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Combattre la dépendance et promouvoir la protection de l’enfant au Rwanda

Le camp de Gihembe au Rwanda a été mis sur pied en 1997 pour accueillir un grand nombre de réfugiés provenant de la République Démocratique du Congo (RDC) ; aujourd’hui, 14 295 personnes y vivent[1], et pratiquement la moitié d’entre elles ont moins de 18 ans. La vie des résidents du camp de Gihembe dépend entièrement de l’assistance fournie par d’autres.

Les réfugiés de ce camp sont soumis à un couvre-feu et, dans un pays où la disponibilité des terres est un problème même pour les nationaux, leurs possibilités de cultiver sont très limitées. Une étude entreprise en 2013[2] demandait aux résidents quel était l’impact que cette absence d’options en termes de moyens d’existence pouvait avoir sur les relations et les rôles à l’intérieur de la famille concernant la protection de l’enfant, et comment ces relations et rôles étaient perçus. Les parents se sentent incapables de couvrir les besoins élémentaires de leur famille – nourriture, vêtement, logement, éducation – et les enfants sont témoins de cette impuissance. L’incapacité des parents de payer les frais de scolarité conjuguée à une absence de méthodes positives d’adaptation conduisent les enfants à adopter des pratiques préjudiciables afin de subvenir à leurs besoins, comme par exemple le vol, la prostitution et d’autres formes d’emploi à risque. Les personnes qui s’occupent d’enfants dans le camp ont cité les grossesses des adolescentes, la délinquance juvénile et l’absence d’accès à l’éducation comme les menaces les plus courantes au bien-être des enfants. Quant aux enfants, ils ont indiqué la violence domestique, les affrontements avec les autorités et la toxicomanie comme les principaux dangers auxquels ils sont exposés. Les enfants comme les aidants ont signalé la quantité insuffisante des rations alimentaires – et l’absence de moyens de subsistance – comme les principaux facteurs favorisant ces risques.  

Lorsque les familles voient leurs enfants se lancer dans des activités à risque, certains parents tentent de leur expliquer les conséquences négatives de leurs actions. Cela fonctionne dans certains cas ; de nombreux réfugiés ont toutefois indiqué qu’à mesure que leur situation de déplacement se prolonge, les familles se sentent de plus en plus impuissantes.

« Nous ne savons pas ce que nous pouvons faire pour eux [les enfants]. Le gros problème c’est leur état d’esprit qui a été détruit, et il est vraiment très difficile de les aider ».

Le stress lié au déplacement prolongé tend également à modifier les structures familiales ainsi que les pratiques en termes de soins. Dans les cas les plus extrêmes, il arrive qu’un mari abandonne sa famille ou qu’une mère abandonne un enfant en pensant que l’enfant s’en sortira mieux seul. Il arrive de manière plus courante que des parents ou aidants vendent ou louent les cartes de ration du HCR de leurs enfants, une mesure que les employés des agences de protection de l’enfant considèrent comme une violation des droits de l’enfant ; toutefois certains parents agissent ainsi en toute bonne foi afin de subvenir à d’autres besoins de leurs enfants qu’ils considèrent plus importants, comme par exemple payer des frais de scolarité, des vêtements ou acheter d’autres choses.

« Lorsqu’une fille atteint l’âge de 14 ans, elle a besoin de vêtements, de sous-vêtements et de serviettes hygiéniques… C’est pour acheter ce type de choses que je vends la ration. Parce que j’ai beaucoup d’enfants, vous comprenez bien que je ne suis pas en mesure de subvenir à tous leurs besoins. C’est pour cela qu’elles sortent du camp pour trouver de l’argent d’une manière ou d’une autre, et parfois elles reviennent enceintes ou contaminées par le VIH ».

Mécanismes de protection fondés sur la communauté

Notre étude a repéré un certain nombre de ressources à l’initiative de la communauté vers lesquelles les résidents pouvaient se tourner et le faisaient. Ces mécanismes consistaient en une combinaison d’initiatives mises en place lorsqu’ils vivaient en RDC et d’autres plus nouvelles surgies pendant leur séjour dans le camp au Rwanda. La perception générale était cependant que les initiatives communautaires étaient beaucoup moins solides dans le camp qu’elles n’avaient été en RDC, au sein des communautés d’origine des résidents.

