Ces dernières années, le déplacement interne a atteint des niveaux encore jamais vus depuis la fin de la Guerre froide, avec un chiffre record de 45,7 millions de personnes déplacées de l’intérieur en conséquence de conflits et de violence à la fin 2019 et de 5,1 millions en conséquence de catastrophes.[1] Ces chiffres sont presque deux fois supérieurs à ceux de 1998, année de l’adoption des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays.
Cette augmentation du déplacement interne peut être imputée à l’augmentation du nombre, de la durée et de la létalité des conflits armés dans le monde ces dix dernières années, au doublement du nombre de catastrophes liées au climat au cours des 20 dernières années par rapport aux 20 années précédentes et à la durée toujours plus longue des déplacements. Plus inquiétant encore, le nombre de personnes déplacées de l’intérieur (PDI) devrait continuer d’augmenter sous l’effet, entre autres, des conséquences néfastes du changement climatique, alors que les besoins et les vulnérabilités se trouvent aujourd’hui exacerbés par la pandémie mondiale de la COVID-19.
Nouvelles opportunités
Bien que ces chiffres puissent sembler décourageants, de nouvelles opportunités apparaissent pour catalyser les efforts collectifs en vue de réaliser des progrès. Premièrement, dans le cadre du Programme de développement durable à l’horizon 2030, les États membres se sont engagés à ne laisser personne au bord du chemin, y compris les PDI qui comptent parmi les populations les plus délaissées. En outre, ces dernières années, un beaucoup plus grand nombre d’États touchés par le déplacement ont formulé des lois et des politiques relatives au déplacement interne, notamment dans le cadre de la ratification ou de la transposition de la Convention de Kampala. Deuxièmement, les agences de l’ONU ont également renouvelé leur engagement pour répondre aux déplacements internes, y compris le HCR avec sa politique de 2019 relative aux PDI[2], qui réaffirme ses engagements vis-à-vis de ces populations. Au niveau du système de l’ONU, l’établissement par le Secrétaire général d’un Groupe de haut niveau sur les déplacements internes[3], au sein duquel de nombreux États touchés par le déplacement sont représentés, a donné un nouvel élan et un nouveau souffle d’optimisme au débat portant sur cette question.
Et troisièmement, des pratiques et des approches innovantes et prometteuses voient le jour sur le terrain (mises en place par les gouvernements touchés par le déplacement, les autorités locales, des agences de l’ONU et d’autres acteurs, et souvent en collaboration) en vue de trouver des solutions durables au déplacement interne. Le Plan d’action du PD20 pour faire progresser la prévention, la protection et les solutions pour les PDI[4] a démontré qu’en unissant nos forces, il est plus facile d’identifier et d’encourager les bonnes pratiques, mais aussi de promouvoir des actions plus inclusives et stratégiques. Si l’on étend leur portée, ces pratiques et ces nouvelles approches ont le potentiel de réduire considérablement le nombre de personnes en situation de déplacement prolongé.
Prévention
Ces pratiques et ces approches, dont un grand nombre sont présentées dans ce dossier spécial de RMF, peuvent être facilement regroupées en trois catégories selon les éléments du slogan du PD20 : « prévenir, protéger, solutionner ». En ce qui concerne le premier élément, des mesures robustes de prévention des conflits et d’atténuation du changement climatique constitueraient bien sûr les approches les plus efficaces et durables pour prévenir les déplacements internes. Même si de telles mesures peuvent sembler hors de portée (du moins à court terme) au vu de la situation politique mondiale, nous avons à notre disposition les outils et les connaissances nécessaires pour réduire les flux de déplacement interne à venir, notamment ceux qui résultent de catastrophes.
