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Au cours des dernières décennies, la protection des réfugiés et la protection des apatrides ont été largement considérées indépendamment l’une de l’autre. Cela s’est traduit par l’élaboration d’instruments juridiques distincts, à savoir : la Convention de 1951 sur les réfugiés et la Convention de 1954 sur l’apatridie[1].  S’il est vrai qu’être réfugié et être apatride sont des phénomènes distincts, pour un nombre estimé à 1,5 million de « réfugiés apatrides » dans le monde, ils se recoupent. En effet, la Convention de 1951 reconnaît explicitement qu’un réfugié peut être simultanément un apatride. Toutefois, à l’heure actuelle les structures d’identification et la reconnaissance des réfugiés apatrides dans le cadre des procédures de détermination du statut de réfugié (DSR) sont limitées, malgré la probabilité que ces personnes soient confrontées à une vulnérabilité et à des obstacles accrus en raison de leur statut juridique unique.

L’Article I de la Convention de 1951 stipule qu’un réfugié doit se trouver hors du pays dont il a la nationalité. Il ajoute cependant que dans le cas d’un apatride, le réfugié doit se trouver hors du pays dans lequel il a sa « résidence habituelle ». Il est donc clair qu’en vertu du droit international, un apatride peut également être un réfugié, si les autres conditions appartenant à la définition de réfugié s’appliquent[2]. La Convention de 1951 ne prévoit toutefois aucune spécificité concernant l’identification ou la reconnaissance des réfugiés apatrides.

Un certain nombre de pays ont développé des procédures de détermination de l’apatridie (PDA) qui fonctionnent parallèlement aux procédures de DSR et, dans une large mesure, indépendamment de celles-ci. De nombreux autres pays ne disposent d’aucun mécanisme de ce type et n’ont pas non plus de statut correspondant pour les apatrides dans leur cadre juridique national. Le régime de protection des réfugiés offre généralement un niveau de protection plus élevé que le cadre relatif à l’apatridie (le premier protégeant notamment les réfugiés contre le refoulement). Dans la pratique, de nombreux réfugiés apatrides demandent donc à être reconnus comme réfugiés et considèrent la protection en tant qu’apatride comme une solution moins favorable. Dans de tels cas, leur apatridie et les vulnérabilités qui y sont associées peuvent ne pas être reconnues.

Outre la responsabilité de la protection des réfugiés, le HCR détient un mandat mondial concernant l’apatridie, qui inclut la responsabilité de l’identification des apatrides. Dans les situations où le HCR procède à la détermination du statut de réfugié, il pourrait donc y avoir des possibilités non exploitées pour le HCR de s’engager dans une identification plus active de l’apatridie parmi la population de réfugiés qu’il est en train d’enregistrer.

Enregistrer l’apatridie des réfugiés

Reconnaître l’apatridie des réfugiés concernés au moment de la DSR pourrait offrir une plus grande protection à ces personnes. Il est toutefois nécessaire de pouvoir lever les réserves concernant la création d’un statut de protection différencié, de même que certaines questions pratiques d’ordre opérationnel. La principale réserve porte sur la crainte d’entraîner un traitement différencié des réfugiés et, au pire, de perpétuer la discrimination à l’intérieur du pays d’asile à l’encontre des apatrides, une crainte qu’expriment le personnel d’enregistrement du HCR et les organisations partenaires travaillant avec les Kurdes apatrides de Syrie installés dans la région du Kurdistan irakien (RKI)[3]. En Irak, où le HCR est responsable de la DSR, il n’y a pas de PDA, pourtant il y a des réfugiés apatrides[4] dans le pays. Le fait d’enregistrer ces réfugiés différemment des autres réfugiés syriens pourrait, selon le personnel chargé de l’enregistrement, en faire des « réfugiés de seconde classe ».

Une autre préoccupation est que l’enregistrement de l’apatridie des réfugiés pourrait entraîner des incompatibilités statistiques dans les chiffres de l’agence au sujet des personnes relevant de la compétence du HCR. En effet, le HCR s’efforce d’éviter le double recensement des individus (une fois en tant que réfugié et une autre fois en tant qu’apatride)[5].  Cependant, on ne comprend pas très bien pourquoi, si à des fins statistiques les réfugiés apatrides doivent être inclus uniquement dans la catégorie de réfugié, leur apatridie ne pourrait pas également être enregistrée en interne, ce qui permettrait au personnel du HCR de se rendre compte de l’ampleur et de la dynamique de l’apatridie au sein de la population réfugiée. Cela permettrait d’éliminer les statistiques trompeuses causées par le double recensement, tout en permettant à l’agence de déterminer quel pourcentage d’une population de réfugiés donnée est touché par l’apatridie.

Enfin, le personnel chargé de la DSR au sein du HCR signale que le système actuel de base de données proGres ne facilite pas la saisie d’un statut d’apatridie lors de l’enregistrement des réfugiés. Nombreux sont ceux qui ne savent pas s’ils doivent enregistrer l’apatridie dans le cadre de la procédure de DSR et, le cas échéant, comment le faire d’un point de vue technique. Il est donc nécessaire de procéder à un examen technique du système et/ou de dispenser une formation de renforcement les capacités.