Les familles se tournaient vers leurs parents et les chefs tribaux afin de résoudre des conflits concernant les enfants, notamment en cas de conflits liés à la filiation ou à la maltraitance des enfants. Les écoles et les églises étaient également perçues comme ayant un rôle central dans ces efforts de protection et de soins aux enfants. Le HCR (l’agence des Nations Unies pour les réfugiés) et le gouvernement rwandais fournissent des bourses d’études jusqu’en ‘troisième’ (troisième année d’école secondaire, après les six années d’école primaire), après quoi les élèves doivent se financer eux-mêmes pour achever leurs études ; en vue de promouvoir l’assiduité scolaire, des parents se sont regroupés au sein d’associations parents-professeurs, ont fait du bénévolat dans les maternelles et dans les églises locales, et ont organisé la Hope School, une école des réfugiés pour les élèves n’ayant pas les moyens de poursuivre leurs études dans le système scolaire public. Des clubs de sport pour les jeunes ont été organisés pour maintenir les enfants occupés (même si ces clubs étaient souvent considérés comme ne convenant qu’aux garçons), et des membres de la communauté faisaient office de travailleurs sociaux afin de soutenir les familles et renforcer l’assiduité des enfants à l’école. De telles organisations et initiatives étaient toujours considérées positivement tant par les adultes que les adolescents ; néanmoins, les chefs communautaires ont indiqué qu’elles manquaient souvent du matériel ou du soutien technique nécessaire pour être efficaces.

« Ici dans le camp, ils ont démarré des écoles [maternelles]…avec des classes dans des églises et ailleurs. [Mais] l’assistance et le soutien des bienfaiteurs faisant défaut… le projet d’école maternelle à l’intérieur du camp est tombé à l’eau ; en conséquence les enfants ne vont à l’école qu’à six ans et en attendant ils n’arrêtent pas de faire des bêtises par ici ».

La Hope School, une école secondaire fondée et organisée par les réfugiés qui a bénéficié d’un soutien au niveau secondaire et universitaire lorsque disponible par le passé, s’est distinguée à Gihembe comme une initiative communautaire exemplaire par son efficacité et sa pérennité. L’école était soutenue par les contributions des familles – de 1 à 2 $ par mois, qu’elles gagnaient en revendant des portions de leurs rations – afin de couvrir les frais des étudiants qui n’avaient pas les moyens de payer les frais de scolarité après la classe de troisième du collège. Pendant l’année où nous avons mené nos entretiens avec les résidents, nous avons appris que 100 % des enfants qui s’étaient présentés à l’examen national à la Hope School l’avaient réussi ce qui représentait une énorme source de fierté pour les élèves, les enseignants et la communauté. L’organisation qui au sein du camp s’occupait de l’école avait des projets d’expansion et comptait sur un soutien du HCR pour fournir du matériel, comme des bureaux et des chaises. Toutefois, l’école avait encore de nombreuses difficultés à surmonter, se conformer aux directives rwandaises sur les bâtiments scolaires, veiller à ce que les programmes respectent les normes nationales et réussir à payer les enseignants. 

L’impact négatif des agences extérieures

Dans une situation prolongée comme celle du camp de Gihembe, où la population réfugiée dépend presque intégralement de ressources extérieures pour survivre, ce niveau de dépendance peut devenir une menace et saper la capacité de la communauté à faire face elle-même aux dangers relatifs à la protection des enfants. Nous avons détecté trois aspects essentiels à travers lesquels se manifestait cet impact négatif. Le premier consistait en une suspension ou une réduction des biens ou des services. Lorsque le financement des donateurs est épuisé, les services fournis au niveau du camp s’amoindrissent, une réalité dont les effets sont dramatiques lorsque la résilience des familles et des communautés n’a pas fait parallèlement l’objet d’un renforcement systématique. Faire face à une diminution de ressources tout en n’ayant que peu d’options alternatives peut pousser les enfants comme les personnes en charge vers des comportements de survie à risque.

« Vous pouvez constater qu’ici à l’intérieur du camps notre éducation est soutenue par les ONG. Il arrive parfois que ces ONG stoppent leurs programmes alors que nous sommes en milieu de période scolaire ; nous sommes alors forcés d’abandonner l’école pour l’année entière. Il faut alors attendre une autre [forme de]soutien pour [pouvoir] reprendre là où nous nous sommes arrêtés ».

Deuxièmement, la relation entre parents et enfants est souvent altérée et affaiblie. Les enfants apprennent à s’adresser aux ONG en premier lorsqu’ils ont besoin d’assistance plutôt que de considérer leur famille et leur communauté comme leur premier point de recours, une tendance qui érode directement l’efficacité des structures traditionnelles de protection des enfants. Non seulement les enfants apprennent que la famille n’est pas en mesure de les aider, mais les parents ou ceux qui s’occupent d’eux, eux aussi, finissent par être convaincus qu’ils ne sont pas les mieux placés pour protéger et veiller sur leurs propres enfants. Une mère s’exclamait ainsi :

« Ce n’est que par l’intermédiaire des ONG que Dieu peut agir et permettre à nos enfants de finir leurs études ».