À cet égard, il faut investir en priorité dans nos capacités de préparation d’urgence, d’adaptation climatique et de réduction des risques de catastrophe en y intégrant la question du déplacement, et en visant particulièrement à renforcer la résilience des communautés vulnérables. Malheureusement, ces domaines manquent cruellement de financements et ne ciblent pas suffisamment les pays et les populations les plus exposés aux risques. En 2020, les 15 pays les plus vulnérables aux conséquences du changement climatique, dont 11 ont fait l’objet d’un appel humanitaire interorganisations, n’ont reçu que 5,8 % des financements mondiaux affectés par les fonds d’adaptation multilatéraux.[5]
Les mesures d’anticipation, et notamment le financement basé sur des prévisions, ont prouvé leur capacité à renforcer la résilience des populations vulnérables et à prévenir ainsi les conditions qui entraînent le déplacement, par exemple en donnant à ces populations vulnérables les moyens de s’adapter à une sécheresse imminente.[6] La prévention implique également d’analyser les causes profondes, par exemple comment le changement climatique peut simultanément entraîner des déplacements, contribuer aux conflits qui provoquent des déplacements et exacerber les conditions de déplacement existantes.[7]
Protection
Les mesures concrètes correspondant au deuxième élément du slogan du PD20, à savoir « protéger », demeurent extrêmement importantes car chaque année, des millions de nouvelles personnes sont déplacées, rejoignant celles qui se trouvent déjà dans des situations de déplacement prolongées et dont la protection est sévèrement menacée. Le Burkina Faso en est l’illustration parfaite, puisque les conflits y ont entraîné la crise de déplacement la plus rapide de toute l’Afrique ; il en va de même de la Syrie, où la guerre se poursuit neuf ans après son déclenchement ; sans oublier la Colombie, la RDC, le Yémen et de nombreux autres endroits où la protection des PDI est une question des plus urgentes.
Parmi les principaux facteurs de protection, on peut citer les engagements à renforcer le respect du droit humanitaire international dans les situations de conflit et de catastrophe, et la collaboration tenant compte de la vulnérabilité accrue des personnes déplacées, y compris des vulnérabilités intersectionnelles, par exemple pour les femmes et les filles, les hommes et les garçons, les personnes handicapées, les personnes âgées ou les communautés marginalisées. Partant des Principes directeurs comme base de toutes les mesures, la protection est d’autant plus efficace lorsqu’elle est intégrée à toutes les étapes, de la prévention jusqu’à l’intervention d’urgence ; lorsque le principe de « centralité de la protection » (c’est-à-dire, la place de la protection au cœur de toute action humanitaire[8]) est appliqué au contexte local et mis en pratique en établissant des priorités concrètes et réalistes pour la communauté humanitaire tout entière ; et lorsque la participation des communautés déplacées est véritablement intégrée aux processus décisionnels. Étant donné que dans le monde d’aujourd’hui le déplacement revêt un caractère davantage urbain que rural, la protection des PDI doit de plus en plus tenir compte des différentes dimensions démographiques, historiques, environnementales, économiques, sociales et politiques propres aux contextes urbains, sans oublier les effets collatéraux des combats en milieu urbain, les impacts à long terme des catastrophes naturelles sur les quartiers, et les systèmes de logement et fonciers locaux.
Faire progresser les solutions durables
Pour faire progresser les solutions, le troisième élément du slogan du PD20, deux ingrédients sont fondamentaux. Le premier, qui revêt un intérêt particulier pour le Groupe de haut niveau, consiste à renforcer l’engagement des pays touchés par le déplacement à assumer leur responsabilité de répondre aux déplacements sur leur territoire. Bien que cet engagement doive provenir des États concernés, la communauté internationale peut encourager leur volonté politique de diverses manières en soulignant les avantages développementaux et économiques des réponses au déplacement interne, en encourageant l’adoption de lois et de politiques relatives aux PDI, en aidant les pays concernés à produire les données et les informations nécessaires sur l’emplacement, le profil démographique et les besoins des PDI, et en contribuant au renforcement des capacités nationales à déployer de telles interventions.
