Les recours contre des décisions négatives de détermination du statut de réfugié (DSR) sont une composante essentielle d’une procédure d’asile équitable et elles offrent un mécanisme de vérification indispensable pour garantir la qualité et l’exactitude des décisions initiales. Pourtant, une tendance inquiétante parmi les signataires de la Convention de 1951 sur les réfugiés voit les États se débattre pour rendre les processus de recours aussi rapides et peu coûteux que possible. Une tactique clé à cet égard a été la réforme et la reconfiguration des formations de recours, notamment en ce qui concerne l’identité et le nombre de juges qui y participent.
Nos constatations, fondées sur des données d’observation et d’entretien provenant du projet ASYFAIR[1], indiquent que les appelants, leurs représentants légaux et les juges apprécient de travailler au sein d’équipes multilatérales dans ce domaine complexe du droit – un domaine qui, a) dépend fréquemment d’une évaluation de la crédibilité, b) est tributaire de niveaux élevés de discrétion individuelle, et c) est infiltré par des cultures de déni et d’incrédulité. Alors que de nombreux États se replient sur des procédures à juge unique afin de réduire les coûts et gagner en efficacité, les éléments de collaboration contribuent à promouvoir une prise de décision précise et de qualité, ce dont les politiques futures doivent tenir compte.
Un effet médiateur
Les systèmes juridiques démocratiques du monde entier reconnaissent que les questions d’importance majeure doivent être délibérées et tranchées par une formation collégiale, plutôt que par un juge unique. Plus on monte dans la hiérarchie d’un système juridique et plus l’importance de la question juridique est grande, plus le nombre de juges habituellement affectés à l’affaire est élevé. Dans les recours en matière d’asile, les enjeux sont tels que seul le plus haut degré de décision juste et équitable pourra suffire. Pourtant, lorsqu’il s’agit de la construction et de la composition des structures juridictionnelles des recours en matière d’asile, nous observons une évolution inquiétante vers la rationalisation. Ce phénomène tend à réduire ce que nous considérons comme des contrôles nécessaires sur les niveaux élevés de discrétion impliqués dans l’évaluation de la crédibilité et la détermination des demandes d’asile.
Les études universitaires quantitatives ont invariablement démontré que certains juges sont beaucoup moins susceptibles que la majorité de leurs confrères d’accorder la protection aux réfugiés[2]. Notre propre travail qualitatif a en outre révélé des manques occasionnels de connaissances et des cas de traumatisme indirect chez certains juges, ainsi que des mauvaises pratiques professionnelles pendant les appels, notamment le fait de crier, de ricaner et de se moquer des appelants, de refuser de leur prêter attention et de ne pas leur donner l’occasion de soumettre leurs preuves. Dans de telles situations, la participation d’autres juges peut avoir un effet médiateur indispensable.
Actuellement, trois des juridictions européennes en matière d’asile étudiées par ASYFAIR – celles de la France, de la Grèce et de l’Italie – utilisent fréquemment différents types de formations de jugement. En France, selon la « procédure régulière », au premier stade de la procédure d’appel, un Président légalement qualifié siège à la Cour nationale du droit d’asile aux côtés de deux assesseurs, l’un nommé par le vice-président de la plus haute juridiction administrative française (le Conseil d’État) et l’autre (le plus souvent un universitaire ayant une expertise juridique ou géopolitique) désigné par le HCR. Jusqu’en 2015, toutes les audiences de première instance étaient entendues par une formation de jugement. Les réformes introduites en 2015 signifient désormais que seuls deux tiers environ des recours qui passent en audience orale sont entendus par une formation de jugement, alors que les recours considérés comme moins fondés (en vertu d’un processus de triage lui-même problématique) sont orientés vers une procédure accélérée à juge unique. Dans un arrêt pris en juin 2020, le Conseil d’État a reconnu l’importance procédurale des formations de jugement pour assurer un niveau de justice supérieur et a suspendu une mesure (prise prétendument en réponse à la COVID-19) qui aurait signifié que tous les recours entendus par la Cour nationale d’asile aient lieu dans le cadre d’une procédure accélérée à juge unique. Cette décision du Conseil d’État a confirmé que la dérogation aux audiences devant des formations de jugement doit rester l’exception, plutôt que devenir la norme.