Et finalement, une population dépendante de l’aide n’a que peu d’influence pour déterminer les services qui seront mis à sa disposition ; les résidents sont donc impuissants et incapables de résoudre eux-mêmes leurs problèmes. Les organisations d’assistance aux réfugiés sont, elles aussi, souvent dépassées par l’étendue des besoins et donnent l’impression de manquer de transparence, ce qui associé à l’absence d’alternatives des réfugiés entraine des sentiments d’impuissance chez les familles. De tels sentiments sont un obstacle à la confiance entre réfugiés et organisations mandatées pour les servir ; les réfugiés hésitent alors à contacter les ONG et au final les enfants sont mis en danger. L’exemple ci-dessous montre l’expérience vécue par une réfugiée concernant l’allégation de viol et la grossesse consécutive de sa petite-fille.

« Je me suis adressée au président du camp… Il a transféré mon cas vers l’unité de prévention de la violence sexiste, mais apparemment ils n’étaient pas très intéressés par mon cas. Cette unité, à son tour, a transféré mon cas vers AVSI [une ONG internationale], et AVSI a transmis le cas à la police. …Les policiers ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire parce qu’il n’y avait aucune preuve mais qu’une fois que ma petite-fille aurait accouché ils pourraient faire un test ADN afin de confirmer l’identité du père de manière à ce qu’il paie pour ce qu’il a fait. Des employés d’AVSI sont venus ici lorsque mon petit-fils est né mais nous attendons toujours… Nous n’avons toujours aucune nouvelle. Nous pensons qu’ils sont corrompus ou qu’ils ne sont pas concernés par notre problème ». 

Conclusion

Dans une situation où les programmes officiels fluctuent constamment, prioriser des mécanismes endogènes de protection peut s’avérer un moyen plus efficace et plus acceptable de minimiser les dommages tout en restituant le pouvoir de protéger aux adultes en charge. L’un des moyens à disposition des praticiens pour y parvenir consiste à couvrir les besoins issus d’initiatives mises en place par des réfugiés en vue de restaurer l’estime de soi et combattre l’impuissance au sein de la communauté.

Chaque fois que possible, les efforts dirigés par des organisations d’assistance aux réfugiés doivent cibler les familles des enfants plutôt que contourner les familles pour apporter un soutien directement aux enfants. Même s’il est possible que certains services (ceux destinés aux enfants maltraités par exemple) n’aient pas d’autre choix que de cibler les enfants directement, la fourniture de l’assistance relative à l’éducation, la nourriture ou le logement doit partir d’un point de vue familial. Une approche de soutien aux réfugiés basée sur la famille peut potentiellement conforter les enfants dans l’idée que leurs familles et leurs voisins sont à même de couvrir leurs besoins ce qui peut les encourager à chercher de l’aide au sein de leur communauté avant de se tourner vers des sources extérieures ; cela peut également contribuer à restituer du pouvoir aux adultes en charge et leur permettre de s’attaquer eux-mêmes, à titre individuel et collectif, aux défis de protection des enfants.

 

Saeed Rahman saeed.rahman0@gmail.com
Assistant de recherche de troisième cycle

Simran Chaudhri simran.chaudhri@gmail.com
Assistant de recherche

Lindsay Stark ls2302@cumc.columbia.edu
Directrice, CPC Learning Network; Professeure associée

Mark Canavera mc3718@cumc.columbia.edu
Directeur associé

CPC Learning Network, Département de santé de la population et des familles, Mailman School of Public Health de l’Université Columbia www.cpcnetwork.org



[1] Fin mars 2016, au total 74 530 réfugiés originaires de RDC résidaient au Rwanda.

[2] Par l’intermédiaire du CPC Learning Network en collaboration avec HealthNet TPO, TPO Ouganda et AVSI. Voir : Prickett I, Moya I, Muhorakeye L, Canavera M et Stark L (2013) Community-Based Child Protection Mechanisms in Refugee Camps in Rwanda: An Ethnographic Study (Mécanismes de protection communitaires des enfants dans les camps de réfugiés au Rwanda: une étude ethnographique) www.cpcnetwork.org/resource/community-based-child-protection-mechanisms-in-refugee-camps-in-rwanda-an-ethnographic-study/ ; Voir également: AVSI et InfoAid (2013) Child Protection KAP Survey in Rwandan Refugee Camps (Enquête KAP sur la protection de l'enfance dans les camps de réfugiés rwandais).

www.avsi.org/wp-content/uploads/2013/07/KAP-Survey-Rwanda.pdf

 

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