiqué que leurs propriétés avaient été totalement détruites[1]. Dans les rapports d’évaluation du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) de février 2018, 55 % des répondants du sous-district de Hawija qui résidaient dans des camps près de la ville de Kirkuk, ont indiqué que leurs maisons avaient être brulées ou détruites. Dans le gouvernorat d’Al-Anbar où se trouvent les villes de Fallouja et Ramadi, 25 % des répondants ont signalé la destruction totale de leurs maisons, et un autre groupe s’élevant à 19 %, a indiqué que leurs maisons avaient subi des dommages conséquents[2]. Les destructions et les dommages à la propriété s’accompagnent d’une série de conséquences connexes, notamment l’occupation secondaire des propriétés, la perte des titres de propriété, les évictions forcées, les pillages et les transactions immobilières illégales.
Le régime foncier inadéquat qui prévaut en Irak est un facteur qui vient encore exacerber cette situation. Une étude menée par l’OIM en 2017 indique que les niveaux officiels d’enregistrement de la propriété diffèrent à travers le pays et il est estimé que le niveau de propriété officiel ne dépasserait pas 10 % dans le gouvernorat de Ninive. La complexité du système de droits fonciers, les coûts associés à l’enregistrement foncier et la destruction massive des registres suite au conflit font que de nombreux Irakiens ne possèdent aucune preuve de propriété. Leur capacité à exercer formellement leurs droits fonciers en vertu de la législation nationale et des normes internationales reste extrêmement limitée dans de nombreux cas, particulièrement lorsque la spoliation réelle ou effective s’est produite avec le soutien ou à l’instigation des chefs communautaires et des autorités. Les groupes qui rencontrent le plus de difficultés pour faire reconnaitre leurs droits sont les femmes et les groupes ethniques et religieux minoritaires, ainsi que les PDI soupçonnées d’avoir des liens avec l’organisation État islamique (EI).
Avancées mondiales dans le domaine des droits au logement, à la terre et aux biens
Parallèlement à l’importance accrue accordée aux solutions durables, au cours des 20 dernières années des développements significatifs ont vu le jour au niveau du cadre juridique international relatif aux droits, à la restitution et à l’indemnisation des logements, de la terre et des biens (droits LTB). La restitution des droits LTB entraine trois résultats pratiques qui contribuent à ouvrir la voie vers des solutions durables ; elle procure un moyen de recours juridique pour les victimes, elle constitue une aide au retour pour les PDI et elle contribue à prévenir de nouveaux cycles de déplacement.
C’est grâce à la réalisation que l’analyse de l’application pratique des Principes directeurs était devenue une nécessité que sont nés les Principes de Pinheiro sur la restitution des logements et des biens des réfugiés et personnes déplacées (2005) et le Cadre conceptuel sur les solutions durables pour les PDI du Comité permanent interorganisations (2010)[3]. Alors même que les Principes directeurs définissent les termes et les droits, ils n’abordent pas la complexité des aspects pratiques. Les Principes de Pinheiro, d’un autre côté, proposent des orientations pratiques sur la restitution de la propriété et des biens à leurs propriétaires d’avant le conflit, et défendent l’idée d’une indemnisation financière lorsque cela s’avère impossible. Le Cadre conceptuel du Comité permanent interorganisations analyse la restitution sous l’angle des solutions durables et reconnait les liens étroits entre restitution et solutions durables, et avance que l’indemnisation devrait être étendue à toutes les personnes déplacées qui ont « perdu la propriété, le droit d’occupation ou tout autre droit d’accès à leur logement, terre et propriété ». Le document s’étend également sur l’importance des droits LTB, et de manière cruciale, fournit des indicateurs possibles de progrès vers des solutions durables. Un programme de restitution fondé sur le Cadre conceptuel aurait pour effet de contribuer à la réalisation de solutions durables et au développement d’une culture de l’état de droit, tout en encourageant le redressement économique et social à travers le respect et la protection des droits LTB.