La résistance institutionnelle à la reconnaissance de l’apatridie dans le cadre de la DSR semble donc se fonder sur un mélange de limitations opérationnelles et de préoccupations subjectives en matière de protection. Il est certain que ces préoccupations doivent être prises en compte afin de garantir un mécanisme opérationnel approprié qui n’expose pas les réfugiés apatrides à la stigmatisation ou à des discriminations. Toutefois, une approche bien conçue d’un point de vue technique présenterait des avantages importants pour la protection des réfugiés[6]

Opportunités manquées

Les vulnérabilités auxquelles les réfugiés sont confrontés sont souvent identifiées lors de la DSR. Très peu de réfugiés continuent à avoir des contacts soutenus avec les acteurs de la protection après la DSR, et dans la majorité des cas, ils ne se présentent plus qu’à de brefs rendez-vous pour renouveler leurs documents et recevoir des distributions d’aide. L’enregistrement des besoins spéciaux et des vulnérabilités, tel que requis par les normes de procédure du HCR[7], peut faciliter l’orientation vers des services et une assistance spécifique. L’apatridie pourrait constituer une autre de ces vulnérabilités et l’enregistrement de ce statut sur le formulaire de demande de DSR pourrait, de la même manière, déclencher l’orientation vers des services ciblés. Bien souvent, par exemple, des services professionnels et éducatifs spécifiques peuvent aplanir les obstacles auxquels les réfugiés apatrides se trouvent confrontés pour obtenir des qualifications formelles leur permettant de justifier de compétences acquises dans leur pays d’origine.

Shivan Ali, un avocat travaillant en étroite collaboration avec les Kurdes apatrides de Syrie qui ont demandé l’asile dans la RKI, considère comme « positif que les autorités ne fassent pas de distinction entre les citoyens et les apatrides parmi les réfugiés. Tous sont considérés de la même manière, avec des droits équivalents ». Cependant, son travail a révélé que les réfugiés apatrides connaissent néanmoins des vulnérabilités sous-jacentes et qu’ils peuvent être confrontés à des défis particuliers. Il se peut, par exemple, qu’ils prennent des risques pour retourner en Syrie afin d’essayer d’obtenir des documents ou de récupérer des biens qui souvent ne sont pas enregistrés à leur nom. Beaucoup de ceux qui ont quitté la RKI par la suite ont également couru des risques importants en transit et ont vu leur statut mal compris dans le contexte de l’asile européen. Il est important de reconnaître l’apatridie à un stade précoce afin d’anticiper les problèmes qui pourraient survenir plus tard, y compris lors de retours et de déplacements ultérieurs. Une plus grande visibilité de l’apatridie au sein d’une communauté de réfugiés peut également aider les acteurs humanitaires à identifier les questions de plaidoyer. Par exemple, les enfants nés en Irak de Kurdes apatrides qui ont fui la Syrie après un soulèvement en 2004 sont eux-mêmes devenus apatrides. Si l’apatridie des enfants et de leurs parents était plus visible dans les banques de données, il serait plus facile de plaider en faveur d’une solution puisque la loi irakienne autorise la naturalisation après une période de dix ans de résidence légale.

Les implications politiques de l’absence d’enregistrement des cas d’apatridie parmi les populations de réfugiés peuvent être considérables. Si le HCR disposait de données internes sur l’apatridie, il serait mieux placé pour soutenir et défendre les réfugiés apatrides, où qu’ils se trouvent. Des individus, tels que des avocats qui travaillent en étroite collaboration avec la communauté des réfugiés, identifient actuellement les cas d’apatridie. L’intégration institutionnelle de ces bonnes pratiques alliées à une garantie de non-discrimination sur la base du statut de nationalité (et de l’apatridie) servirait les intérêts supérieurs des réfugiés et des organisations qui sont mandatées pour les protéger. Il est donc temps que des solutions politiques sérieuses soient mises en œuvre afin d’établir une procédure opérationnelle efficace pour la reconnaissance de l’apatridie au cours de la procédure de DSR.

 

Thomas McGee t.mcgee@unimelb.edu.au
Chercheur doctorant, au sein du Peter McMullin Centre on Statelessness, Faculté de droit de Melbourne law.unimelb.edu.au/centres/statelessness

Thomas McGee a précédemment travaillé pour le HCR, il a assuré des fonctions de protection et effectué du travail de terrain en Irak. Cet article est écrit à titre personnel et ne reflète pas nécessairement les vues du HCR.

 

[1] Foster M et Lambert H (2019) International Refugee Law and the Protection of Stateless Persons, Oxford University Press

[2] HCR (2014) Manuel sur la protection des apatrides
www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=59a66b944

[3] McGee T (2016) « Statelessness Displaced: Update on Syria’s Stateless Kurds », Statelessness Working Paper Series, No 2 https://files.institutesi.org/WP2016_02.pdf 

[4] European Network on Statelessness et Institute on Statelessness and Inclusion (2019) Statelessness in Iraq: Country Position Paper https://statelessjourneys.org/wp-content/uploads/StatelessJourneys-Iraq-final.pdf
bit.ly/ENS-Iraq-2019

[5] Même si en 2017, le HCR a décidé « à titre exceptionnel » de comptabiliser les réfugiés et les déplacés internes rohingyas dans le décompte des apatrides et des déplacés, la même chose n’est pas vraie pour les autres réfugiés apatrides. Voir, HCR (2018) Global Trends: Forced Displacement in 2017, https://www.unhcr.org/5b27be547.pdf pp 51–2

[6] Tucker J (2020, à paraître) ‘The Statelessness of Refugees’ dans Kingston L et Bloom T (Eds) Statelessness and Governance, Manchester University Press

[7] HCR (2020) Normes relatives aux procédures de DSR relevant du mandat du HCR www.unhcr.org/fr/publications/legal/4ad2f813c/normes-relatives-procedures-determination-statut-refugie-relevant-mandat.html

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