Notre travail de terrain sur les formations de jugement en France a montré que les juges examinaient les questions posées par les uns et les autres lorsqu’ils voyaient des lacunes ou lorsqu’un point n’était pas suffisamment clair. Souvent, des juges ayant des spécialisations différentes se complétaient mutuellement et appliquaient des perspectives et des approches différentes dans le traitement des demandes grâce à leurs interactions au cours des audiences.
En Grèce, les comités de recours sont désormais constitués de deux juges administratifs et d’un membre indépendant avec une expérience dans le domaine de la protection internationale, des droits de l’homme ou du droit international, et nommé par le HCR ou par le Commissaire national aux droits de l’homme. Nos données d’entretiens suggèrent que le membre indépendant (qui peut également être un universitaire spécialisé en sciences sociales) utilise son expérience pour sensibiliser les autres juges qui, selon les termes utilisés par l’un de nos répondants, en tant que juges administratifs « n’ont pas nécessairement de connaissances concernant l’asile ». L’une des personnes que nous avons interrogées en Grèce (un ancien membre indépendant du comité de recours) nous a expliqué l’utilité de cette approche interdisciplinaire, remarquant que des spécialistes en sciences sociales pouvaient apporter un éclairage pertinent, en particulier lorsqu’il s’agit d’évaluations de crédibilité ; et que leur perspective plus souple apportait une dimension culturelle qui pouvait manquer à une personne qui aurait uniquement une formation juridique.
Des données provenant d’Italie ont encore corroboré cette opinion selon laquelle la collégialité offre un niveau de garantie dans une juridiction où les faits et le droit sont souvent sujets à pléthore d’interprétations différentes. Des juges nous ont dit qu’ils valorisaient la possibilité de discuter et de débattre avec d’autres juges et que les formations collégiales garantissent une protection contre des connaissances insuffisantes ou des préférences individuelles.
Éviter la politisation
Les expériences en Grèce et en Italie montrent à quel point les formations de jugement sont vulnérables à la politisation. En Grèce, avant 2016, les comités d’appel de trois membres comprenaient deux membres indépendants et un fonctionnaire nommé par le gouvernement. En réponse aux décisions des comités de recours qui statuaient que la Turquie n’était pas un pays tiers sûr (ce qui contredisait la présomption qui sous-tend l’accord EU-Turquie), le parlement grecque a réformé les comités de manière à réduire le nombre d’experts indépendants en matière de droits de l’homme[3]. L’un de ces experts et répondant dans le cadre de notre étude a qualifié cette mesure « d’atteinte grave à l’indépendance du comité ». Suite à cette réforme, le taux de succès des appels en Grèce au cours du deuxième semestre 2016 a diminué, passant de 15,9 % l’année précédente à seulement un peu plus de 1 %[4].
En Italie, les formations de jugement ont été introduites dans la procédure d’appel en matière d’asile en 2017. Les appelants sont toujours entendus par un juge unique mais les décisions sont désormais prises par une formation de trois juges professionnels. Cette mesure, qui a première vue, pourrait être considérée comme une amélioration par rapport aux procédures à juge unique a cependant eu un coût, car il s’est agi d’une réforme controversée visant à accélérer les procédures d’asile et à augmenter les procédures d’expulsions. Cette réforme a également supprimé un deuxième niveau de recours et a établi que les audiences en personne ne sont plus la norme.[5]
Faire fonctionner efficacement les formations de jugement
Diverses considérations pratiques doivent également être prises en compte pour que les formations de jugement puissent fonctionner de manière efficace. Tout d’abord, les juges italiens ont observé que les délibérations au sein de ces formations prenaient plus de temps que lorsqu’un juge travaillait seul, ce qui implique qu’il est nécessaire de doter les formations collégiales de ressources adéquates. De manière générale, les formations de jugement ne peuvent fonctionner que si un temps judiciaire suffisant peut être mis de côté. C’est une question de ressources et, en bout de course, de volonté politique de respecter les obligations internationales.
Deuxièmement, les formations de jugement sont susceptibles de mieux fonctionner lorsqu’elles s’inscrivent dans une culture professionnelle dynamique d’échange et d’ouverture. Sans cette condition, il est possible – et c’est un paradoxe – que les formations contribuent en fait à l’homogénéisation et à la pérennisation de cultures décisionnelles moins souhaitables. Qui plus est, dans les centres d’audition plus petits ou plus éloignés où le nombre total de juges est plus restreint, les possibilités de réunir des formations de jugement en personne sont réduites. Les juges itinérants ou les formations tournantes pourraient être des éléments de solution, ou s’il s’avère impossible que plusieurs juges soient présents lors de l’audience elle-même, sensibiliser les juges à la manière de raisonner d’autres juges en encourageant le travail de groupe lors d’activités de formation pourrait avoir un effet bénéfique.