Élaboration de cadres juridiques en Irak
Dans le cadre du droit formel irakien, le Code civil de 1951 et la Loi de 1971 sur l’enregistrement de la propriété immobilière définissent un cadre juridique sophistiqué de protection des droits à la propriété. La Commission en charge des demandes de dédommagement pour pertes de biens en Iraq, rebaptisée par la suite Commission de résolution des litiges portant sur des biens-fonds en Iraq a été instituée en 2004 lors de la chute du régime Baas. Les premières incarnations de la Commission se réfèrent explicitement aux commissions établies en Afrique du Sud, en Bosnie Herzégovine et au Kosovo, démontrant ainsi une acceptation de plus en plus généralisée des modèles de restitution de la propriété directement issus de l’application des Principes directeurs. En 2009, le parlement irakien a adopté la Loi N° 20 pour l’Indemnisation des victimes des opérations militaires, des erreurs militaires et des actions terroristes. Cette loi représentait une étape déterminante dans la mesure où elle introduisait un système d’indemnisation à l’intention des personnes qui avaient subi des dommages corporels et des violations des droits à la propriété au cours d’opérations militaires et d’incidents terroristes en Irak. La portée de la loi a été élargie en 2015, suite à des attaques de l’EI, de manière à inclure également des catégories nouvelles et complexes de pertes et préjudices. C’est une loi qui est également applicable rétroactivement à des incidents qui ont eu lieu en 2003 ou après. Alors que des sous-comités dans tous les gouvernorats ont reçu pour mandat de recevoir toute sorte de demandes de dédommagement, le comité central à Bagdad est responsable des décisions finales concernant les dommages à la propriété et de tous les appels qui y sont associés.
Avec le retour de 3,9 millions sur les 5,8 millions d’Irakien déplacés entre 2014 et 2017, l’Irak peut apparaitre comme un succès mitigé. Des efforts significatifs ont été réalisés par le gouvernement irakien pour faciliter les retours, comme par exemple le remplacement de milliers de documents légaux et la réouverture de bureaux gouvernementaux dans les lieux de déplacement et de retour. À l’inverse, un nombre non négligeable de retours des camps se sont avérés prématurés et forcés, entrainant de nouveaux déplacements, des retours dans les camps ou de nouveaux enjeux en matière de protection[4]. La possibilité ou non de considérer la majorité de ces retours comme soutenables ou durables dépendra de nombreux facteurs, notamment de la restitution des droits à la propriété.
Les mécanismes de restitution des logements, des terres et des biens, et ceux qui permettent l’obtention d’indemnisations pour compenser les pertes, ne sont néanmoins ni effectifs, ni opportuns. Les procédures prennent de nombreuses années, les comités ne fonctionnent pas à temps plein et il y a un énorme arriéré de cas en souffrance. Les autorités gouvernementales irakiennes ont été débordées par les demandes d’indemnisation et les demandeurs ne font pas confiance à la capacité du gouvernement de pouvoir les payer à plus ou moins brève échéance. Les griefs, tant historiques que récents, et la dépendance vis-à-vis des mécanismes de justice coutumière constituent des obstacles conséquents qui rendent d’autant plus difficile l’accès à la restitution et aux indemnisations. Le respect des droits LTB reste limité en Irak et le gouvernement fait bien peu pour appliquer des normes de protection nationales ou internationales. Tous ces facteurs mettent en danger la viabilité des solutions durables en Irak, et menacent d’alimenter un cycle ininterrompu de violence et de déplacement.
L’application effective des Principes directeurs, des Principes de Pinheiro et du Cadre conceptuel de l’IASC en Irak dépend de la reconnaissance de la nature pluraliste de la société irakienne, de la diversité des droits LTB, ainsi que des enseignements tirés du passé irakien. L’intégration de tous les types de systèmes juridiques (droit coutumier, religieux et officiel), et l’inclusion des femmes et des groupes ethniques et religieux minoritaires ainsi qu’un soutien permanent et impartial des autorités gouvernementales à tous les niveaux sont des conditions centrales à la construction d’un système de restitution de la propriété inclusif, équitable et respecté en Irak et à son application réussie.
Sila Sonmez sila.sonmez@nrc.no
Responsable de projet, Programme d’Information, conseil et assistance juridique (ICAJ), Kirkuk, NRC Iraq
Shahaan Murray shahaan.murray@nrc.no
Spécialiste, Programme d’Information, conseil et assistance juridique (ICAJ), NRC Iraq
Martin Clutterbuck martin.clutterbuck@nrc.no
Conseiller régional pour le Moyen Orient, Programme d’Information, conseil et assistance juridique (ICAJ), NRC
Conseil norvégien pour les réfugiés www.nrc.no
[1] OIM (2016) Housing, Land and Property (HLP) Issues facing Returnees in Retaken Areas of Iraq: A Preliminary Assessment p.13
www.iom.int/sites/default/files/our_work/DOE/LPR/Hijra-Amina-HLP-return-assessment.pdf
[2] NRC-IRC-DRC (2018) The Long Road Home: Achieving durable solutions to displacement in Iraq: Lessons from Anbar, p.16
https://reliefweb.int/report/iraq/long-road-home-achieving-durable-solutions-displacement-iraq-lessons-returns-anbar
[3]Principes de Pinheiro www.refworld.org/docid/4c5149312.html
IASC Framework www.unhcr.org/50f94cd49.pdf
[4] Voir note 2, p.4