Le deuxième facteur clé pour faire progresser les solutions durables consiste à renforcer efficacement les partenariats et la collaboration dans tous les secteurs de l’humanitaire et du développement, afin d’aider les PDI à reprendre une vie normale, à préserver leur dignité et à assurer leur autonomie. Les engagements pris lors du Sommet humanitaire mondial de 2016 en vue de renforcer la collaboration entre l’humanitaire et le développement, ainsi que la réforme récente du système de développement de l’ONU (qui revigore le système de coordinateur résident en donnant davantage de pouvoir et d’indépendance à ce rôle) ont créé une infrastructure de travail favorable au rapprochement des secteurs de l’humanitaire et du développement. Les initiatives de solutions durables en Somalie et en Éthiopie qui sont rattachées aux bureaux des coordinateurs résidents, sont des modèles utiles pour déployer des approches « Unité d’action des Nations Unies » pour faire face au déplacement international dans d’autres contextes. Parallèlement, les bailleurs devront suivre le mouvement et donner davantage de cohérence à leurs flux de financement doubles qui rendent difficile le financement d’interventions (telles que les solutions durables) qui sont à cheval entre l’humanitaire et le développement.
La collaboration entre humanitaire et développement est également requise au niveau national. Il est encourageant de constater que plusieurs pays touchés par le déplacement ont eux aussi élaboré des approches « pangouvernementales » qui reflètent les défis pluridisciplinaires de la réponse au déplacement interne. Ils devront surtout garantir l’accès des PDI au système de sécurité sociale et leur inclusion dans les plans de développement national.
Perspectives d’avenir
Comment s’appuyer sur ces opportunités pour préserver la dynamique ? De toute évidence, ce sont avant tout les États et les gouvernements, avec l’appui de la communauté internationale, qui doivent renforcer leur engagement et agir pour répondre aux déplacements internes, que ce soit au moment de la préparation, de l’intervention d’urgence ou des solutions. Les initiatives telles que le PD20 ont un rôle à jouer pour favoriser la collaboration entre les régions et les continents, et identifier les bonnes pratiques. Il existe un immense potentiel pour étendre la portée de cette collaboration et de ces bonnes pratiques, et pour inspirer et soutenir des engagements solides qui contribueront à renforcer la prévention, la protection et les solutions pour les personnes déplacées de l’intérieur.
Samuel Cheung cheung@unhcr.org
Directeur de la Section sur le déplacement interne, HCR www.unhcr.org
Sebastian von Einsiedel Sebastian.einsiedel@un.org
Conseiller principal en déplacement interne, OCHA www.unocha.org
Samuel Cheung et Sebastian von Einsiedel sont les coprésidents du PD20.
[1] Rapport mondial de l’IDMC sur le déplacement interne 2020 www.internal-displacement.org/global-report/grid2020/
[2] UNHCR (2019) Policy on UNHCR’s Engagement in Situations of Internal Displacement https://emergency.unhcr.org/entry/363263/policy-on-unhcrs-engagement-in-situations-of-internal-displacement-idp-policy
[3] www.un.org/internal-displacement-panel/
[4] www.globalprotectioncluster.org/wp-content/uploads/GP20-Plan_of_Action-brocure-FR.pdf
[5] Indice ND-Gain de Notre Dame University https://gain.nd.edu/our-work/country-index/ ; données sur les décaissements des fonds d’adaptation climatique multilatéraux https://climatefundsupdate.org/data-dashboard#1541245745457-d3cda887-f010 bit.ly/ClimateFundsUpdate ; OCHA, Aperçu de la situation humanitaire mondiale 2020 https://www.unocha.org/sites/unocha/files/GHO-2020_v9.1.pdf bit.ly/GHO-2020
[6] Consultez par exemple IFRC (2018) « Forecast-based Financing for vulnerable herders in Mongolia », une étude de cas sur la RRC en action https://media.ifrc.org/ifrc/wp-content/uploads/sites/5/2018/06/CaseStudy16_Mongolia-FbF-Final.pdf bit.ly/IFRC-FbF-Mongolia
[7] Consultez le mini dossier de RMF sur les causes profondes du déplacement www.fmreview.org/fr/retour
[8] www.globalprotectioncluster.org/tools-and-guidance/protection-cluster-coordination-toolbox/communication-package-on-protection/the-centrality-of-protection-what-it-means-in-practice/