Troisièmement, il convient d’accorder une attention particulière à la manière dont la communication fonctionne entre les membres d’une formation de jugement, et entre les membres et l’appelant. La comparution devant une formation de jugement peut diluer les interactions individuelles entre les membres de la formation et les appelants. L’appelant peut ne passer que quelques minutes à interagir avec chaque juge et l’interrogatoire peut sembler incohérent ou contradictoire. Les membres de la formation peuvent également être tentés de parler entre eux, souvent dans une langue que l’appelant ne parle pas, ce qui peut lui donner une sensation d’exclusion ou d’incertitude par rapport à ce qui a été discuté. La publication de directives claires destinées aux juges sur la manière de communiquer entre eux et avec l’appelant permettrait de limiter de telles pratiques.
Les faits montrent que dans les recours en matière d’asile, la qualité, la précision et l’équité des décisions sont améliorées lorsque plusieurs voix sont entendues au cours des délibérations. Les formations de jugement constituent un moyen formel pour garantir cela, mais il existe d’autres possibilités pour que des perspectives diverses entrent en jeu. Par exemple, des rapporteurs indépendants peuvent aider les juges à extraire les faits et à appliquer le droit. La formation professionnelle continue, l’observation et le retour d’information entre pairs, ainsi que les possibilités d’échange par le biais de réseaux judiciaires nationaux et internationaux sont autant de moyens pour contribuer également à atténuer les risques liés à la prise de décision par un juge unique. Nous ne devons pas non plus sous-estimer l’importance des réunions et des discussions informelles entre juges. Les centres d’audience plus importants et les centres qui disposent de bibliothèques et d’autres espaces communs peuvent contribuer à favoriser ce type d’interaction, tout comme peut le faire une culture de la pause déjeuner.
Toutes ces mesures exigent une réflexion approfondie. Mais si l’on tient compte de l’importance des enjeux impliqués dans la détermination du statut de réfugié, de la variabilité manifeste des résultats ainsi que de la complexité et du poids discrétionnaire que le droit des réfugiés fait souvent peser sur les juges, le travail au sein d’un système collégial peut contribuer à sauvegarder la justice et, en fin de compte, à sauver des vies.
Jessica Hambly Jessica.Hambly@anu.edu.au
Lauréate d’une bourse postdoctorale en droit, Université nationale australienne https://law.anu.edu.au/people/jessica-hambly
Nick Gill n.m.gill@exeter.ac.uk
Professeur de géographie humaine, Université d’Exeter https://geography.exeter.ac.uk/staff/index.php?web_id=Nick_Gill
Lorenzo Vianelli lorenzo.vianelli@uni.lu
Chercheur postdoctoral, Université du Luxembourg https://wwwen.uni.lu/research/fhse/dgeo/people/lorenzo_vianelli
[1] Organisé par l’Université d’Exeter (Chercheur principal, Professeur Nick Gill), financé par le Programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 du Conseil européen de la recherche, sous la convention de subvention No. StG-2015_677917. Le travail de terrain a été mené en France, en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni, en Belgique, en Autriche et en Grèce. https://asyfair.com/
[2] Voir par exemple : Rehaag S (2012) ‘Judicial review of refugee determinations: The luck of the draw’, Queen’s Law Journal, 38, 1; Ramji-Nogales J, Schoenholtz A I and Schrag P G (2007) ‘Refugee roulette: Disparities in asylum adjudication’, Stanford. Law Review, 60, 295.
[3] ‘Grèce : Appeal rules amended after rebuttal of Turkey’s safety’, Asylum Information Database, 16 juin 2016 www.asylumineurope.org/news/02-03-2017/greece-appeal-rules-amended-after-rebuttal-turkeys-safety bit.ly/AIDA-Greece-160616
[4] Conseil grec pour les réfugiés « Procédure normale : Grèce » www.asylumineurope.org/reports/country/greece/asylum-procedure/procedures/regular-procedure bit.ly/Greece-RegularProcedure
[5] Le décret de loi no. 13/2017 converti en loi no. 46/2017 spécifie toutefois une liste de cas pour lesquels les audiences en personne sont obligatoires.